7
Grâce au flux incessant des véhicules, la neige n'avait pas encore eu l'occasion d'accrocher le bitume de l'autoroute A86, mais elle ralentissait néanmoins drastiquement la circulation. Aussi Sharko parvint-il à l'hôpital intercommunal de Créteil une heure et quinze minutes après son départ du centre de la capitale, à une petite quinzaine de kilomètres de là. En route, il s'était mis en relation avec le commandant de police de Maisons-Alfort, qui s'était lui aussi déplacé jusqu'à l'établissement de pédiatrie : cette histoire de cambriolage chez l'une des quatre « Valérie Duprès » de sa liste l'interpellait.
Les deux fonctionnaires de police se retrouvèrent dans le hall de l'hôpital public. Comme Sharko, Patrick Trémor était habillé en civil, mais il portait une tenue beaucoup plus décontractée : jean, col roulé kaki, bonnet noir et blouson de cuir. Il avait la voix grave et une poigne de motard. Le flic parisien estima son âge proche du sien, une petite cinquantaine d'années. Après les présentations d'usage, ils se dirigèrent vers le premier étage. Sharko entra dans le vif du sujet : - Que donnent les recherches ?
- Pas grand-chose pour le moment. On a fait le tour du voisinage où a été découvert le gamin, personne ne le connaît. Idem pour les foyers ou les établissements sociaux. Les vêtements qu'il portait n'avaient pas d'étiquette. Aucun avis de disparition n'a été signalé pour le moment. Son portrait va bientôt circuler dans les différents commissariats et gendarmeries du coin, et on élargira si nécessaire. D'après le médecin, il présente des marques caractéristiques au poignet droit, de celles laissées par un cerceau en acier bien serré, sur lequel il aurait forcé.
- On l'aurait enchaîné ?
- Fort probable.
Sharko prit un air grave, impassible. Une affaire d'enlèvement d'enfant ou de maltraitance... Rien de tel pour rouvrir toutes les cicatrices psychiques de Lucie. Il se demandait déjà comment il aborderait le sujet ce soir, lorsqu'elle lui poserait des questions sur son passage à l'hôpital. S'efforçant de rester concentré, il revint dans la conversation.
- Nous allons avoir besoin du morceau de papier que vous avez trouvé sur lui. Pour la graphologie. Il est fort possible que le mot ait été écrit par Duprès en personne.
- Bien sûr, mais... J'ai appris, avant de vous rejoindre, que le juge désigné sur votre affaire avait contacté les magistrats du parquet de Créteil. C'est juste une impression ou la Crim' cherche déjà à récupérer le dossier ?
- Je ne suis pas au courant, et les ambitions des juges et de mes supérieurs m'échappent complètement. Sans oublier que nous croulons déjà sous le travail, et je crois qu'une aide extérieure serait la bienvenue, alors, pourquoi feraient-ils ça ?
- Les médias. La Crim' aime s'approprier ce genre d'affaires.
- Personnellement, je me fiche des médias. Je suis ici pour tenter de comprendre ce qui s'est passé, pas pour discuter de guerres de clan. J'espère qu'il en est de même pour vous.
Le commandant sembla bien prendre la remarque et acquiesça. Il sortit un papier plié de sa poche et le tendit à Sharko.
- Voici une copie, en attendant l'original.
Le commissaire Sharko s'empara de la feuille et s'arrêta au milieu de l'escalier. Valérie Duprès, 75, France. L'écriture était tremblotante, irrégulière. Une phrase écrite dans l'urgence, dans de mauvaises conditions. Pourquoi avoir noté « France » ? À supposer que Duprès ait écrit cette phrase, se trouvait-elle à l'étranger avec l'enfant ? Sharko pointa le doigt sur différentes marques photocopiées.
- Les traces noires, c'est...
- De la saleté, genre terre ou poussière, mêlée à du sang, d'après le labo. C'est trop tôt pour dire s'il appartient au gamin, mais on ne pense pas. Il y a comme une trace papillaire imprimée dans le sang, à l'arrière de la feuille. Trop large pour être celle de l'enfant. Il faudra vérifier si elle colle à votre Valérie Duprès.
