XXXIII L’hôtel D’ANGUERRAND

Adeline resta jusqu’au soir prostrée, absorbée par les préparatifs de sa pensée qui l’entraînait au crime. Pas de pitié, d’ailleurs, pour cette jeunesse en fleur qu’elle allait briser. Pas de discussions inutiles avec elle-même. Pas de remords anticipé. Elle accomplissait froidement une besogne qu’elle jugeait inévitable, et c’était tout.


C’était le crime dans sa plus hideuse nudité, dépouillé de ces mouvements de la passion qui peuvent, parfois, jeter sur lui une gaze. Elle se préparait à tuer avec une sorte d’effroyable sérénité.


Le soir vint. Sapho annonça qu’elle ne dînerait pas, qu’elle allait se coucher, et ordonna qu’au plus tôt chacun se retirât dans sa chambre.


Quelques heures passèrent, lentes et sinistres… Enfin, tout bruit s’éteignit dans l’hôtel. Adeline poussa un long soupir, passa dans sa chambre à coucher, dérangea un tableau placé à la tête du lit et, derrière ce tableau, ouvrit avec une clef qu’elle portait sur elle une sorte de minuscule armoire.


Là, sur une tablette, étaient rangés une douzaine de flacons.


Adeline, lentement, avec précaution, déboucha l’un d’eux et versa quelques gouttes de son contenu dans un autre flacon plus petit, un mignon flacon à sels, en cristal de roche, avec armature d’or.


Lorsqu’elle eut terminé cette opération, elle remit le grand flacon à sa place, soigneusement, et s’apprêta à refermer l’armoire.


À ce moment, elle entendit derrière elle un craquement de parquet. Un violent tressaut l’agita, et elle demeura immobile, la gorge soulevée par les rapides battements du cœur, sans oser tourner la tête.


À ce moment, une main se posa sur son bras et, une voix très calme prononça:


– Un instant, madame, permettez-moi de jeter un coup d’œil là dedans!…


Il épelait lentement:


– Arsenic… teinture de belladone… bien! parfait!… extrait d’opium, antimoine, cyanure de potassium… mes compliments, madame! Vous avez là un assortiment que vous eût envié la Brinvilliers… Qu’avez-vous choisi? Le cyanure? C’est foudroyant. Quelques gouttes sur les lèvres, et la mort est instantanée… Qui allez-vous assassiner, madame?…


– Hubert d’Anguerrand! bégaya Sapho, ivre d’horreur et claquant des dents.


– Je vous ai demandé, madame, qui vous alliez assassiner… Vous me répondrez. Si vous ne me répondez pas, je vous jure que je vous place de force le goulot de ce flacon dans la bouche, et que j’en vide le contenu dans votre gorge…


– Grâce! eut-elle la force d’implorer. Ne me tuez pas! Souvenez-vous que je vous ai aimé, Hubert!…


Ces paroles furent l’étincelle qui mit le feu à la mine. Le baron d’Anguerrand frissonna. Une colère, faite de mépris et de haine et peut-être de jalousie se déchaîna en lui. Il leva le poing…


– Je ne sais pourquoi je ne vous écrase pas tout de suite! prononça-t-il d’une voix rauque et saccadée. Vous osez vous couvrir de votre infamie comme d’un voile tutélaire, vous qui êtes passée du lit du père au lit du fils, vous qui, avant d’être l’épouse de Gérard, avez été la maîtresse d’Hubert! Je devrais lever le pied sur cette tête et l’écraser comme on écrase un aspic, une bête venimeuse… mais je veux savoir! Par le Dieu vivant, madame, vous parlerez! Ou, avant de vous tuer, je vous torture, foi de chrétien et parole de gentilhomme! Je vous attache, je vous lie, je fais chauffer un fer et je vous brûle les chairs jusqu’à ce que vous ayez parlé!…


– Que voulez-vous savoir? dit Sapho d’une voix morne, en s’abandonnant à la destinée.


– Pour qui était le poison?…


– Pour elle! râla Sapho dans un souffle d’agonie.


– Elle! hurla le baron. Qui elle?…


– Votre fille!


Les deux poings du baron s’abattirent sur les épaules de Sapho. Il se pencha, s’agenouilla près d’elle, se cramponna à elle, la saisit à la gorge. Les cheveux dénoués, la batiste de son peignoir déchirée, les lèvres blanches, le regard atone, Sapho se sentit vaciller sous le souffle de l’épouvante finale.


– Parle! fit le baron d’une voix si basse qu’à peine il s’entendait lui-même. Où est-elle?


– Ici!…


– Dans l’hôtel?…


– Au premier… au bout du corridor… la porte verrouillée… derrière une tenture…


– Oh! gronda furieusement le baron, meurs donc, puisque j’ai maintenant ton secret! Meurs et sois damnée!…


– Assassin! haleta Sapho délirante. Assassin de mon père! Tu assassines Adeline de Damart comme tu as assassiné Louis de Damart!…


La foudre tombée dans cette chambre où se déroulait ce drame n’eût pas ébranlé les nerfs de cet homme d’une secousse plus violente. D’un bond il fut debout et recula de trois pas. Il était livide. Il tremblait…


– Qu’ai-je entendu? râla-t-il. Tu mens!… Tu t’appelles Adeline de Kernoven… tu es née en Bretagne… cent fois tu me l’as dit…


