XXI MODERN’ PASSE D’ARMES

À peu prés vers l’heure où, dans le galetas de La Veuve, Marie Charmant racontait son histoire à Lise, deux personnages de ce récit, presque dans le même instant, se livraient à la même occupation: ils écrivaient une lettre. Seulement, la lettre de l’un était un assassinat; la lettre de l’autre était un acte de foi rayonnante. Ces deux personnages, c’étaient le marquis Robert de Perles et Anatole Ségalens…


Très froid, très sûr de la victoire, le marquis n’en prenait pas moins toutes les précautions nécessaires; une vingtaine de lettres adressées à des amis de cercle, à des maîtresses, une note pour son majordome, un volumineux paquet pour son notaire attestaient que Robert de Perles, à la veille d’un duel, admettait toutes les éventualités.


En veston d’intérieur, un sourire sceptique au coin des lèvres, très élégant, il s’était occupé de ces ultimes devoirs en fredonnant des airs qu’il avait entendus dans un bouiboui de quartier où il était alors de très bon ton de se montrer. Il acheva une liste de cadeaux distribués à ses domestiques, écrivit au-dessous: «Pour mon valet de chambre», épingla le feuillet à la liasse qui encombrait sa table, inspecta ces divers papiers d’un dernier coup d’œil satisfait, et murmura:


– C’est tout?… Bonsoir!


Il se leva brusquement, se mit à se promener de son pas régulier, souple et ferme. Ses traits s’étaient contractés. Une pâleur soudaine avait envahi son visage. Une sorte de tic nerveux faisait passer de rapides frissons sur son front.


– Non! ce n’est pas tout! gronda-t-il, sourdement. Cette lettre encore!… Il faut que je l’écrive!… Il le faut!… Quoi? qu’ai-je à dire?… Ce serait une lâcheté! Il haussa violemment les épaules, et, comme dans une explosion de rage:


– Qui le saura?… Une lâcheté?… Et quand même on le saurait… Moi mort, qu’importe?…


Plus sourdement, avec un rictus féroce qui étonnait sur ce visage impassible et qui était peut-être sa véritable expression sous le masque d’homme du monde:


– De lâchetés! Il y en a quelques-unes dans ma vie!… Mais un monsieur qui a eu dix duels heureux ne peut être un lâche… Et puis…, et puis… oh! savoir que, si je mourais, cet homme la tiendrait dans ses bras comme je l’ai tenue, que les baisers d’Adeline seraient pour ce misérable!… Il s’assit, saisit la plume, et, d’un trait, sans s’y reprendre, écrivit:


«Monsieur,


Il est juste que vous sachiez, vous et pas d’autres, pourquoi je me suis battu, pourquoi j’ai été touché et pourquoi suis mort. J’aime la femme qui porte votre nom, et je n’ai pu supporter que de mes bras elle passât à ceux de mon rival et adversaire.»


Il signa et traça la suscription:


«À M. le baron. Gérard d’Anguerrand»


– Baptiste! appela-t-il, sans hausser la voix.


Le valet de chambre apparut.


– Baptiste, dit le marquis, je me bats en duel demain matin. Vous voudrez bien me réveiller à sept heures. Si je suis tué, vous ferez parvenir tout cela dans la journée. Allez.


Le valet de chambre fit un mouvement pour se retirer.


– Attendez! reprit le marquis.


Il eut une dernière hésitation, rapide comme ces flambées d’horizon qui, les soirs d’orage, illuminent tout à coup le ciel noir… et il saisit la lettre destinée à Gérard.


– Celle-ci à part, dit-il. Vous la garderez sur vous, et, si je suis tué, vous la remettrez sur le terrain même au destinataire qui est mon témoin.


* * * * *


Anatole Ségalens, lui aussi, écrivait.


La plume courait sur le papier, tandis qu’une fièvre lui battait les tempes et qu’un sourire très doux illuminait son visage.


