XXIV LA MASURE DU CHAMP-MARIE

La nuit où Jean Nib partit pour l’expédition dirigée contre la villa du marquis de Perles, Rose-de-Corail fut chargée de la surveillance du baron.


Rose-de-Corail, lorsque Jean Nib lui avait annoncé qu’il renonçait aux cent mille francs promis par Charlot, n’avait pas fait d’objection. Lorsqu’elle avait su qu’il ne fallait pas toucher aux vingt-cinq mille qu’elle gardait sur elle, Rose-de-Corail n’avait élevé aucune réclamation. Si Jean Nib lui avait dit de jeter au feu ces vingt-cinq billets bleus, elle eût obéi sans hésitation. Elle ne comprenait pas très bien pourquoi Jean Nib, misérable, mal vêtu, mangeant à peine à sa faim, ne voulait pas toucher à cette fortune; peut-être, d’ailleurs, ne le comprenait-il pas lui-même. Mais Rose-de-Corail ne cherchait pas à comprendre; elle obéissait, voilà tout. Jean Nib était son dieu. Elle mettait toute la force et toute l’ingéniosité de son esprit à veiller sur lui, car Jean Nib était d’une imprudence exorbitante. Simplement, elle souffrait quand il n’était pas près d’elle.


En la quittant pour aller au rendez-vous nocturne de La Veuve, Jean Nib se contenta de lui dire que, sans doute, il rentrerait avec de l’argent. Il assura qu’il serait de retour vers six heures du matin.


Demeurée seule, Rose-de-Corail s’installa près d’une chandelle, à raccommoder ses nippes; elle avait le souci de la propreté, et, si mal vêtue qu’elle fût, paraissait toujours accorte. De temps à autre, elle levait les yeux vers la porte du fond de la pièce. Elle était solidement fermée. Derrière cette porte, Rose-de-Corail entendait un pas lourd, lent et monotone: c’était le baron Hubert d’Anguerrand qui allait et venait. Il n’était pas difficile à surveiller. Depuis qu’on l’avait amené là, il n’avait pas fait une tentative pour reconquérir sa liberté…


– Drôle de type! songeait Rose-de-Corail. C’est un richard, un de la haute. Qui sait si Jean Nib ne veut pas le faire casquer? Charlot donnait cent mille francs pour dégringoler le pante… le pante en donnera peut-être le double… le triple… pour être relâché… Mais si jamais il tombe dans les griffes de La Veuve!…


Le bruit des pas s’arrêta tout à coup: Hubert d’Anguerrand venait de se jeter sur le petit lit qui avait été aménagé pour lui.


– Le voilà qui va dormir, continua Rose-de-Corail. Il a tout de même de l’estomac!… Quelle heure qu’il peut être?…


La nuit était profonde, le silence, aux environs, était absolu. La triste chambre où Rose-de-Corail travaillait était obscurément éclairée par une chandelle qui se mourait.


Soudain la chandelle s’éteignit; la chambre demeura plongée dans les ténèbres. Rose-de-Corail ne bougea pas.


– La camoufle est morte, songea-t-elle. Et je n’en ai pas d’autre. Bah!… il doit être au moins cinq heures. Dans une heure ou deux au plus, Jean Nib sera ici… Que fait-il, maintenant?


Brusquement, elle eut un tressaillement et se leva toute droite.


Une sorte de lumière blafarde avait peu à peu pénétré dans la chambre à travers les contrevents mal joints. Rose-de-Corail courut à la fenêtre, l’ouvrit et vit alors qu’il faisait grand jour.


– Ah! ça, gronda-t-elle, il est au moins huit heures…


À midi, Jean Nib n’était pas rentré.


Rose-de-Corail fit une toilette sommaire, c’est-à-dire qu’elle ramena d’un tour de main les splendides torsades de sa chevelure, revêtit la jupe qu’elle avait raccommodée dans la nuit, jeta un fichu sur ses épaules et sortit en grondant:


– S’il lui est arrivé malheur… malheur à ceux qui en sont cause!


Elle portait à la main un petit sac en soie noire rattaché à son poignet par les rubans; dans le sac, il y avait son mouchoir, et, sous le mouchoir, un poignard. Une demi-heure plus tard, elle était chez La Veuve.


La Veuve n’était pas chez elle!