– Je vous ai donné ce nom, parce que mon nom était trop connu à Paris… Alors, monsieur le baron, vous vous êtes figuré que je vous aimais? Vous avez cru à l’histoire de la pure jeune fille?… Allons donc! je portais aussi un autre nom… je m’appelais Sapho! Demandez à ceux qui m’ont acheté mes baisers! Le malheur a voulu que je me mette à aimer un homme… le seul que j’aie aimé… que dis-je, insensée, adoré! Je l’ai adoré, et je l’adore. Dans ma vie de débordement, dans mon existence de dévoreuse d’hommes et d’argent, j’ai commis cette faute… j’ai aimé! J’aime!… Et celui que j’aimais, c’était votre fils… Il me connaissait, lui! Et il repoussa l’amour que je lui offrais. Alors ma passion se déchaîna! Alors, je combinai mes plans! Alors, je me rapprochai de vous, parce que je savais que Gérard viendrait à vous! Alors, je conçus le crime qui devait enrichir Gérard et m’assurer son amour… ou du moins tout ce que je pouvais en prendre à défaut de son cœur… Comprenez-vous? Dites, monsieur le baron!…


Le baron d’Anguerrand recula épouvanté en murmurant:


– Quel abîme de honte et d’horreur!…


– Oui, ricana Sapho. Un abîme d’horreur.


Adeline respira. Un sourire diabolique passa comme un éclair sur ses lèvres.


– Venez, dit rudement le baron. À propos, je vous préviens que tout appel serait inutile: vous avez pu vous en convaincre. Je vous préviens aussi qu’au premier mouvement que vous faites pour fuir, je vous tue sans miséricorde. Maintenant, marchez devant moi, et allons délivrer ma file!


En disant ces mots, le baron assura dans sa main un poignard sur lequel Adeline jeta un sombre regard. Puis il ouvrit la porte qu’il avait fermée en entrant dans la chambre à coucher. Adeline passa la première. Hubert suivit, surveillant ses gestes.


Elle atteignit la tenture, au fond du corridor. Elle souleva cette tenture, et le baron vit en frémissant une porte pleine, solidement verrouillée… une porte de prison… ou de tombeau. Adeline poussa les trois verrous, lentement.


La porte ouverte, le baron vit une pièce étroite, sans fenêtre, sans aucune communication avec le reste de l’hôtel, recevant l’air par un trou percé au-dessus de la porte. Cette pièce était meublée d’un lit étroit, d’une table et d’une chaise. Sur la table il y avait une lampe allumée, et à la lueur de cette lampe, le baron vit Lise!… Elle était assise sur la chaise, dans une attitude de morne indifférence. Au bruit de la porte qui s’ouvrait, Lise avait dressé la tête. En apercevant le baron, elle se leva toute droite, en murmurant:


– Vous!… Oh! sauvez-moi, par pitié, sauvez-moi de cette femme!…


– Mon enfant! bégaya le baron. Ma fille! sois rassurée… ne crains plus rien… tu es sauvée, puisque voici ton père!…


– Mon père! balbutia Lise en pâlissant.


Et au même instant, le récit que lui avait fait Marie Charmant dans le galetas de La Veuve se présenta tout entier à son esprit… Mais le baron, ivre de joie, les yeux plein de larmes, s’avançait vers elle, les bras ouverts…


Dans cet élan de son être vers celle qu’il appelait Valentine, en cette seconde bénie où tout ce qu’il y avait d’amer et de terrible dans cet homme se fondait en un sentiment d’une infinie douceur, le poignard qu’il tenait à la main s’échappa et tomba sur le tapis…


– Viens, ma fille, sanglota le baron, viens, ma pauvre Valentine… tes chagrins sont finis, nous allons fuir, partir ensemble… Seigneur! comme tu es pâle… comme tu as dû…


Un cri terrible l’interrompit…


Sapho venait de ramasser le poignard et d’en frapper Lise en hurlant:


– Puisque je dois mourir, meurs donc la première, Valentine d’Anguerrand!…


Lise s’affaissa dans les bras du baron, le corsage empourpré de sang. Hubert ne dit pas un mot. Il enleva Lise dans ses bras robustes, et d’un bond fut hors de la pièce; dans le couloir, il déposa la jeune fille évanouie, morte peut-être… Dans le même instant, il se releva et se tourna vers Sapho qui marchait sur lui, le poignard levé. Le baron n’eut qu’un geste: sa main s’abattit sur le poignet de Sapho…


Sapho poussa un hurlement de douleur et lâcha le poignard.


Alors le baron la poussa dans l’intérieur de la pièce…


Il était d’une pâleur de cadavre. Adeline se mit à trembler de terreur, toute sa rage tombée, comprenant que, cette fois, elle était condamnée sans rémission. Pourtant, elle essaya de joindre les mains et balbutia:


– Pardon! oh! pardon! j’étais folle! je ne savais pas ce que je faisais!…


– Le crime que vous venez de commettre sera le dernier. Vous allez mourir. Mais je ne souillerai pas mes mains à vous exécuter. Vous mourrez où vous êtes. Nul ne viendra vous ouvrir, nul n’entendra vos cris, car, à partir de ce moment, cet hôtel sera inhabité. Adieu, madame!


Adeline entendit alors des pas étouffés et pesants qui s’éloignaient…


Puis un silence effrayant tomba sur elle et la glaça…

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