LXXII RÉUNION

Il était près de neuf heures du matin. Dans le beau salon d’Anatole Ségalens, un certain nombre de personnages étaient rassemblés: d’abord Ségalens et Jean Nib, ou plutôt désormais Edmond d’Anguerrand; puis Rose-de-Corail et Marie Charmant, ou plutôt Valentine d’Anguerrand; puis Lise; puis, dans un coin, Zizi et La Merluche.


Voici ce qui s’était passé après la délivrance des deux jeunes filles, après les indescriptibles scènes qui avaient suivi cette délivrance:


Tout d’abord, Marie Charmant, mise en présence de Lise, avait réussi à calmer cette malheureuse enfant qui, l’esprit affolé, la reconnaissait à peine, et ne cessait de murmurer:


– Gérard doit m’attendre!… Comme il doit être inquiet!… Oh! laissez-moi courir… Je vous dis qu’il m’attend…


Quant à Tricot, au moment du départ, Ségalens l’avait délié en lui disant:


– Vous êtes un scélérat. Mais comme je ne suis pas chargé, après tout, de punir le crime, allez vous faire pendre ailleurs. Un mot: nous n’avons aucun intérêt à parler de ce qui s’est passé ici cette nuit. Voyez si votre intérêt à vous est de parler ou de vous taire!


Et Ségalens s’était éloigné, bien convaincu que non seulement Tricot se tairait, mais encore qu’il ferait disparaître le corps de Biribi…


Lise consentit à suivre Marie Charmant, qui s’ingéniait à la consoler en lui parlant de son père, le baron d’Anguerrand. La pauvre petite secouait la tête et répondait:


– Là-dessus, j’ai des choses à vous dire… Oui, il vaut mieux que je vous parle avant de rejoindre Gérard.


Lorsqu’ils furent arrivés tous chez Ségalens, Lise semblait avoir repris un peu de calme. Mais ses yeux brillants révélaient quelle fièvre intérieure la brûlait.


– Après tant d’émotions, dit Ségalens, un peu de repos sera le bienvenu…


– Pas de repos! dit Lise avec une solennité qui les fit tous tressaillir. Pas de repos avant que j’aie parlé!… Écoutez-moi!… Écoutez ce que j’ai dit au baron d’Anguerrand! Il faut que je le répète ici…


– Allons! fit Marie Charmant avec un accent de pitié et les yeux pleins de larmes, vous parlerez demain…


– Non! fit Lise en secouant la tête. Tout de suite…


Ils étaient tous autour d’elle, en proie à une émotion violente. Et ce fut dans un silence lugubre que Lise commença l’histoire de Jeanne Mareil et du baron d’Anguerrand.


– Tout cela, acheva-t-elle, je l’ai su par M. d’Anguerrand, par le père de Gérard… Et de tout cela, de ce que vous m’avez dit vous-même rue Letort, il résulte, mademoiselle Marie, que je suis, moi, la fille de Jeanne Mareil, et que vous êtes, vous, la fille du baron…


Marie Charmant avait caché son visage dans ses mains et pleurait…


Elle apprit ainsi, sans émotion, qu’elle était la riche héritière d’une grande famille. Si elle pleurait, c’était en songeant à ce qu’avait dû souffrir son père…


Alors, ce fut au tour de Jean Nib de parler, de confirmer le récit de Lise et de raconter comment il s’était reconnu le fils d’Hubert, le frère de Valentine et de Gérard.


Quant à Rose-de-Corail, en apprenant que Jean Nib était millionnaire, elle l’étreignit longuement en murmurant à son oreille:


– Je le savais bien, mon homme, que nous finirions par la… par la richesse, d’une manière ou d’une autre! Mais qui sait si nous serons toujours aussi heureux?…


– Oui! répondit Edmond d’Anguerrand en lui rendant étreinte pour étreinte, car, pour toi, je serai toujours Jean Nib, et toi, même quand tu porteras le nom d’Anguerrand, tu seras toujours Rose-de-Corail!…


À ce moment, Marie Charmant causait dans un angle avec Ségalens.


Ils se tenaient par la main. Que se disaient-ils?… Avec les lèvres, des choses insignifiantes peut-être; mais leurs yeux proclamaient clairement que, de ce côté-là, naissait un bonheur sans mélange.