Et voici ce qu’écrivait Anatole Ségalens:


«Mademoiselle,


Pour des raisons qu’il serait trop long de vous expliquer, il est possible que je m’en aille pour toujours, et alors jamais plus nous ne nous reverrions. C’est en prévision de cette éventualité possible que je vous écris. Vous trouverez dans cette enveloppe le gardénia que vos mains ont épinglé à mon habit. Cherchez sur cette fragile fleur déjà fanée le secret que d’un regard si fier vous avez arrêté sur mes lèvres: je vous aimais; mademoiselle… Que faut-il vous dire de plus? Rien, sans doute, sinon ceci: je vous aimerai aussi longtemps que je vivrai – et si loin que j’aille dans le voyage que j’entreprends, il m’est doux de partir en vous disant que ma pensée dernière sera pour vous. J’espère que vous me pardonnerez d’écrire ce que vous m’avez défendu de vous dire, puisque nous ne devons plus jamais nous revoir… si vous recevez ce mot.


Votre voisin.


ANATOLE SÉGALENS»


Ayant cacheté la lettre, Ségalens se coucha et dormit de bon cœur jusqu’à cinq heures du matin. Il fit une toilette soignée en murmurant:


– C’est aujourd’hui ou jamais le cas de paraître


Alors il prit les lettres qu’il avait écrites et sortit.


Avant de sortir de la maison, il frappa au carreau de la concierge qui s’habillait pour sa besogne journalière.


– Madame Bamboche, si je ne suis pas rentré d’ici ce soir, voulez-vous avoir l’obligeance de mettre à la poste ces lettres et de remettre celle-ci à ma voisine?


– La bouquetière?…


– Oui, madame: c’est pour une commande chez un de mes amis.


– Très bien, monsieur Ségalens.


Une heure plus tard, Ségalens arrivait chez Max Pontaives qui, avec une charmante délicatesse, s’était substitué à son client pour tous les détails de l’opération et les dépenses. Bientôt arrivèrent le deuxième témoin et le médecin.


À six heures, on roula vers Neuilly-Saint-James.


– Où nous battons-nous? avait simplement demandé Ségalens.


– Dans une propriété que j’ai à Neuilly, répondit Pontaives.


À sept heures, la voiture s’arrêta devant la grille d’un élégant pavillon. La rencontre était pour huit heures.


Derrière le pavillon, c’était une vaste pelouse au milieu d’un jardin clos de murs.


– Voilà un bien joli cadre pour une passe d’armes, dit Ségalens. Mais qu’est ceci? Pourquoi ces gens?…


– Le public, répondit Pontaives.


De minute en minute, les voitures arrivaient et débarquaient devant la grille laissée ouverte des gens qui, peu à peu, se tassaient dans le jardin et prenaient leurs places comme à un spectacle; bientôt ils furent une trentaine, bientôt cent: journalistes, habitués de salles d’armes, le Tout-Paris de ces premières sensationnelles où nul ne connaît le dénouement du drame qui va se jouer, spectateurs plus avides de se montrer et d’être vus que de curiosité professionnelle ou de maladive émotion, et parmi lesquels rôde peut-être ce personnage invisible qu’est la Mort.


Ségalens fut étonné, mais garda son étonnement pour lui.


– Une mode, reprit Max Pontaives; elle passera, comme tant d’autres; en attendant, il faut vous y soumettre; votre adversaire a lancé deux cents cartes d’invitation… Vous aurez un beau public.


– Après tout, fit Ségalens, dont le sang s’échauffait, la coutume ne manque pas d’allure, et l’idée de M. de Perles d’envoyer des invitations me séduit tout à fait.


– Voici vos adversaires, dit tout à coup Pontaives. Je vous quitte un instant…


– Un mot, fit Ségalens. Je vous suis inconnu pour vous et vous me traitez en ami; comment pourrai-je vous remercier?


– En m’accordant votre amitié.


Là-dessus Pontaives sortit pour courir au-devant de ses hôtes.


Robert de Perles, à ce moment, descendait de son coupé avec Gérard d’Anguerrand, son premier témoin.


Une minute plus tard, les quatre témoins se retrouvaient sur la pelouse, et, marchant à la rencontre les uns des autres, se saluaient gravement.


Quelques instants après, Ségalens apparaissait en tenue de combat; puis ce fut Robert de Perles lui-même, très froid, saluant l’assemblée d’un sourire imperceptible.


Les témoins tirèrent les épées au sort.


