XVII LES DAMNÉS

Dans l’hôtel d’Anguerrand, après la fête, Gérard et Adeline s’étaient retirés en l’appartement de madame; et, dans le boudoir attenant à la chambre à coucher, ils se retrouvaient seuls, pour la première fois depuis la nuit où le baron s’était dressé devant eux, pareil à un spectre.


Avec passion, avec frénésie, avec la sauvage ardeur d’un tempérament de feu, Adeline aime Gérard. Et ce qu’elle aime peut-être en lui, c’est le crime… c’est Charlot… c’est Lilliers, le faussaire, le voleur, l’assassin…


Ce soir donc enfiévrée par cette scène inouïe où elle s’est offerte à un jeune homme qu’elle voyait pour la première fois, les sens parvenus à l’hyperesthésie de l’amour, l’imagination ravagée par un ouragan de passion, elle a entraîné Gérard.


Elle le veut! Ce soir, ce sera leur nuit de noces!…


Gérard s’est jeté sur une chaise de repos.


Elle va, elle vient, soupire, palpite… enfin, elle marche à lui, le saisit par les mains, se penche, et d’une voix rauque:


– C’est à Lise que tu penses?…


Gérard frissonne et devient livide. Il lève vers elle une tête ravagée par une douleur sincère, et quelle que soit l’horreur que pourrait inspirer ce malfaiteur, peut-être en ce moment n’est-il digne que de pitié…


– À qui songerais-je donc? dit-il avec l’accent des désespoirs sans remède.


La femme recule, souffletée par cet aveu, le cœur broyé de jalousie; elle cherche une vengeance, et, avec un sourire effroyable:


– Il ne fallait pas la tuer, alors!… Mais puisqu’elle est morte…


Gérard s’abat sur les coussins de la chaise longue et la tête dans les deux mains, sanglotant, il laisse déborder en laves de douleur le désespoir de son amour.


Sapho, le sein palpitant, la bouche tordue par le rictus de la haine, les yeux flamboyants, se penche sur ce désespoir, et halète:


– Elle est morte! Et c’est toi qui l’as assassinée, mon Gérard, car c’est toi qui as payé l’assassin!… Moi, je ne voulais pas, rappelle-toi!… Voilà que tu la pleures, à présent. Et moi, dis! Et moi, tu m’oublies donc? Je ne suis donc pas ta femme? Je ne suis donc pas celle qui peut aussi aimer et consoler?… Mes souffrances ne comptent pas, à moi! Que je passe les nuits et les jours à veiller sur toi, que je tremble de découvrir en chaque nouveau venu un agent de la Sûreté à la recherche de Lilliers ou de Charlot, cela importe peu, dis?… Je ne parle pas de mon amour… mais pourtant!… As-tu songé que le délire des étreintes peut t’offrir la consolation suprême? As-tu songé que les baisers d’une femme telle que moi peuvent te verser l’oubli, ne fût-ce que pour quelques heures?…


De plus en plus, la courtisane affolée d’amour se penche sur le misérable affolé de remords. Et il ne peut s’empêcher de l’admirer! Vaguement, il tend les bras… Ils vont s’étreindre…


À ce moment, on frappe à la porte…


Cette fois encore, les lèvres maudites ne se sont pas unies…


Dans le même instant, Adeline bondit en arrière, et Gérard fut sur pied. Avec l’effrayante rapidité du mime génial qu’il est en vérité, il compose son visage; il passe un crayon de carmin sur ses lèvres; il frotte ses joues d’une houppe de poudre rose; il s’arme d’un sourire… et, déjà, ce n’était plus l’être livide, décomposé, qui se tordait sur ce canapé…


– Entrez! dit-il de la voix ferme et sévère du maître qui s’étonne qu’on le dérange.


– Monsieur le baron m’excusera, dit la soubrette qui apparut. Une femme est là, qui refuse de s’en aller et veut parler à monsieur le baron!


– À trois heures du matin! Vous êtes folle, ma fille!… dit Adeline.


– Qu’on jette cette femme à la porte, voilà tout, ajoute Gérard.