Patiente et forte dans le malheur qu’elle pressentait, Rose-de-Corail se mit en faction dans la rue Letort.


– C’est La Veuve qui a poussé Jean Nib, songeait-elle. Il faudra qu’elle me dise où il est, sinon…


Elle tâtait son poignard à travers la soie du sac. Par moment, elle grelottait, et parfois d’ardentes bouffées de chaleur montaient à son front. Le soir arriva sans qu’elle eût songé à prendre la moindre nourriture. La Veuve n’avait pas reparu.


Quand elle vit qu’il faisait nuit, Rose-de-Corail fut tout à coup frappée par cette idée que Jean Nib, retenu par un incident quelconque, avait dû arriver à la masure du Champ-Marie quelques instants après son départ, et que maintenant il la cherchait…


– Étais-je folle! songea-t-elle. Il est là. C’est sûr… Il m’attend!


Elle entra dans la chambre en disant d’une voix étranglée:


– Jean! tu es là, n’est-ce pas?…


Elle toucha le lit, s’imaginant qu’il avait dû s’endormir, après les fatigues de l’expédition. Le lit était vide… Rose-de-Corail eut un soupir terrible; elle sentit le désespoir l’envahir, et ses yeux se remplirent de larmes brûlantes. Mais elle se raidit contre cette faiblesse…


– Je le trouverai!… Il faut que je le trouve, gronda-t-elle tandis qu’un tremblement convulsif l’agitait.


L’instant d’après, elle était dehors. Quant à son prisonnier, quant à Hubert d’Anguerrand, elle l’avait complètement oublié. Dehors, dans la nuit, dans ce désert sinistre des fortifs, Rose-de-Corail se mit à marcher en murmurant:


– Où aller? Où le chercher?… Oh! aux Croque-Morts!…


Elle se prit à bondir la barrière, qu’elle franchit, et s’élança vers le sinistre cabaret, sans s’apercevoir que deux ou trois ombres la suivaient pas à pas.


Au moment où elle allait pousser la porte des Croque-Morts, Rose-de-Corail se sentit tout à coup violemment empoignée par derrière, un bâillon lui noua les lèvres avant qu’elle eût pu proférer un cri; en même temps ses mains se trouvèrent attachées.


– C’est bon, dit une voix, conduisez-la où vous savez, les aminches. Dans deux heures, je serai là et le reste me regarde.


– Biribi!… rugit Rose-de-Corail au fond d’elle-même.


Rose-de-Corail se sentit entraînée vers la nuit; les gens qui la poussaient et la traînaient, au nombre de quatre, marchèrent longtemps dans la direction de Saint-Denis. Lorsqu’ils s’arrêtèrent enfin, Rose-de-Corail, épuisée, regarda autour d’elle.


– On est arrivé; tu peux te reposer, lui dit l’un des escarpes.


Arrivée! Où cela? Autour d’elle, il n’y avait qu’une vaste plaine; au loin, elle entrevoyait confusément des lumières.


– Assieds-toi, qu’on te dit! reprit rudement la même voix.


En même temps, l’homme appuya violemment sur les épaules de Rose-de-Corail qui tomba à la renverse; les escarpes s’assirent autour d’elle, simple manœuvre pour ne pas être vus de loin, et ils gardèrent le silence. Rose-de-Corail s’aperçut alors qu’elle était assise sur une sorte de talus; à dix pas d’elle, se déroulait un large ruban d’eau paisible et sinistre. Alors, elle sentit un long frisson d’épouvante la secouer:


– Le canal! murmura-t-elle.


Alors, elle comprit, ou crut comprendre la vérité: Jean Nib avait réussi le coup de Neuilly; La Veuve et Biribi l’avaient assassiné pour ne pas partager; et comme on redoutait sa dénonciation, à son tour on allait la tuer!…


Rose-de-Corail songea.


– Dans deux heures, je serai là! a dit Biribi. Il me reste donc deux heures pour trouver un moyen de venger Jean Nib avant de mourir!…


* * * * *


Biribi s’était élancé vers Paris où il était rentré, et avait rapidement gagné le taudis de La Veuve.


– Ça y est, dit-il en entrant, Rose-de-Corail ne jaspinera pas.


– Elle est morte? demanda froidement La Veuve.