Pendant cette opération, deux hommes, perdus dans la foule des spectateurs et engoncés dans le col de leurs pardessus, dévoraient des yeux Gérard d’Anguerrand, le premier témoin du marquis de Perles.


– Qu’en dis-tu? demanda l’un d’une voix si basse qu’à peine pouvait-on voir remuer ses lèvres.


– Je dis que j’ai vu cette figure-là. Et toi?…


– Moi, je dis que je veux perdre ma place de brigadier si cet homme ne s’appelle pas Lilliers de son vrai nom!


– À moins qu’il ne s’appelle Charlot! fit l’autre.


– L’agrippons-nous?…


– Pas de gaffe, mon camarade! Suffira de pister le client. En attendant, n’oublions pas que nous sommes à Neuilly pour étudier la localité qu’on doit déva1iser ce soir.


– La propriété du marquis de Perles… Eh bien! partageons-nous la besogne. Mois, je reste ici pour garder le contact avec celui qui, peut-être s’appelle Charlot… Toi, tu vas aller prendre des dispositions pour l’arrestation de la bande dénoncée par La Veuve…


À ce moment, Gérard venait de placer les adversaires sur la piste, et, tenant dans ses doigts les deux pointes des épées, prononçait:


– Êtes-vous prêts, messieurs?… Allez, messieurs!…


Les deux adversaires tombèrent en garde en arrière. Dans la foule des spectateurs, le silence devint plus profond. On ne connaissait pas Ségalens. Mais de Perles avait eu dix duels heureux, et c’était l’un des plus redoutables tireurs des salles de Paris. Fléchi sur les jambes, la poitrine rentrée, la tête légèrement penchée en avant, la pointe basse pour éviter les prises de fer, il offrait un frappant contraste avec Ségalens qui, la pointe en ligne, le torse bombé en avant, la tête droite cherchait à amorcer une attaque. Brusquement, sur un instant d’imprudente immobilité de Ségalens, Robert s’empara de son fer par un violent battement de quarte et tira à fond. Il y eut un frémissement dans la foule, et Gérard, s’avançant vers Ségalens, lui dit:


– Vous êtes touché, monsieur!…


Ségalens souriait; d’un bond en arrière, il avait évité la terrible attaque; à l’interpellation de Gérard, il répondit par un signe de tête négatif.


– Alors, monsieur, reprit Gérard, permettez-moi de regarder, pour dégager ma responsabilité.


Ségalens entr’ouvrit sa chemise de flanelle.


Robert de Perles ne le regardait pas ou feignait de ne pas le regarder; en réalité, du coin de l’œil, il surveillait ce groupe formé par Ségalens et Gérard d’Anguerrand, et tous deux il les enveloppait dans le même jet de haine enflammée. L’un d’eux était son adversaire, l’autre son témoin et ami, mais il eût été impossible, à ce moment, de discerner auquel des deux allait sa haine…


– Pardieu, monsieur, dit Ségalens lorsque Gérard eut terminé son inspection, je regrette pour vous que vous ne m’ayez pas cru sur parole!


Gérard se recula sans répondre et le combat recommença.


Cette fois Ségalens attaquait avec une fougue si méthodique, dans un tel enveloppement des feintes serrées, des contres vertigineux, que Robert se mit à reculer, la rage au cœur. Très pâle, ramassé sur lui-même, il répondait, parait, les coups de fer se succédaient, rapides, les attaques à fond venaient l’une sur l’autre. Dans la foule, les visages se contractaient, l’émotion grandissait, les deux adversaires étaient à cette limite extrême où le combat va devenir corps à corps, où le premier coup porté sera mortel, et Robert de Perles reculait, il semblait faiblir; déjà ses yeux s’égaraient, sa figure se convulsait… Ségalens se ramassa pour le dernier coup droit que depuis quelques instants il préparait avec une implacable méthode… Robert était perdu, la foule haletait…


– Trois minutes, messieurs! cria Gérard.


Ségalens abaissa la pointe de son épée:


Robert de Perles était sauvé!… Sauvé par Gérard d’Anguerrand qui, au moment terrible, venait d’arrêter net le combat.


– Sang-dieu! ne put s’empêcher de dire Ségalens, les minutes sont brèves à Paris!…


En effet, Max Pontaives qui, à ce moment, consultait son chronomètre, constata qu’il s’en fallait d’une vingtaine de secondes que la reprise de trois minutes fixée au procès-verbal fût accomplie.


