XXXI L’AGENT FINOT

La Veuve, en sortant de la maison du Champ-Marie, ne s’était plus inquiétée de Gérard, qu’elle avait vu étendu sur le plancher. Elle le croyait mort. En revanche, deux choses également terribles absorbaient sa pensée: la première, c’était qu’Hubert d’Anguerrand avait échappé aux coups de Gérard. Hubert lui échappait donc à elle-même, c’est-à-dire que toute cette joie funeste qu’elle avait éprouvée en venant au Champ-Marie se changeait en une sombre méditation faite de rage. Pourtant, au fond de ce désespoir d’une affreuse sincérité, La Veuve trouvait une consolation en se disant qu’elle tenait toujours Lise (c’est-à-dire, pensait-elle, la fille d’Hubert). Par Lise, elle reprendrait le baron d’Anguerrand… La deuxième chose qui épouvantait La Veuve, c’était que Jean Nib était libre. Et La Veuve concluait:


– Si Jean Nib remet la main sur moi, je suis perdue. Mourir! cela m’est égal, au fond. Mais mourir sans avoir rendu à Hubert d’Anguerrand blessure pour blessure!… Mourir en laissant derrière moi cette petite Valentine que je me suis mise à exécrer du premier coup d’œil!…


En attendant, elle tenait Marie Charmant: simple précaution, d’ailleurs. Car La Veuve n’avait aucun motif de haine contre la bouquetière. Seulement, Marie Charmant avait vu des choses qu’elle n’eût pas dû voir. Et surtout, elle s’intéressait à Lise. Il était donc urgent de la mettre dans l’impossibilité de nuire. Une fois la situation éclaircie et consolidée à la fois, on verrait à lui rendre la liberté, si elle était sage; et puis, Biribi était là pour dompter la petite bouquetière…


En réfléchissant à ces diverses affaires, La Veuve marchait d’un bon pas. Quant à Marie Charmant, une fois sa terreur passée, elle prenait son parti de l’aventure.


On arriva à la Seine, on franchit la Cité; après le pont Saint-Michel, La Veuve pénétra dans la rue Saint-André-des-Arts et sonna à la porte d’une de ces vieilles maisons comme il y en a encore dans ce quartier. Au quatrième, elle frappa; et bientôt un judas s’entr’ouvrit dans la porte massive. Sans doute La Veuve fut reconnue pour amie de la maison, car la porte s’ouvrit. Marie Charmant fut entraînée, et bientôt se vit dans une salle à manger servant de bureau et de salon.


L’homme qui avait ouvert à La Veuve était de taille au-dessous de la moyenne, gros et court, ramassé sur lui-même, trapu, le cou dans les épaules, la face rouge, les yeux ternes la moustache en brosse, les cheveux noirs et drus sur le crâne tondu à l’ordonnance militaire. Il portait quarante ans. Il ne semblait nullement étonné de cette visite nocturne et souriait vaguement en inspectant Marie Charmant du coin de l’œil.


– Monsieur Finot, dit La Veuve, j’aurais des choses intéressantes à vous communiquer. Est-ce que vous ne pourriez pas accorder dix minutes d’hospitalité à cet enfant?


– Venez, Mademoiselle, dit M. Finot.


– À tout à l’heure! fit La Veuve à Marie Charmant qui suivait l’homme.


Celui-ci ouvrit une porte et fit entrer la bouquetière dans une sorte de cabinet où il alluma une bougie.


– Voilà, mademoiselle, dit-il d’un air bonhomme. Ce n’est pas beau, niais pour quelques minutes…


Il sortit en refermant la porte, et rejoignit La Veuve.


– Depuis combien de temps êtes-vous inspecteur? demanda La Veuve.


– Dame, depuis ma sortie du régiment.


– Est-ce que vous ne m’avez pas dit que votre intention était de vous retirer du service et d’ouvrir un cabinet de renseignements secrets… célérité, discrétion… à l’usage des maris jaloux, des héritiers pressés, et autres honorables personnes?


– Je l’ai dit, La Veuve, répondit M. Finot avec un soupir. Mais j’ai ajouté que, pour l’installation d’un cabinet de cette nature, il me fallait au moins vingt-cinq mille francs. Je crois que je les attendrai longtemps. Mais, voyons, hâtez-vous, La Veuve, car je devrais déjà être dehors…


– Monsieur Finot, voulez-vous faire une action d’éclat qui vous fera nommer brigadier?


Finot sourit avec mélancolie, en homme détaché des biens de ce monde, mais il ouvrit ses oreilles toutes grandes.