– Pas encore, ricana le monstrueux bandit. Je me charge de la petite opération. Mais avant de lui faire boire le dernier bouillon, j’ai deux mots à lui dire… un vieux compte à régler.


– Des bêtises! fit La Veuve en tressaillant. Il fallait la noyer tout de suite. Avec une fille comme Rose-de-Corail, on ne sait jamais ce qui peut arriver.


– Bah! les aminches sont des costauds.


– Pour le moment, il s’agit d’en finir avec Rose-de-Corail: va donc, et, lorsque tu me rejoindras, tâche que ce soit réglé…


– On y va, La Veuve! dit le sacripant.


– Tâche d’arriver à l’heure au Champ-Marie! reprit LaVeuve d’un ton menaçant.


Biribi s’élança au dehors. Alors, La Veuve eut un sourire effrayant de satisfaction et murmura:


– Je n’ai plus qu’à attendre la visite de M. le baron Gérard d’Anguerrand, et à le conduire auprès de son noble père… L’entrevue sera touchante… Dire que je vais voir cela, moi!… Hubert d’Anguerrand aux prises avec Charlot!…


Elle s’assit près de sa table et demeura immobile, en proie à une sombre rêverie.


Des heures passèrent.


Un bruit de pas étouffés, dans l’escalier, la fit enfin tressaillir. Elle écouta. Les pas s’arrêtaient devant sa porte. Elle ouvrit et vit Adeline… Sapho… qui entra.


– M. le baron? demanda La Veuve d’un ton rude et soupçonneux.


– Il vous attend dans la rue, dit Adeline d’une voix rauque. Hâtons-nous!… Et la fille?


– Bon. Je vais vous conduire. La mignonne n’a pas bougé. On dirait qu’elle vous attend. Venez.


Il n’y eut pas d’autre explication entre elles.


La Veuve prit sa lampe. Elle comprenait très bien: Gérard s’occupait du père, Adeline de la fille. Lorsqu’elles furent arrivées devant la porte du galetas, La Veuve se tourna brusquement vers Adeline.


– Ah! çà, gronda-t-elle, vous savez ce qui est convenu entre nous? Vous raconterez à la petite fille ce que vous voudrez, ça ne me regarde pas. Mais je veux qu’elle reste ici. Je l’aime, moi, cette enfant!


– Et si je l’emmenais?


– Alors, je reprends ma liberté, madame la baronne. Nous sommes alliées. Jouons franc jeu. Je vous préviens que, si vous m’enlevez la petite, demain matin Gérard saura qu’elle est vivante.


– Je vous l’achète, dit Sapho d’un ton de voix intraduisible.


– Elle n’est pas à vendre. Vous m’offririez un million que je refuserais. Je n’ai pas besoin d’argent, madame, j’ai besoin de vengeance…


– Vengez-vous sur Hubert, haleta Sapho – et laissez-moi Lise…


La Veuve ramassa sa lampe qu’elle avait déposée sur le parquet du palier.


– Nous ne nous entendons pas, dit-elle froidement. Adieu, madame…


Elle fit un mouvement de retraite. Adeline eut un rauque soupir. Son visage livide se plaqua de taches de cire. Ses mains fines, cachées dans son manchon, tourmentèrent la crosse du petit revolver sur lequel elles se crispaient.


Sans doute La Veuve comprit le geste d’Adeline! Sans doute elle lut dans ses yeux la volonté de meurtre qui y flamboyait. Tranquillement, elle sortit de sa poche un large couteau tout ouvert, et sans émotion apparente, elle gronda:


– Mon amant Louis de Damart a été tué par Hubert d’Anguerrand. Il serait beau, sans doute, que je sois tuée, moi, par la fille de Louis de Damart! Mais cela n’entre pas dans mes idées; il n’est pas temps que je meure! Croyez-moi, madame, laissez tranquille le joujou, quel qu’il soit. À ce jeu-là, voyez-vous, je suis la plus forte… Soyez raisonnable. Vous me dites de me venger sur Hubert. Vous ne comprenez donc pas que sa mort me suffit, puisque je suis venue trouver Gérard d’Anguerrand? Quant à Lise, c’est autre chose, madame. Je la garde. Je veux qu’elle meure selon mon idée, et non selon la vôtre.


– Ouvrez-moi cette porte, dit Sapho en grinçant des dents. Je ferai comme vous le désirez: Lise restera ici…


– À la bonne heure! grogna La Veuve.