Au bout de deux minutes, le combat fut repris; cette fois, c’était Pontaives qui le dirigeait.


– Avec moi, murmura-t-il à l’oreille de Ségalens, les minutes seront chronométriques…


– À la mode de Tarbes, fit Ségalens.


– Vous n’avez plus que deux mètres derrière vous! glissait Gérard à de Perles.


– C’est plus qu’il n’en faut pour prendre ma revanche! dit Robert avec un sourire livide.


L’instant d’après, les épées se croisèrent, et de Perles, attaquant par un formidable écrasement, bondit en roulant un double contre de quarte sur lequel il se fendit à fond.


– Malédiction! rugit-il en lui-même.


La pointe de son épée venait de se heurter à la coquille de Ségalens, et Robert, ayant pris, une autre lame, se remit en garde.


Cette fois, les deux hommes se risquaient davantage. De Perles préparait son grand coup, le coup terrible qui le faisait roi des salles d’armes, et dans la foule, ceux qui connaissaient ce tireur murmuraient en regardant Ségalens:


– Le pauvre garçon est perdu… le marquis va le tuer… il y va de sa réputation entamée par sa reculade de tout à l’heure…


En effet, à ce moment, Robert de Perles rompait d’un pas et semblait appeler, attirer son adversaire, d’un sourire sinistre; ses yeux, si froids d’ordinaire, fulguraient… Ségalens bondit en avant; c’était le moment terrible; devant le bond de Ségalens, le marquis, d’un seul temps, se fond en arrière et jette le bras en avant; à la même seconde, il s’écrase sur le sol, s’appuyant à terre de la main gauche, tandis que, de la main droite, il présente la pointe à Ségalens lancé dans son bondissement…


La foule, dans cette inappréciable seconde, est demeurée silencieuse, mais de tous les yeux, c’est un véritable cri d’angoisse qui jaillit… le malheureux jeune homme lancé sur le fer de Robert va s’enferrer!…


Et tout à coup, c’est un vaste soupir de soulagement qui monte de toutes les poitrines; par une violente contraction musculaire, dans un mouvement de conservation purement instinctif, Ségalens s’est arrêté en plein élan… arrêté à deux centimètres de la pointe que lui tend Robert écrasé sur le sol, dans sa manœuvre de traître… et aussitôt, à ce soupir de soulagement succède un cri que cette fois nul ne peut retenir… Emporté par son mouvement d’attaque, Ségalens, à l’instant précis où il s’est arrêté, a tendu le bras, son épée a décrit une parade de seconde qui chasse violemment l’épée ennemie, et par une riposte foudroyante, sa pointe pénètre à fond dans l’épaule droite du marquis!


Tumulte, tourbillonnement dans la masse des spectateurs; on s’approche, on se penche, les médecins se précipitent…


À ce moment, Robert de Perles ouvre les yeux, regarde autour de lui… et tout à coup ce regard atone de l’homme qui va mourir s’emplit d’une épouvante sans nom; ses yeux s’ouvrent démesurément et se fixent dans un vertige d’horreur sur quelque chose ou quelqu’un…


Quelqu’un!…


Un homme… un gueux… un être pâle et sombre, misérablement vêtu d’un bourgeron bleu d’ouvrier sans travail, les souliers boueux, un homme qui, appuyé sur un bâton, est entré dans le jardin au moment où Robert de Perles préparait son dernier coup!…


Il s’est approché en frémissant comme s’il avait le droit d’être là!…


C’est sur cet homme que le regard vacillant du blessé vient de se fixer…


Et cet homme, c’est Pierre Gildas, le père de Magali et de Zizi…


Robert de Perles eut un râle que chacun attribua à l’agonie et qui était un râle de terreur. Il se tordit un instant sur le sol, puis il demeura immobile, les yeux fermés…


Alors, le père de Magali eut un mystérieux et sombre sourire; il se recula, se perdit dans la foule, sortit de la villa, et, sans hâte, appuyé sur un bâton, prit le chemin de Paris…


Les médecins s’étaient agenouillés près du marquis de Perles, découvraient le buste, auscultaient la poitrine, visitaient la blessure…


– Il est mort! murmura l’un des médecins dans l’affolement de la première minute.


