XXVI LA VOITURE CELLULAIRE

Jean Nib, après sa première nuit, passée au Dépôt, pendant laquelle il ne dormit pas une minute, se retrouva, les nerfs exaspérés, avec un violent besoin de dépenser le trop-plein de vigueur qui faisait craquer ses muscles.


Vers onze heures, la porte de sa prison s’ouvrit; quatre gardiens parurent.


– En route! fit l’un d’eux…


L’instant d’après, Jean Nib se trouva encadré entre quatre hommes.


Derrière une table, un homme, de physionomie indifférente, attendait: c’était le juge d’instruction.


– Comment vous appelez-vous? demanda le juge, tandis que le greffier s’apprêtait à écrire les réponses.


– Je ne sais pas, répondit simplement Jean Nib?


– Je vois que vous ne voulez pas répondre. Vous avez tort. J’aurais rondement mené votre affaire. Tant pis pour vous. Je vais vous laisser une huitaine de réflexion… Gardes, emmenez!…


Jean Nib fut reconduit dans sa cellule.


Cependant, à mesure que le temps s’écoulait, le prisonnier sentait croître en lui une sorte de rage qui, fatalement, devait aboutir à une sorte de fureur ou de désespoir après laquelle il se trouverait sans forces.


Jean Nib se contentait d’arpenter sa cellule de son pas de fauve encagé. Il se mordait les poings.


La journée s’écoula ainsi, dans cette affreuse lenteur où les secondes sont des minutes et les minutes des heures. Sur le soir, Jean Nib fut extrait de sa cellule.


Après les interminables formalités de la levée d’écrou, Jean Nib monta dans une voiture, sorte de long caisson divisé en petites niches à droite et à gauche, séparées par un couloir allant de l’avant à l’arrière de la voiture. Ces niches sont des cellules. Une voiture cellulaire, c’est un raccourci du Dépôt. Elle en a l’apparence et les formes réduites à des proportions de prison roulante. Chacune des niches est occupée par un homme qui demeure assis sur une étroite banquette, les genoux serrés, le corps tassé, le dos voûté. Dans le couloir prend place un gardien ou un gendarme. Jean Nib fut enfermé dans une de ces niches. Autour de lui, il entendait des chants ignobles, des rires pareils à des grincements de démons, mais une parole violente du gardien imposa le silence aux prisonniers que le panier à salade transportait à la Santé. Il s’assit sur la banquette: il était là comme emmuré dans du bois; à droite et à gauche, devant et derrière, il touchait les parois; ses jambes rentraient sous ses genoux; sa tête, s’il essayait de se soulever, touchait au plafond. Cette boîte était un cercueil. Jean Nib eut la sensation d’étrange angoisse qu’il allait y mourir étouffé. Cependant, lorsque la voiture cellulaire se fut mise en route, il se calma un peu. Ces heurts, ces cahots, c’était la vie… Le panier roulait, tanguait dans un bruit de ferraille… Par les lames du trou percé au-dessus de sa tête et qui laissait pénétrer un peu d’air, aucune lumière n’entrait. Jean Nib comprit que, dehors, il faisait nuit comme dedans. Lorsque la voiture s’arrêtait devant quelque embarras de rue, il percevait les rumeurs de Paris, et il grondait:


– Dire que je ne suis séparé de la liberté que par quelques planches!… Dire que dans quelques minutes je vais être à la Santé! Puis la condamnation! C’est-à-dire la séparation pour toujours peut-être! Ou, si ce n’est pas pour toujours, je reviendrai – si je reviens! – cassé, usé, vieilli… Que va faire Rose-de-Corail?…


Cette pensée qu’il n’était séparé de la liberté que par quelques planches, peu à peu prenait possession de son esprit tout entier, éliminait violemment toute autre pensée. Dans un mouvement de rage, Jean Nib essaya de se redresser. Sa tête heurta le plafond.


