XXVII LA POINTE AUX LILAS

On a vu que Biribi, après sa rapide entrevue avec La Veuve, s’était élancé hors des fortifications pour rejoindre les quatre escarpes qui, pendant ce temps, entraînaient Rose-de-Corail. Le bandit passa devant les Croque-Morts sans s’y arrêter. Cent pas plus loin, il entra dans un débit de vins auquel attenait un hangar servant de remise à trois voitures et d’écurie à six chevaux. À côté se cachait un garage pour des autos dont les propriétaires eussent difficilement pu produire la facture d’achat…


Le patron du débit était un de ces loueurs marrons qui font en petit ce que d’autres compagnies pareilles font en grand. Seulement, les cochers qu’il employait étaient généralement des bandits dans le genre de Biribi, et on n’a pas oublié, sans doute, que Biribi, à l’occasion, se déguisait lui-même en cocher, lorsque ce n’était pas en chauffeur. Dans le hangar, après quelques mots dits au maître du débit, il attela rapidement une voiture, et, sans prendre le temps cette fois d’endosser la livrée, s’élança sur le siège et fouetta…


À deux cents mètres du canal, il stoppa, gara la voiture.


Bientôt, le groupe formé par Rose-de-Corail et les quatre escarpes qui la gardaient lui apparut. Et, parvenu près d’eux:


– C’est bon! dit-il. Vous pouvez vous faire la paire. Le reste me regarde, et me regarde seul. Voici les faffes… Tirez-vous, maintenant! ajouta-t-il. Et le premier qui aurait l’idée d’zyeuter fera connaissance avec le lingue [1] de mézigo…


Rose-de-Corail entendait. Elle était assise sur la terre, les mains attachées au dos, et toujours bâillonnée.


Biribi commença par dénouer le foulard qui servait de bâillon. Puis, d’un coup de son couteau, il trancha les cordelettes qui liaient les mains de la jeune femme. Alors, il se recula de deux pas, et dit:


– Tu peux te lever, Rose-de-Corail. Nous avons à causer un instant, si tu veux; et si tu ne veux pas, ça sera le même prix… Une bonne fois, tu entendras ce que j’ai dans le ciboulot depuis quatre ans.


– Eh bien, voyons, Biribi, qu’as-tu à me dire?…


– D’abord et d’une, que je vais t’estourbir!


– Ça, je le sais, dit Rose-de-Corail, sans émotion apparente. Si c’est tout ce que tu as à m’apprendre…


– Je continue, gronda Biribi en se rapprochant d’un pas. J’ai à t’apprendre, deuxièmo, que Jean Nib est pincé… grâce à Bibi! C’est comme ça, ma biche: et tu peux être sûre qu’il en a pour ses quinze berges…


– Ça, dit-elle, je le savais aussi.


– J’ai à te dire, enfin, continua-t-il, qu’avant de te régler ton affaire, ou après, à ton choix, tu seras à moi. Y a pas! faut que tu y passes… Qu’en dis-tu? Tu peux bien être ma gigolette une fois, une seule fois avant le grand bouillon. C’est une idée à moi… histoire de faire savoir à Jean Nib que je t’ai eue, et qu’il parte tranquillement… De savoir ça, ça le distraira, ton homme… Qu’en dis-tu, hein?


– On verra, fit paisiblement Rose-de-Corail.


Et, debout, l’œil au guet, le visage livide, très calme d’attitude, elle regardait Biribi.


Elle n’essayait pas de fuir, sûre qu’au premier mouvement le bandit bondirait sur elle. Dans l’effroyable tension de son esprit, elle envisageait seulement la possibilité de s’emparer du couteau que Biribi tenait à la main… Elle était superbe, hautaine sans le savoir, admirable!


– Je vais te dire, continua Biribi avec une sombre expression de haine; voilà quatre ans que je guette ce moment: je savais bien que ça viendrait, va!… Ça date du jour où tu passas devant les Croque-Morts, tu sais, le jour de la fête, où tu fis la connaissance de Jean Nib… Ne crois pas au moins que j’aie vraiment un béguin pour toi. Non, ma fille! Si ça peut te faire plaisir de le savoir, j’en pince pour une autre… et celle-là, c’est comme toi: je la tiens!… Le béguin, je l’ai eu! Tu le sais, j’ai bien vu que tu m’avais deviné. Mais tu n’as pas vu ce que je me suis tourmenté dans le temps, tu n’as pas entendu ce que j’ai crié pendant des nuits et des nuits où je te savais dans les bras de l’autre. Ça m’a passé. Et tu as cru que c’était oublié. Jean Nib l’a cru aussi. La Veuve l’a cru. J’ai bien caché mon jeu, pas vrai? J’étais devenu presque le frangin de Jean Nib. Il ne faisait rien sans moi… Tiens! j’te crois! il n’y avait pas de danger que je le lâche… j’attendais l’occasion de vous rendre à tous les deux, d’un seul coup, ce que vous m’avez fait souffrir ensemble… Je crois que ça y est!…


Rose-de-Corail écoutait, et c’est à peine si elle entendait.