Sharko essaya d'imaginer le scénario qui avait pu conduire à un tel résultat. La journaliste d'investigation avait peut-être aidé cet enfant à s'échapper d'un endroit où on le retenait et elle avait été blessée. Contraints de se séparer, elle lui avait glissé un papier dans la poche. Avait-elle néanmoins réussi à fuir ? Si oui, où se trouvait-elle et pourquoi n'appelait-elle pas ?
Il fixa ces traces sombres sans plus ouvrir la bouche, imaginant déjà le pire des épilogues. La police scientifique serait rapidement capable de dire si le sang sur la lettre appartenait à Valérie Duprès. Les traces biologiques relevées dans son appartement - cheveux avec racine sur les peignes, salive sur les brosses à dents, squames de peau sur les vêtements - seraient comparées aux cellules de sang qu'un technicien récupérerait méticuleusement sur le papier. La comparaison de l'ADN serait alors déterminante.
- À vous de me donner des infos à présent, fit Trémor.
Ils reprirent leur lente marche. Sharko expliqua les faits. Un journaliste retrouvé mort dans un congélateur, en proie à un tueur qui l'avait fait souffrir. Les recherches dans les archives de "La Grande Tribune". Sa collègue, Valérie Duprès, disparue, et dont l'appartement avait été fouillé. Trémor écoutait avec attention, appréciant la loyauté et la simplicité de son interlocuteur.
- Quel genre d'affaire pensez-vous que nous ayons en face de nous ?
- Quelque chose qui sera long et compliqué, j'ai l'impression.
Ils trouvèrent le médecin qui s'occupait du petit anonyme. Le docteur Trenti les conduisit dans la chambre individuelle du jeune patient. L'enfant était perfusé au bras, branché à un tas de moniteurs, et il dormait. Il avait de courts cheveux blonds, les pommettes hautes et saillantes, et ne devait pas peser bien lourd.
- Nous avons dû lui donner un sédatif, il ne supportait pas sa perfusion de glucose ni, de manière plus globale, les aiguilles. Ce gamin est terrorisé, le moindre visage inconnu l'effraie. Il était hypoglycémique et déshydraté, nous sommes en train de le retaper.
Sharko s'approcha. L'enfant semblait dormir paisiblement.
- Que disent les examens ?
- Pour le moment, on a pratiqué les bilans biologiques standard. Numération, formule sanguine, ionogramme, analyse d'urines... Rien d'anormal à première vue, hormis la présence excessive d'albumine, qui annonce un mauvais fonctionnement des reins. Il n'a subi aucune violence sexuelle et, en dehors de cette trace violacée autour du poignet, il ne présente pas de signes caractéristiques de maltraitance. Par contre, il a des problèmes anormaux pour un enfant de son âge. Les reins, je viens de vous en parler, une tension artérielle très forte et de l'arythmie. Pour l'instant, sur le moniteur, son cœur bat régulièrement, à soixante battements environ. Mais...
Il s'empara de tracés rangés dans une pochette plastifiée au bout du lit et montra un électrocardiogramme.
- Regardez, il y a des phases où son cœur accélère et ralentit, sans raison apparente. S'il avait quarante ans de plus, il serait un excellent candidat à la crise cardiaque.
Sharko observa le tracé, puis de nouveau l'enfant. Son visage était beau et lisse. Il devait avoir dix ans, tout au plus. Et pourtant, son cœur semblait bien malade.
- Vous avez déjà rencontré ce genre de cas ?
- C'est arrivé oui, et il peut y avoir de nombreuses causes. Cardiopathie congénitale, anomalie des coronaires, sténose aortique, j'en passe. Il va falloir creuser. Et il y a un autre fait remarquable : l'enfant présente un début de cataracte, le cristallin est légèrement opaque.
- La cataracte... C'est une maladie qui touche les personnes âgées, non ?
- Pas toujours. Il en existe plusieurs, dont l'une, héréditaire, affecte les jeunes enfants. C'est sans doute le cas ici. Elle s'opère très bien.