– C’est ce qui a été essayé. Cette femme est arrivée pendant le gala de madame la baronne, et s’est installée à l’office. Maintenant, elle ne veut pas s’en aller. Elle exige qu’on dise à monsieur le baron qu’elle vient de la part d’un homme qui s’appelle… Jean… Jean Nib, voilà le nom!


– C’est vrai, j’avais oublié, dit tranquillement Gérard. Faites entrer cette femme!…


La Veuve est introduite…


Jeanne Mareil, maîtresse du comte de Damart tué par Hubert d’Anguerrand est en présence de Gérard et d’Adeline de Damart, maintenant baronne d’Anguerrand!…


– Que voulez-vous? demanda rudement Gérard.


– Vous parler à vous seul, répondit La Veuve. C ’est au fils d’Hubert d’Anguerrand que j’ai affaire, et non à d’autres.


La Veuve parlait avec une sorte d’orgueil farouche; et les deux damnés comprirent que cette inconnue aux traits durement accentués, à la bouche amère, aux yeux chargés de haine, tenait peut-être leurs destinées dans ses mains.


– Les secrets de mon mari sont les miens, dit Adeline de sa voix la plus caressante. Vous avez fait dire que vous veniez de la part de Jean Nib. Je sais ce que Jean Nib a fait ici, dans cet hôtel… Vous pouvez donc parler devant moi…


– Qu’avez-vous à nous dire? reprit Gérard avec la palpitante appréhension d’une catastrophe.


– J’ai à vous dire ceci, répondit La Veuve, que je hais de toute mon âme le baron Hubert d’Anguerrand, votre père. Ma haine, voyez-vous, c’est ma vie. Je hais comme je respire. Pour cesser de haïr, il me faudrait cesser de vivre. Et voilà des années que c’est ainsi.


– Pourquoi haïssez-vous ainsi mon père? demanda sourdement Gérard.


– Il m’a fait beaucoup de mal… beaucoup, dit-elle d’un soupir atroce. Entre autres reproches que je pourrais lui adresser, il en est un qui doit vous paraître suffisant: Hubert d’Anguerrand a tué le comte Louis de Damart; et Louis de Damart, c’était mon amant…c’était le père de mes enfants…


Au nom de Louis de Damart, Gérard jeta sur Adeline un regard où se peignait une stupeur d’effroi… Quant à Adeline, elle était devenue pâle comme la mort… mais telle était sa puissance sur elle-même qu’elle contint les questions qui tremblaient sur ses lèvres. Seulement, ses yeux, d’une si redoutable clarté, s’attachèrent sur La Veuve avec une curiosité… que dis-je! avec une sympathie infernale Sapho était digne de comprendre La Veuve… et déjà elle l’avait comprise!


– Maintenant que je vous ai dit pourquoi je hais Hubert d’Anguerrand… reprit Jeanne Mareil…


– Hubert d’Anguerrand n’a plus à redouter ni haine, ni menaces, interrompit Gérard en frissonnant.


La Veuve hocha la tête avec un singulier sourire.


– Voyons, fil-elle, vous avez donné vingt-cinq mille francs à Jean Nib?… Je le sais… je sais toute cette histoire… Connaissez-vous Jean Nib?… Non! vous ne le connaissez pas!… Sans cela, vous trembleriez, Gérard d’Anguerrand!…


– Que voulez-vous dire? balbutia Gérard.


– Je veux dire que vous aviez promis cent vingt-cinq mille francs à Jean Nib, dit lentement La Veuve, et qu’il n’en a touché que vingt-cinq mille…


– Nous sommes prêts à lui verser cent mille francs dit Adeline; qu’il vienne!…


Et alors La Veuve reprit:


– Jean Nib n’est pas venu chercher les cent mille francs promis; Jean Nib ne viendra jamais les chercher… Jean Nib se contente des vingt-cinq mille francs qu’il a eus.


– Pourquoi? bégaya Gérard qui défit le col de sa chemise, car il se sentait étouffer.


