LXXIII LA VEUVE GUILLOTINÉE

Il était cinq heures du soir. Dans le sombre corridor de la maison des fous, un médecin, plusieurs gardiens prêts à intervenir… Puis Anatole Ségalens, et Lise qui marche d’un pas ferme, soutenue par l’énergie étrange qui parfois galvanise les agonisants…


– Attention, mademoiselle, murmure le médecin. Tenez-vous bien sur vos gardes. Un mot, un seul, peut déchaîner une crise de fureur… Ouvrez, gardien!


Un des gardiens ouvre la porte d’une cellule, et Lise rentre…


Les autres se tiennent près de la porte entr’ouverte, tout prêts à entrer…


Lise est entrée… Lise est en présence de La Veuve… Lise est chez Jeanne Mareil, chez sa mère…!


* * * * *


Ce furent des heures terribles que celles vécues par Ségalens dans cette journée employée à obtenir un permis de visite. De la rue Saint-Honoré au Dépôt, puis à la préfecture de police, puis au ministère de la Justice, dans les couloirs où il fallut stationner, dans les bureaux où il fut admis, Lise ne le quitta pas une minute. Elle semblait calme. Elle ne pleurait pas. Son visage s’était comme pétrifié. Elle avait des gestes raides. Pour tous les encouragements de Ségalens, pour toutes les objections des bureaucrates, elle n’avait qu’une réponse, toujours la même:


– Je veux voir ma mère!…


Il se trouva enfin au ministère de la Justice un chef de division qui donna à Ségalens, un mot pour le médecin en chef de Sainte-Anne, où, quelques heures après son arrestation, La Veuve avait été transportée.


Il se trouva ensuite que ce médecin en chef eut l’idée que peut-être une entrevue de Jeanne Mareil avec sa fille pouvait déterminer une crise salutaire. Ce docteur se résolut à en faire l’expérience. Il prit aussitôt les dispositions nécessaires et indiqua nettement à Lise ce qu’elle devait dire et ne pas dire.


* * * * *


Lise, en entrant, se vit dans une cellule spacieuse, bien aérée, meublée d’un lit d’hôpital et de divers menus meubles.


C’était la cellule d’observation.


En face, se trouvait la cellule des furieux, et, le cas échéant, La Veuve n’avait que le couloir à passer pour y être enfermée.


Du premier coup d’œil, Lise vit sa mère.


Elle était assise au bord du lit, les mains jointes, murmurant de vagues paroles. Après la crise de fureur qui s’était déclarée à l’infirmerie du Dépôt, une réaction s’était produite et la folle semblait en somme assez calme.


Avidement, Lise contempla ces traits flétris, cette physionomie dont elle avait eu peur et qui, maintenant, ne lui inspirait plus qu’une pitié sans bornes.


Elle s’approcha, saisit les mains de sa mère, et, se courbant, déposa sur ses doigts qui avaient failli l’étrangler un long baiser sans larmes. Car Lise ne pleurait pas. Elle eût tout donné au monde pour pouvoir pleurer. Mais voilà, les larmes viennent quand elles veulent… Lise eût voulu parler aussi. Il y avait tant de choses dans son cœur! Oh! si seulement elle avait pu prononcer quelques mots!… Elle sentait que cela l’eût sauvée d’elle ne savait quoi d’atroce. Mais il lui eût été impossible, seulement, de murmurer ce mot qui retentissait au fond de son être:


– Ma mère!…


Ses dents étaient fortement serrées, et elle comprit que c’était une tentative surhumaine que de simplement desserrer les mâchoires. Sans parler, donc, sans pleurer, Lise s’était courbée sur les mains de sa mère, sur ces mains qu’agitait un tremblement nerveux… et puis, elle se laissa tomber à genoux, enfouit sa tête dans la robe noire qui si souvent l’avait épouvantée, et elle demeura là, prostrée, criant en elle-même des choses d’angoisse, de pitié, d’épouvante, et ne pouvant proférer qu’une sorte de plainte ininterrompue.


La Veuve n’avait pas fait un geste.


Avait-elle vu Lise?… Avait-elle senti sur ses mains le baiser de sa fille?… Non, sans doute, car elle continuait à regarder dans l’espace des choses qu’elle était seule à voir, et parlait à des êtres imaginaires.


Cette voix, Lise l’entendait…


Ces paroles, elle les recueillait avidement…


Cela dura dix minutes environ, au bout desquelles le médecin entra dans la cellule et toucha Lise à l’épaule.


– Allons, mademoiselle, murmura-t-il, il ne faut pas prolonger cette visite. Vous reviendrez demain.


Mais Lise le regarda avec des yeux d’une si intense supplication que le médecin se recula dans un angle.