– L’arrestation de Jean Nib ne vous a-t-elle pas valu quelques félicitations, déjà?


– Si fait… mais il n’y a pas tous les jours un Jean Nib à arrêter!


– Vous vous trompez, dit froidement La Veuve: Jean Nib s’est évadé.


– Comment s’est-il évadé?


– Je n’en sais rien. Ce qu’il y a de sûr, c’est que j’ai vu Jean Nib cette nuit. Dans trois jours, je puis vous indiquer son repaire.


M. Finot hochait la tête.


– Par la même occasion, reprit La Veuve, vous pourrez mettre la main sur Rose-de-Corail.


– Qu’est-ce que c’est que ça, Rose-de-Corail? dit Finot/


– C’est la femme que vous cherchez depuis la bagarre du cabaret des Croque-Morts. C’est elle qui a blessé les deux agents qui sont encore à l’hôpital…


– Vous dites: trois jours, La Veuve? gronda-t-il.


– Peut-être quatre. Laissez-moi faire. Je tiens un bout de la piste. J’arriverai à l’autre bout.


– Un mot, dit Finot. Où, pour la dernière fois, vous avez vu l’homme?


– À la maison du Champ-Marie.


– Connu! De quel côté a-t-il filé?


– Vers la barrière de Clignancourt.


– Seul?…


– Avec Rose-de-Corail.


– Bon, ça suffit. Ne vous inquiétez pas du reste…


– Monsieur Finot, vous allez avoir l’obligeance de me garder chez vous, pour quelques jours, la jeune fille que je vous ai amenée. J’ai besoin de mettre cette enfant en lieu sûr. Je pense que nul n’aura l’idée de venir la chercher ici.


«Dans huit jours, au plus tard, je viens la chercher, je vous débarrasse, et du même coup je vous apporte vingt-cinq gros billets qui ne doivent rien à personne… Quant à cette jeune fille, nul n’a intérêt à s’occuper d’elle, soyez tranquille personne ne la réclamera.


– Et vous dites vingt-cinq mille francs?…


– C’est le chiffre que vous m’avez indiqué vous-même. Allons, mon bon monsieur Finot, je m’en vais tranquille, n’est-ce pas?


– Madame, ce que vous me demandez est très grave. Je risque ma situation…


– Bah! puisque vous vous en ferez une plus brillante! Avec votre esprit, votre bon sens, votre connaissance de Paris, votre cabinet, c’est une fortune… est-ce dit?


– C’est dit!…


Et M. Finot eut un tremblement des joues. La Veuve se leva et se dirigea vers la porte où attendait Marie Charmant. La jeune fille, pas trop effrayée, vit entrer La Veuve qui souriait. Et ce sourire, alors, la fit pâlir.


– Tu vas rester ici jusqu’à demain, dit La Veuve.


Après quoi, tu seras libre. Tu iras où tu voudras. Il ne faut pas m’en vouloir, ma petite. C’est autant pour ton bien que pour mes intérêts…


– Je ne vous en veux pas, dit Marie Charmant.


– À propos, reprit La Veuve, j’ai une lettre pour toi… une lettre que j’ai vue chez Mme Bamboche… alors je l’ai prise pour te la remettre… Ne fais pas attention, je l’ai décachetée sans y penser, mais je ne l’ai pas lue.


Et La Veuve tendit à Marie Charmant une lettre ouverte que la jeune fille étonnée prit machinalement et se mit à lire.


Quand elle releva les yeux, La Veuve avait disparu.


Marie Charmant avait lu la lettre que La Veuve lui avait remise. Quand elle eut achevé sa lecture, elle s’assit, très pâle:


– Allons bon! murmura-t-elle. Voilà qu’il s’en va!… Pour un long voyage, à ce qu’il dit… Il m’aime, ce doit être vrai! Il ne m’écrirait pas ainsi… Pauvre garçon! Et moi qui l’ai reçu comme un chien dans un jeu de quilles quand il a voulu me dire qu’il m’aimait!… C’est fini… Il est parti… Je ne le verrai plus… Oh! mais qu’est-ce que j’ai donc?… Jamais je n’ai éprouvé une peine pareille… Oh! mais je l’aimais, moi aussi… Je l’aime!


La petite bouquetière se mit à pleurer, sans bruit, des larmes qui, une à une, tombaient sur la lettre de Ségalens… Car cette lettre, c’était celle qu’Anatole Ségalens avait remise à Mme Bamboche au moment d’aller à son duel, et que Mme Bamboche n’avait plus retrouvée lorsqu’il l’avait réclamée!

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