– C’est ce pourquoi que j’attendais! dit La Veuve avec une sinistre placidité; c’est à ce pourquoi que je suis venue répondre!… Jean Nib a pris les vingt-cinq mille francs parce qu’il croit les avoir gagnés… mais il ne prendra pas les cent mille parce qu’il ne croit pas les avoir gagnés!…


«Jean Nib n’a pas tué le baron d’Anguerrand… Votre père est vivant!…


– Vivant! rugit Adeline dont le visage convulsé offrit alors une terrible expression d’épouvante et de haine. Vivant!… Je te l’avais dit, lâche! qu’il fallait opérer toi-même!…


Mais Gérard ne répondit pas, n’entendit peut-être pas ces paroles. Chancelant, décomposé, il marcha sur La Veuve, la saisit par un bras, et d’une voix très basse, presque douce, où perçait, mêlée à l’effroi, une soudaine et timide espérance:


– Vous dites que Jean Nib n’a pas tué?…


– Il n’a pas tué!…


– Vous dites que le baron d’Anguerrand est vivant?…


– Je le dis!…


Gérard respira longuement. Il tremblait.


La question qui était sur ses lèvres, l’atroce attente de la réponse le bouleversaient d’angoisse.


Et, enfin, d’une voix plus basse et plus frémissante encore, la question se fit jour:


Et elle?…


– Qui? Elle!… demanda La Veuve.


– Elle!… Lise!…


– Celle-là est morte, dit La Veuve avec une froideur tragique. Jean Nib a accompli la moitié de sa besogne!…


– Morte! râla Gérard dans un sanglot.


Il oubliait son père! Son père vivant qui pouvait, qui devait reparaître, implacable cette fois!


Il oubliait que lui-même avait dit à Jean Nib: Tue-la!…


Il oubliait que dix minutes avant cette scène, il considérait Lise comme morte…


Il n’y avait plus en son âme qu’une vérité de deuil et de malheur: c’est que, pendant quelques secondes, il avait espéré que Jean Nib n’avait pas frappé Lise; il l’avait vue vivante, il avait palpité d’une joie monstrueuse et c’est cette joie qu’il pleurait, c’est cet espoir si vite brisé qui jonchait de ses débris sa pensée affolée.


Ce fut donc avec une réelle, une sincère révolte, avec une douleur nouvelle, qu’il bégaya:


– Morte? Lise est morte!…


– N’est-ce pas vous qui l’avez voulu? demanda La Veuve en jetant sur cet homme ce regard trouble des étonnements anormaux.


– Morte, râla Gérard. Et ce misérable a osé la tuer!… Quoi!… Il n’a pas eu pitié de tant de jeunesse et de beauté! Quoi! vraiment, cette chose épouvantable s’est commise! Cet homme a porté sur elle ses mains de bandit!… Qu’elle a dû souffrir! Comme elle a dû se débattre et crier grâce!… Et il a frappé! Il n’a pas eu pitié! Oh! le misérable!… l’assassin!… l’assass…


Il s’arrêta court, blême d’horreur: la main d’Adeline venait de s’abattre sur son épaule.


Et Adeline, avec une ironie mortelle, disait:


Ah! ça mon cher, prenez garde qu’on ne vous entende, car c’est de vous-même, songez-y bien, que vous parlez en ce moment!…


Hagard, fou de douleur et de terreur, Gérard vit devant lui, dans une haute glace, un homme livide, en tenue de soirée, qui claquait des dents et s’essuyait le front.


– Vous regardez l’assassin? continua Adeline.


– Oui! prononça Gérard d’une voix morne. L’assassin!… Charlot! Te voilà donc, Charlot! Que n’es-tu encore à cette époque où tu n’étais qu’un vulgaire associé d’escarpes qui t’obéissaient! Alors, Charlot, tu étais le roi de la nuit. Paris t’appartenait. Tu te jouais des agents et des juges! C’est fini…


«Depuis que tu l’as rencontrée, elle! et depuis que tu aimes… car tu aimes… toi! toi! toi!… ajouta-t-il avec un effrayant éclat de voix… Depuis que tu as senti battre en toi quelque chose comme un cœur d’homme, il y a en toi, Charlot, un juge qui marche sur tes traces, s’assied dans ta voiture, prend place à ta table, dort ton sommeil et s’installe dans tes rêves!…