Lise faisait un effort désespéré pour parler ou pour pleurer. C’était si affreux de revoir sa mère et de ne pouvoir lui crier ce qui sanglotait dans son cœur!…


Et La Veuve parlait, elle!…


Elle parlait à Hubert d’Enguerrand qu’elle voyait devant elle.


C’étaient des paroles lentes, distinctes, entrecoupées parfois d’un soupir, d’un râle ou d’un éclat de rire.


Elle disait:


– Voilà, Hubert, voilà!… Regarde-les tous. Tant de malheurs, tant de larmes, tant de catastrophes! Tout cela, c’est à moi que tu le dois… Regarde! Dans les siècles, des siècles, c’est cela que tu verras… Car si je t’ai tué, j’ai oublié de te crever les yeux. J’ai bien fait. Ah! tu vois, n’est-ce pas?… Mais tu ne peux courir à leur secours, puisque tu es mort…


Lise, lentement, avait redressé la tète vers sa mère… La Veuve continuait:


– Ta fille? Oh! tu peux la demander à Biribi… tu peux l’implorer, va!… Et ton fils Edmond? au cimetière, là-bas! Sois sans crainte, j’ai dit à Marie Charmant de porter des fleurs… Quant à ton fils Gérard… Ah! ça, c’est le plus joli, vois-tu!… Gérard, Charlot l’assassin!… Sais-tu? sais-tu qui a envoyé les agents là-bas, au fond de la Bretagne, dans ton château de Prospoder?… Sais-tu qui a dénoncé ton fils Gérard? sais-tu bien que c’est moi! moi qui envoie Gérard à l’échafaud!…


Lise était debout, soulevée par l’inexprimable épouvante de ce qu’elle entrevoyait.


Alors… alors enfin, il lui sembla que sa langue enchaînée se déliait, et un cri atroce jaillit de ses lèvres.


– Ma mère!… Ma mère!


La Veuve se dressa. D’un geste violent elle écarta Lise; ses yeux se fixèrent sur un angle de la cellule, et elle gronda:


– C’est ça!… Empoignez-le!… À l’échafaud. Gérard! à la guillotine, Charlot!


– Ma mère!… Ma mère!… râla Lise.


– Il se sauve!… Non!… Le voilà pris!… Ça y est!… Ils l’entraînent…


Un éclat de rire sinistre éclata dans la cellule, et, en même temps, le médecin, saisissant le bras de Lise, l’entraîna vivement au dehors et la remit, à demi-morte, à Ségalens.


Puis il rentra auprès de la folle en murmurant:


– Je crois que je tiens là un cas intéressant.


* * * * *


Dehors, dans l’automobile qui l’emmenait, Lise, par un phénomène de simulation qui n’est pas rare chez le malheureux sur le point de sombrer dans la folie, parut soudainement recouvrer une sorte de calme.


– Pauvre enfant! pauvre petite!… murmurait Ségalens en lui serrant les mains. Prenez courage. Votre mère guérira, et nous parviendrons aussi à l’arracher à la justice… Sa passagère démence nous servira…


Lise hocha la tête, paraissant approuver.


Et elle songeait:


– Le château au fond de la Bretagne, c’est Prospoder!… Gérard est à Prospoder!… La police est en route pour l’arrêter!…


Et elle sanglotait au fond d’elle-même:


– Gérard arrêté!… Gérard à l’échafaud!… Gérard livré à la guillotine par ma mère!… Gérard! Gérard! attends-moi, mon bien-aimé!…


L’auto s’arrêta rue Saint-Honoré.


– Montons, dit doucement Ségalens.


– Monsieur, dit Lise avec un calme parfaitement simulé, il faut tout de suite que j’aille…rue Letort… avec Mlle Marie… C’est très important pour elle et pour moi… cela ne souffre pas une minute de retard… Soyez assez bon pour monter la chercher… et puis, vous aurez l’obligeance de nous accompagner n’est-ce pas?


– Sans aucun doute! fit Ségalens, qui heureux de la voir si raisonnable, s’élança dans la maison.


Dès qu’il eut disparu, Lise descendit de l’auto et s’éloigna rapidement.


Une demi-heure plus tard, elle était à la gare Saint-Lazare.


* * * * *


Le médecin de Sainte-Anne était entré dans la cellule de La Veuve après avoir fait signe aux gardiens de se tenir prêts à la transporter dans la cellule des furieux, si la crise se déchaînait.


La Veuve, maintenant, s’avançait vers ce coin de la cellule où elle avait vu le baron d’Anguerrand. Mais c’est une autre vision qui se présentait à elle…


Cette vision, la voici, telle qu’elle a pu être reconstituée par le médecin d’après les paroles, les cris, les mouvements et les gestes de La Veuve. Nous ne faisons ici que compléter ce que ce savant ne put comprendre, puisqu’il ignorait l’histoire de Jeanne Mareil.

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