Et ce mot: «Mort!» courut de bouche en bouche; toutes les têtes se découvrirent…


À ce moment, un homme s’approcha de Gérard d’Anguerrand et dit:


– Pardon, monsieur le baron: mon maître est mort?…


Gérard reconnut le valet de chambre du marquis et répondit:


– Hélas! oui, mon pauvre Baptiste…


– En ce cas, répondit le valet de chambre, voici une lettre pour vous.


Et Baptiste tendit à Gérard d’Anguerrand la lettre que le marquis de Perles – l’amant d’Adeline! – avait écrite dans la nuit!…


Gérard prit l’enveloppe, la considéra un instant, puis, préoccupé des soins que lui imposait l’issue du duel où il était premier témoin du mort, il mit la lettre dans sa poche.


À ce moment, le médecin de Ségalens étudiait la blessure, grommelait entre ses dents:


– Mort? Cet homme n’est pas mort… et même… et même, j’ai idée qu’il en reviendra!…


* * * * *


Le blessé fut transporté dans sa propriété (voisine, on s’en souvient, de celle de Pontaives). Non, il n’était pas mort! Une heure plus tard, lorsqu’il eut été pansé, et qu’étendu dans son lit, la vie lui revint à flots, il ouvrit les yeux, jeta sur les personnes qui l’entouraient un regard de terreur et murmura:


– L’homme! où est l’homme!…


– Quel homme?


– Le condamné!… il s’est évadé… qu’on l’arrête!… murmura le marquis en retombant à la syncope.


– C’est le délire, fit le médecin, en hochant la tête.


* * * * *


– Eh bien? demanda anxieusement Ségalens à Max Pontaives lorsque celui-ci revint à l’hôtel de Perles où il avait été aux nouvelles.


– Soyez rassuré: on répond de sa vie.


– Ouf! dit Ségalens en pâlissant de joie dans la violente réaction qui s’opérait en lui.


– Ainsi, fit Pontaives d’un ton singulier, vous êtes heureux que Robert survive?


– Heureux? Certes! Je viens de passer une heure abominable. Je n’aurais jamais cru qu’il fût aussi terrible de se dire: j’ai tué un homme. Et pourquoi? Cet homme ne m’avait rien fait, à moi!… L’histoire de Magali, si triste qu’elle soit, ne me regardait pas, moi!… Allons, tout est bien qui finit bien.


– Ainsi, reprit Pontaives sur le même ton, vous croyez que c’est fini?


– Que voulez-vous dire?


– Je veux vous dire de prendre garde, et que vous avez là maintenant un redoutable ennemi. Robert de Perles est un haineux. Et il est terriblement armé pour la bataille parisienne. Il ne pardonne pas. Vous lui avez enlevé Sapho…


– Moi?… Allons donc!…


– Si cela n’est pas, tout le monde le croit, et c’est la même chose.


«Pour commencer, si vous avez besoin d’argent, ne vous gênez pas. Je suis riche; mon père a eu l’heureuse idée de me laisser quelque chose comme quatre cent mille francs de revenu. Et voyez la cocasserie, cet argent m’ennuie. Je suis seul. Je suis orphelin comme vous. Je ne me sens de goût pour aucune des innombrables pécores qui font les yeux doux à ma fortune. Et puis, fonder un foyer, une famille, m’empêtrer d’une femme, d’enfants… J’en ai le frisson rien que d’y songer.


«Et c’est pourquoi je commence par mettre ma bourse à votre disposition. Ensuite, laissez-moi vous conseiller de quitter votre taudis; logez-vous convenablement; ayez des meubles, une apparence de raison sociale; enfin, et ceci est plus grave: défiez-vous de Sapho, défiez-vous du marquis de Perles.


– C’est votre ami pourtant.