Et, parfaitement sûre qu’Adeline lui obéirait jusqu’au bout, elle ouvrit la porte en disant:


– Dans une heure, vous me rejoignez au Champ-Marie, n’est-ce pas?… Si je ne vous voyais pas arriver, je commencerais par dire à Gérard que Lise est vivante… ensuite, on verrait!


– Dans une heure je serai là-bas, dit Adeline d’une voix ferme.


Et elle entra!…


La Veuve descendit. Dans la rue, sur le trottoir d’en face, une ombre immobile guettait. La Veuve alla droit à l’homme qu’elle entrevoyait, et, malgré son déguisement, reconnut aussitôt Gérard d’Anguerrand. Il portait une cotte d’ouvrier; ses moustaches étaient rabattues sur le coin des lèvres; un foulard était noué à son cou; une casquette couvrait sa tête: pour un policier, Charlot-Lilliers-Gérard était méconnaissable; mais pour La Veuve, il n’y avait pas d’erreur possible.


– Marchez devant, fit Gérard dont le cœur battait à grands coups, je vous suis…


La Veuve se mit à marcher rapidement. À vingt pas derrière elle, Gérard rasait les murs.


Lorsqu’ils furent près de la maison du Champ-Marie, La Veuve s’arrêta.


– C’est là? demanda Gérard, la voix rauque, haletante, presque incompréhensible.


– C’est là, répondit La Veuve, glaciale.


Gérard secoua la tête. Son œil flamboya. Ses mâchoires se serrèrent l’une contre l’autre avec la force d’une crise d’épilepsie. En quelques instants, il fit ce qu’on pouvait appeler le branle-bas de combat; il se dépouilla de sa cotte et apparut vêtu d’un veston qui le serrait à la taille; il jeta son foulard, sa casquette, redressa sa moustache, et d’un geste rapide, s’assura que son couteau était en place, à portée de sa main…


– Il faut bien que mon père me reconnaisse! grogna-t-il.


– Un instant! dit La Veuve. Vous gâteriez tout par trop de précipitation. Je vais entrer la première.


– Soit!… Hâtez-vous! gronda Gérard.


– Je laisserai la porte ouverte. J’en ai pour vingt minutes. Quand il sera temps, je sifflerai… vous entendez?… Ne venez pas avant mon coup de sifflet… ou je ne réponds de rien…


– J’attendrai… mais faites vite! dit Gérard avec un tel rugissement que La Veuve en eut un sourire d’extase mortelle, et murmura:


– Cette fois, mon Hubert, nous allons en voir de drôles!… Mais avant de te montrer ton cher fils, n’est-il pas juste que tu revoies une dernière fois celle que tu as tant aimée? Ô ma mère, ajouta-t-elle, avec un accent de haine flamboyante, dormez tranquille! Ô mes enfants, c’est ce soir que nous prenons notre revanche, ô mon petit Louis! ô ma petite Suzette adorée!…


Elle eut une sorte de sanglot, fit à Gérard un signe d’autorité, et pénétra dans la maison.


C’était vrai: elle voulait voir Hubert avant de le livrer à Gérard… mais, comme elle entrait, une idée, brusquement, la fit dévier pour un instant. Une idée, une petite idée… un instant fugitif… une toute petite pierre sur sa route, peut-être, mais La Veuve, méthodique, implacable, raisonneuse, voulait avoir toutes les chances pour elle.


Voici donc l’idée qui, au moment où elle allait se diriger sur la pièce habitée par Hubert, la fit dévier:


– Et l’autre, là-haut?… La bouquetière… Il ne faut pas qu’elle entende… qu’elle sache!… Tant pis pour elle… et pour Biribi!…


Et La Veuve, rapidement, monta au premier étage de la masure… à ce premier étage où Marie Charmant se trouvait enfermée…


Gérard, dehors, attendait, ramassé sur lui-même, haletant, tantôt préparant les suprêmes paroles qu’il voulait dire à son père, tantôt prenant la résolution de le frapper tout de suite, sans un mot…


Combien de temps attendit-il?… Dix minutes peut-être… Tout à coup, il tressaillit, et saisit son couteau: un coup de sifflet strident déchirait le silence… le signal de La Veuve!…


Gérard se rua sur la maison…

Загрузка...