Et alors, dans une brusque saute des sensation, il crut de nouveau qu’il allait étouffer… Il se mit à haleter, ses nerfs se tendirent, ses muscles craquèrent… Tout à coup, sans savoir pourquoi ni comment, il se trouva les deux pieds sur la banquette, les épaules arc-boutées sur la paroi supérieure…


– J’étouffe! râla-t-il. Je vais crever là! Je ne verrai plus Rose-de-Corail!…


Il n’étouffait pas. Sans s’en rendre compte, il exerçait une formidable poussée sur la paroi!… Les veines de son front s’enflaient, ses muscles saillants se tordaient dans l’effort surhumain qu’il tentait… la paroi craqua!… À ce craquement qu’il entendit tout à coup, à ce faible bruit qui retentit en lui comme un coup de tonnerre, Jean Nib eut un tressaut suprême de sa pensée…


Dans la même position de monstrueuse cariatide, lentement, il leva la tête et vit… Il vit!… Oh! il vit dans un rêve de délire que la paroi s’était fendue!…


La voiture cellulaire continuait à rouler et à tanguer dans son bruit de ferraille. Jean Nib eut un soupir qui ressemblait à un effroyable juron. Il se ramassa. Tout ce qu’il y avait de force dans sa volonté, de puissance dans ses muscles fut aspiré aux épaules… Et les épaules de la cariatide se mirent à exercer une pression lente, sans arrêt, une pression implacable de machine… La paroi se disjoignait, se disloquait… s’ouvrait!… Jean Nib, haletant, les lèvres sanglantes, le souffle rauque et précipité, les yeux convulsés, Jean Nib, appuyé des genoux et des coudes, poussait de ses épaules, d’une poussée irrésistible… Brusquement, la paroi éclata!…


Comment Jean Nib, déchiré, couvert d’ecchymoses, pantelant, effrayant à voir en cet instant, se trouva-t-il sur le toit de la voiture? Comment put-il passer à travers la déchirure? Jamais il ne le sut… Il était en lambeaux, il était couvert d’éraflures sanguinolentes, il était étendu sur le toit, se cramponnant des mains, la face tournée vers le ciel, la poitrine soulevée par les halètements furieux de sa respiration, le front inondé de sueur et de sang, et, dans les yeux, une telle expression de joie, d’étonnement, de défi suprême, que nul n’eût osé l’approcher…


* * * * *


Jean Nib traversa Paris suivant un itinéraire spécial. Ces grands fauves de la forêt parisienne ont de ces marches obliques. Ils vont de fourré en fourré. Ils évitent le frôlement des autres hommes, et, procédant par bonds successifs, s’avançant dans les taillis qui sont leur domaine…


Jean Nib gagna les abords de la Bastille, puis la Roquette, puis le Père-Lachaise, puis la Villette; c’est-à-dire qu’il tourna autour de Paris, par les quartiers qui, la nuit, il était assuré, à un signal, à un coup de sifflet, de se faire reconnaître de ces ombres inconnues qui se glissent, et, au besoin, de trouver un refuge. Il marchait, d’ailleurs, sans prendre d’autre précaution. Il respirait par vastes et larges aspirations; il ne songeait pas à essuyer le sang qui lui coulait un peu partout, aux mains, aux bras, au visage…


Parfois, il riait, et il était alors d’apparence formidable.


À la Villette, il entra chez un marchand de friperies qu’il connaissait de longue date. À crédit, et sur parole, le marchand lui fournit un costume complet destiné à remplacer ses vêtements en loques.


– Tu t’es donc battu? lui dit-il.


– Non, répondit simplement Jean Nib. Je me suis écorché en sortant du panier à salade.


Le fripier demeura étonné, mais il ne fit pas d’autre question. Seulement, comme il connaissait les besoins de ses clients, il étala un assortiment de couteaux. Jean Nib en choisit un et s’en alla.


Une heure plus tard, il arrivait au Champ-Marie.


On était à peu près à l’heure où La Veuve attendait chez elle l’arrivée de Gérard d’Anguerrand et Adeline.


– Rose-de-Corail! appela Jean Nib en entrant.


Rose-de-Corail n’était pas là!… Il sentit une sueur froide perler à son front et sortit. Dehors, il s’arrêta, reniflant dans le vent. Il tremblait. Il n’y avait pas de catastrophe comparable à celle qui l’atteignait.