– Je n’ai pas d’ami, dit Max Pontaives. J’ai des connaissances. Si j’avais eu la moindre affection pour Robert, aurais-je consenti à être votre témoin contre lui? Soyez sûr qu’il ne me pardonnera pas plus qu’à vous. Mais moi, j’ai de quoi me défendre. Vous, au contraire, je vous vois bien faible et bien désarmé…


«Oui, oui… je sais ce que vous allez me dire: tout à l’heure, vous avez prouvé que vous saviez tenir une épée; mais c’est l’enfance de l’art, cela! À moins de tuer net votre ennemi, ce qui me paraît une des solutions les plus convenable, le duel ne signifie pas grand’chose. Le vrai duel, pour vous, sera dans votre maison, dans la rue, ici, partout, et surtout là où vous aurez besoin d’établir votre réputation et votre gagne-pain.


«Vous prétendez vivre de votre plume. Bon métier, excellent métier. Mais prenez garde! Le directeur du théâtre où vous voulez être joué, du journal où vous voulez être imprimé, l’éditeur à qui vous porterez vos manuscrits, tous ces gens ne se donnent pas la peine – ils n’en ont pas le temps, d’ailleurs – de peser ce que vous valez ou ne valez pas. Ce sont vos amis, vos camarades, vos connaissances qui vont vous faire votre réputation d’un mot, d’un haussement d’épaules, d’un sourire saisis par l’éditeur ou le directeur de théâtre.


– Bah! fit Ségalens. Si je ne puis vivre en vendant des lignes, je vivrai en vendant du calicot.


– Et vous croyez que c’est facile de vendre du calicot? Ah! comme vous venez de loin!… Calicot, romans, cafés, drames, toutes ces marchandises n’ont jamais qu’un public invariable, et le nombre des marchands a augmenté dans une proportion terrible.


– Vous m’effrayez! s’écria Ségalens en riant.


– Pas autant que je le voudrais pour vous convaincre, dit gravement Pontaives. Enfin, je serai là. Une petite guerre d’Iroquois n’est pas pour me déplaire. Ségalens et Pontaives for ever!


Les deux jeunes gens se tendirent spontanément la main, et chacun d’eux eut l’impression qu’il serrait une main ferme, vivante, palpitante de force et de loyauté.


– Voulez-vous de l’argent? demanda Pontaives.


– Non, répondit Ségalens.


– Passez-vous la journée avec moi?


– Cela je veux bien.


Les deux amis partirent ensemble de Neuilly. À la demande de Ségalens, Pontaives fit stopper faubourg Saint-Honoré, devant le fameux 55 où le jeune homme n’habitait qu’en fiction. La concierge lui remit plusieurs lettres; parmi elles se trouvait un petit bleu du directeur de l’Informateur, ainsi conçu:


«Mon cher confrère,


«Toute réflexion faite, je suis heureux de pouvoir vous offrir une chronique par semaine. Trois cent francs la chronique. Deux cent cinquante lignes au maximum. Vous prendrez le mardi qui est vacant. Sujets ad libitum. Mais je suis sûr que vous réussiriez admirablement la chronique mondaine et d’épée. Est-ce dit?


«Bien cordialement,


«CHAMPENOIS.


«P.S. – Sincères félicitations pour votre coup d’épée de ce matin.»


– Quand je vous disais que vous êtes le héros du jour! fit Max Pontaives.


Sur le soir, Ségalens rentra rue Letort. Mme Bamboche, sur sa demande, fouilla son tiroir pour lui rendre les lettres qu’elle avait reçues en dépôt.


Mais Mme Bamboche eut beau fouiller: celle qui était pour la bouquetière avait disparu.


– Voilà qui est drôle, dit Mme Bamboche dont l’honnêteté ne pouvait d’ailleurs être soupçonnée; je me suis à peine absentée de la loge ce matin, une heure après que vous m’avez remis ces lettres, et, comme d’habitude, j’avais fermé à clef…


– Cette lettre n’avait pas grande importance, fit Ségalens en déguisant le sourd malaise qu’il éprouvait.


– Ce qu’il y a de plus drôle, continua la concierge, c’est que Mlle Marie a disparu également.


Ségalens devint pâle.


– Que me dites-vous là? balbutia-t-il.


– La vérité… Ma jolie locataire n’est pas descendue de chez elle à son heure habituelle. À midi, ne la voyant pas encore, j’ai cogné à sa porte: pas de réponse, inquiète, craignant que la pauvre petite ne fût évanouie, bien malade enfin, j’ai fait ouvrir la porte: personne!…

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