– Qu’en dis-tu, hein?… Tu te tais, hein? Veux-tu me répondre, hein?… Tu as peur, hein? Veux-tu me répondre, dis! Veux-tu parler!… Tu ne veux pas?… Eh bien…


Ses deux mains énormes s’abattirent sur Rose-de-Corail, une à la gorge, l’autre aux reins pour la renverser. Rose-de-Corail ne jeta pas un cri, n’eut pas un soupir. À l’instant où le bandit s’abattait sur elle, elle se défendit, et ses deux mains, à elle, le saisirent, l’enlacèrent… Dans le même moment, elle tomba, Biribi sur elle… Pendant deux secondes, il y eut la lutte affreuse de ces deux corps qui s’étreignaient dans une volonté de mort…


– Elle m’étrangle! râla Biribi dans une insulte. Crève donc!…


D’un furieux talonnement, il se dégagea de l’étreinte, et, maintenant d’une main Rose-de-Corail par la gorge, comme clouée au sol, il leva sa poigne, très haut… l’éclair du couteau se confondit avec l’éclair de son regard…


– Adieu, mon Jean! cria Rose-de-Corail…


– Me voici! hurla une voix déchirante et tonnante…


Et Biribi, avant que son couteau se fût abattu, roula sur la terre, assommé…


– Jean! rugit Rose-de-Corail dans le délire d’une joie telle que cela lui parut le délire de l’agonie… Et Jean Nib, accroupi sur Biribi, lui martelant le crâne contre le sol… le sonnant!


Elle crut en effet qu’elle mourait… D’une voix d’orgueil et de douceur infinie, elle répéta: «C’est toi mon Jean! C’est toi!…» et elle perdit connaissance…


Jean Nib vit que Biribi demeurait immobile. Alors il le considéra un instant. Puis, avec un furieux grondement, il saisit le couteau du bandit, qui avait roulé sur le sol, et il le lui planta dans la poitrine… han!… d’un seul coup, d’un seul geste bref et court de l’avant bras…


Alors Jean Nib se tourna vers Rose-de-Corail, la saisit dans ses bras puissants, l’enleva, l’étreignit sur sa poitrine… et il éclata en sanglots.


Rose-de-Corail ouvrit les yeux et murmura:


– Est-ce bien toi, Jean?…


– Tu n’as pas de mal? lui demanda-t-il en la dévorant de caresses.


– Non, non, mon Jean… mais toi?…


Elle regarda autour d’elle et vit Biribi, étendu sur le dos, le couteau planté dans la poitrine. Alors elle s’arracha des bras de Jean Nib, s’approcha de Biribi, se pencha, l’examina et dit:


– Il a son compte…


– Oui! répondit Jean Nib avec un sourire terrible.


Ce fut tout. Ils se mirent en route… Et comme Rose-de-Corail, maintenant, grelottait, il la prit dans ses bras et l’emporta d’un pas aussi ferme que s’il eût porté un enfant.


La Pointe-au -Lilas était silencieuse dans les ténèbres, sous les brouillards. Pas un bruit ne s’y laissait entendre… pas une lueur ne trouait l’ombre. Une pesante tristesse enveloppait la plaine…


Au loin, à quelque mairie, quatre heures sonnèrent.


Près du canal, le corps de Biribi, sur le dos, le couteau planté dans la poitrine, était immobile…


Tout-à-coup, dans ce corps, il y eut un léger tressaillement.


Puis, ce fut de nouveau l’immobilité cadavérique dans le grand silence funèbre, dans la tristesse énorme de la plaine, au bord du canal…


Du temps s’écoula…


Quelqu’un qui se fût approché alors, eût vu ceci:


Biribi…, le mort…, ouvrait les yeux, ses prunelles fixes regardaient étrangement la nuit, et il y avait dans ce regard une explosion de ces sentiments qui n’appartiennent plus à la terre, une expression faite de mille expressions où dominaient la haine et l’épouvante…


Puis les bras de Biribi remuèrent…


Puis un faible gémissement s’échappa de ses lèvres…


Et il retomba soudain à l’atonie absolue, toute pareille à l’immobilité des cadavres.

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