– Voyons, gronda-t-il, en claquant des dents, pas la peine de me tourmenter le ciboulot. Il a dû y avoir un grabuge quelconque. Elle est partie pour m’attendre quelque part. Mais où?… Chez Zidore, parbleu!…


Zidore (ou Isidore), c’était le patron du cabaret des Croque-Morts. Jean Nib se prit à courir comme avait couru Rose-de-Corail. Lorsqu’il arriva aux Croque-Morts, il s’arrêta un instant devant la porte pour comprimer les battements qui soulevaient sa poitrine.


Il ouvrit. Du premier coup d’œil, il vit que Rose-de-Corail n’était pas là!… Il devint livide et entra paisiblement, cherchant un coin pour s’asseoir: il se tenait à peine debout…


À son entrée, les chants, les rires, les cris avaient brusquement cessé.


On le regardait… les uns avec étonnement, les autres avec une sourde terreur.


– Pourquoi cet étonnement? songea Jean Nib.


À ce moment, ses yeux se portèrent sur le patron du cabaret, et il vit que Zidore pâlissait, qu’il cherchait à détourner le regard…


Jean Nib sentait une colère furieuse envahir son cerveau.


Il marcha droit sur Zidore.


– Pourquoi trembles-tu? gronda-t-il. Pourquoi ont-ils peurs de moi?


Il planta son regard dans les yeux d’Isidore comme il lui eût planté un couteau dans la poitrine.


– On n’a pas peur de toi, balbutia le patron du cabaret; on est étonné de te voir, voilà tout.


– Tu savais donc que j’étais arrêté? Par qui?


– C’est-à-dire… voyons, écoute-moi…


– Par qui? rugit Jean Nib? Par Biribi, hein?


Son bras, dans le même instant, se leva, sa main s’abattit sur Isidore… Il l’agrippa, l’attira, le traîna hors du cabaret, par la porte du fond, dans le terrain vague. Là, il le lâcha et ouvrit son couteau.


Isidore devint blême. Le frisson de la mort lui parcourut l’échine. Il savait que, s’il ne parlait pas, il allait être tué, que rien ne pouvait le sauver. Il eut le soupir de la bête qu’on va égorger; la ténèbre spéciale qu’ont vue ceux qui se sont trouvés un instant au bord de cet abîme qui est le Néant, cette ténèbre où évoluent les nuées de la peur et les vapeurs de l’horreur, flotta devant ses yeux. Il râla:


– Si je mange le morceau, me défendras-tu contre Biribi?


Jean Nib haussa les épaules. La terreur de Zidore lui inspirait une sorte de dégoût. Il remit son couteau dans sa poche comme si cette arme eût été inutile, et il dit:


– Biribi ne fera de mal ni à toi ni à personne, si tu me dis la vérité. Sois tranquille.


– Ensuite?


– Et bien, c’est Biribi qui a emballé Rose-de-Corail… il n’y a pas une heure…


Jean Nib se sentit froid jusqu’à la moelle des os. Ce fut pourtant avec une sorte de tranquillité qu’il demanda:


– Où l’a-t-il emballée?


– À la Pointe-au -Lilas, dit le patron dans un souffle.


Une affreuse secousse d’angoisse fit vaciller Jean Nib. Il leva le poing au ciel, et, sans passer par le cabaret, bondissant par-dessus la palissade du terrain vague, il se rua dans une course effrénée. Un épouvante sans nom le poussait… Pendant une demi-heure, il dévora l’espace par bonds frénétiques… puis il commença à haleter… Bientôt il sentit ses jambes devenir plus lourdes, la respiration lui manquait, le souffle se fit bref et rauque… Il comprit que s’il ne se reposait pas une minute, il allait mourir, assommé par l’apoplexie… Il trébuchait, un nuage flottait devant lui… et Jean Nib ne s’arrêta pas! Dans un effort de tout son être, il continua sa ruée farouche.


Tout-à-coup, Jean Nib tomba, la face contre terre, le front sanglant…

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