Enfin, vers huit heures et demie du matin, Jean Nib et Ségalens prirent une grande résolution.


Jean Nib s’approcha alors de Lise, lui prit les deux mains et lui dit:


– Ma pauvre petite sœur… je vous appelle ainsi, car vous êtes de la famille… vous allez rester là bien sage… Ayez confiance en moi… Ce n’est pas à vous d’aller trouver Gérard, c’est à lui de venir… Je vais aller le chercher; dans une heure il sera ici… Allons, n’ayez pas des yeux égarés comme ça… je me charge de réconcilier Gérard avec mon père, et vous aussi vous serez heureuse… heureuse près de nous… heureuse près d’une femme qui nous a fait beaucoup de mal à tous… mais à laquelle nous pardonnons tous… La Veuve!… car La Veuve, c’est Jeanne Mareil!…


– Ma mère! murmura Lise avec un étrange accent.


Elle ne semblait pas surprise. Pourtant un profond tressaillement l’avait secouée jusqu’au fond de l’être. Et cette insensibilité apparente avait fait frissonner Ségalens.


Mais un frisson d’ineffable pitié faisait frémir son cœur. Mais dans ses yeux de douceur infinie, de douleur résignée, de sacrifice pur, s’éveillait peu à peu une flamme étrange que Ségalens fut seul à observer. Il s’approcha de Lise et lui dit doucement:


– Cette femme… La Veuve… vous a fait bien souffrir…


– Elle a souffert plus que moi, dit Lise enfin, d’une voix tremblante.


– Oui… je comprends… c’est votre mère… mais… je voudrais dire… bien sûr, vous faites bien en lui pardonnant, vous êtes une de ces âmes d’exception qui ont des ailes pour s’élever au-dessus des sentiments qui nous agitent… mais voyons… il faut ici du calme…


– Je n’ai rien à pardonner à ma mère, dit Lise d’un accent qui s’exaltait de plus en plus. Je veux la voir, voilà tout!… Misérable fille que je suis, je n’ai pas deviné que ce visage ravagé par la douleur était celui de ma mère, que ces yeux brûlés de fièvre étaient les yeux de ma mère! Ô ma mère, sois tranquille, ajouta-t-elle, en serrant ses mains pâles l’une contre l’autre, si un être au monde peut entreprendre de te consoler, ce sera ta fille… si une vie de tendresse peut suffire à te faire oublier, j’y consacrerai ma vie… Où est-elle? reprit Lise tout à coup en s’adressant à Jean Nib, presque rudement.


– Je réponds de tout, dit Jean Nib. Je réponds de Jeanne Mareil et de Gérard. Le temps de passer avenue de Villiers et de courir chez Tricot…


Lise fit un morne signe d’acquiescement et se renversa dans son fauteuil, à demi évanouie.


Pendant que Rose-de-Corail prodiguait des soins à la jeune fille, Jean Nib eut un rapide entretien avec Ségalens et Marie Charmant.


– C’est bien votre avis, n’est-ce pas, qu’avant toutes choses, je dois amener ici La Veuve et Gérard?


– Certes!…


– Bon. Je serai de retour vers midi. Et alors nous nous rendrons rue de Babylone, chez… notre père.


Marie Charmant frémit à la pensée de retrouver son père, et Ségalens à la pensée que, dans quelques heures, Valentine serait officiellement sa fiancée…


Jean Nib se dirigeait vers la chambre à coucher pour quitter son costume de rôdeur. À ce moment, on sonna à la porte. Tous tressaillirent. Dans la situation d’esprit où ils se trouvaient, le moindre incident ébranlait fortement leurs nerfs.


– Ce n’est rien! se hâta de crier Ségalens qui avait été ouvrir.


Ce n’était rien en effet: les journaux que le concierge lui montait à l’heure habituelle. Il déchira la bande de l’Informateur qu’il déplia… À cet instant, il devint livide. Voici ce qu’il venait de lire en titre d’une colonne:


UN CRIME


ASSASSINAT DU BARON D’ANGUERRAND.


– ARRESTATION DE LA COUPABLE. -


HISTOIRE TRAGIQUE DE «LA VEUVE»,

RECÉLEUSE, VOLEUSE ET MEURTRIÈRE.

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