– Où es-tu, Charlot! Où es-tu, dis-le-moi! grinça-t-il en tendant le poing à sa propre image, tandis qu’Adeline reculait, épouvantée; où es-tu, heureux escarpe qui t’inquiétais seulement du coup à réussir et riais de si bon cœur quand tu avais ramassé dans la boue et dans le sang quelques billets bleus que tu allais perdre au cercle!… Heureux Charlot! Un jour, tu vis à l’Opéra une femme… la maîtresse d’un roi, d’un cuistre couronné… et pour coucher une nuit dans le lit de cette catin royale, tu tuas… ou tu fis tuer! L’argent, tu l’as eu, Charlot, et la femme aussi! Et tu dormis paisible, content de ton caprice satisfait, et tu ris longtemps de la figure terrifiée de cette femme, lorsqu’en la quittant le matin, tu lui dis: «Madame, savez-vous avec qui vous venez de coucher? Avec Charlot! C’est un roi qui en vaut un autre!»


«Fini de rire! Fini de dormir!… Je n’étais qu’un assassin… Je suis maintenant le meurtrier de Lise…»


Et tandis que Gérard, les poings crispés vers la glace, rugissait sa douleur, La Veuve, à pas lents, se rapprochait d’Adeline, et, doucement, d’une voix étrange, murmurait:


– Rassurez-vous, madame, Valentine d’Anguerrand n’est pas morte!…


Sapho tressaillit jusqu’au plus profond de son être.


Une joie épouvantable dilata son cœur jusqu’à le faire éclater. Lise vivante! En quelques secondes, elle inventa des supplices, des tortures raffinées contre celle qu’aimait Gérard.


– Voici mon adresse, continuait La Veuve en lui glissant un papier plié en quatre. Voulez-vous de mon alliance? Donnez-moi Hubert, je vous donne Valentine…


– Demain, je serai chez vous, haleta Sapho.


– Bien!… fit La Veuve en se reculant.


«Mais ne venez pas demain: attendez huit jours.


– Un instant! dit Adeline en la retenant et en la fixant jusqu’à l’âme. Savez-vous comment je m’appelle?…


La Veuve demeura étonnée et fit un geste d’indifférence.


– Vous vous appelez mon alliée: c’est tout dit-elle.


– Je porte aussi un nom qui vous fera comprendre pourquoi je serai votre alliée fidèle: je m’appelle Adeline de Damart: et mon père s’appelait Louis de Damart… Hubert d’Anguerrand a tué Louis de Damart; c’est vous qui venez de me l’apprendre!


«Et moi… moi!… oui, moi, j’ai été la maîtresse d’Hubert d’Anguerrand et je m’appelle maintenant baronne d’Anguerrand!…


La Veuve baissa la tête et frissonna longuement.


– La fille de Louis de Damart! murmura La Veuve dans une rêverie atroce. La fille du comte de Damart s’unissant à Jeanne Mareil contre Hubert d’Anguerrand!… Est-ce que cela ne devait pas être?… Et cela est!…


Alors, elle marcha sur Gérard qui, prostré sur les coussins du canapé, sanglotait.


– Monsieur le baron d’Anguerrand, dit-elle d’une voix rude, vous pleurez. C’est bien. Mais moi, je suis venue ici vous prévenir du danger qui vous menace et vous dire: Votre père est vivant!…


– Mon père! bégaya Gérard dont l’esprit mobile s’aiguilla dès lors sur ce péril redoutable.


– Hubert d’Anguerrand! continua La Veuve. Je vous ai dit ma haine. Je connaissais la nécessité où vous êtes de frapper à mort celui que je hais… Est-ce qu’il ne va rien sortir de ces deux éléments?…


– Vous avez raison! murmura sourdement Gérard. Où est mon père?…


– Entre les mains de Jean Nib!…


– Où cela? fit Gérard qui, par une brusque saute de l’esprit, reconquit son sang-froid.


Venez chez moi, et je vous conduirai! Je vous attends dans huit jours: le temps d’écarter Jean Nib qui fait bonne garde prés de l’homme…


– Et qui me conduira chez vous? demanda rudement Gérard.


La Veuve se tourna vers Adeline, et avec un terrible sourire:


– Vous n’aurez qu’à suivre madame!…


Elle salua d’un signe de tête… L’instant d’après, elle avait disparu.


Longtemps, Gérard et Adeline se regardèrent en silence. Ils frissonnaient…

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