- Et pourtant, on ne l'a pas opéré, lui. Le cœur arythmique, la cataracte, les reins : à quoi avons-nous affaire, selon vous ?
- Difficile à dire pour le moment, il est arrivé dans mon service il y a à peine quatre heures. Chose certaine, il est loin d'être en bonne santé. Dès qu'il sera réveillé, je compte bien lui faire passer des examens paracliniques. Scanner cérébral, examens approfondis en cardiologie, en gastro-entérologie, et des tests ophtalmologiques. Quant au sang, on va le faire partir en toxico pour la recherche de toxines éventuelles.
- Vous avez essayé de le faire parler ?
- Le psychologue de l'hôpital a essayé, oui. Mais vu son état de fatigue et de peur, c'était impossible. On doit d'abord le rassurer, lui dire qu'il ne va rien lui arriver de mal. Le problème, c'est qu'on ignore s'il nous comprend.
Les mains dans les poches de sa blouse, le médecin fit le tour du lit et invita les deux policiers à s'approcher.
- J'ai prévenu les services sociaux, ajouta-t-il. Les personnes de l'aide à l'enfance passeront demain. Ce môme a besoin d'être pris en charge dès qu'il sortira d'ici.
Il souleva le drap et baissa les yeux vers la poitrine de l'enfant. Un curieux tatouage, de trois ou quatre centimètres de large, était dessiné au niveau du cœur. Il s'agissait d'une espèce d'arbre à six branches sinueuses réparties comme les rayons du soleil, au sommet d'un tronc courbé. Dessous, écrit en tout petit, un nombre : 1400. Le tatouage était monochrome, noir, et ne témoignait pas de grandes qualités artistiques. Il ressemblait aux dessins grossiers que se faisaient les prisonniers avec une aiguille imbibée d'encre. À l'évidence, on l'avait tatoué avec les moyens du bord.
- Ça vous dit quelque chose ? demanda le médecin.
Sharko et son collègue de Maisons-Alfort échangèrent un regard inquiet. Le commissaire observa le tatouage d'un peu plus près. Avec ce qu'il avait déjà vu dans sa carrière, il ne se demandait même plus quel genre de monstre avait pu faire une chose pareille à un enfant. Il savait simplement que ces monstres-là existaient, partout, et qu'il fallait les attraper pour les empêcher de nuire.
- Rien du tout. On dirait une espèce de... symbole.
Trenti désigna les extrémités du dessin du bout de l'index (Endroit de l'écriture où je me trouvais à une certaine date devenue très importante depuis. Vous comprendrez mieux en lisant la note de fin, à ne découvrir qu'après avoir lu toute l'histoire. (Note de l'auteur)).
- Regardez, ici. Il y a des traces de cicatrisation à certains endroits, très légères. Je dirais que le tatouage est récent, il a été réalisé il y a, je pense, une ou deux semaines.
Le capitaine Trémor tripotait nerveusement son alliance. Le froid extérieur avait tiré les traits de son visage, ce qui rendait son expression plus dure.
- Vous pourrez me transmettre une photo de ce tatouage ?
Avant que le médecin ait le temps de répondre, Sharko sortit son portable et tira un gros plan de l'étrange signe, avec le numéro dessous. De quel enfer pouvait bien sortir ce pauvre môme épuisé, marqué comme une bête ?
Trémor fixa Sharko dans les yeux et étira les lèvres.
- Vous avez raison. Allons au plus simple et au plus efficace.
Il l'imita et prit également une photo à l'aide de son téléphone. Au moment où le flic de la criminelle rempochait son portable, ce dernier se mit à vibrer. Nicolas Bellanger...
- Excusez-moi, dit-il en sortant dans le couloir.
Une fois dans un endroit isolé, il décrocha.
- Oui, Sharko.
- C'est Nicolas. Alors, le môme ?
Sharko lui fit un rapide bilan de ce qu'il venait d'apprendre. Après quelques échanges sur l'affaire, Bellanger se racla la gorge.
- Écoute... Je t'appelle pour autre chose. Il faut que tu viennes au 36 dès que possible.
Sharko sentit que le ton était anormalement grave, presque gêné. Il se posta devant une fenêtre, l'œil rivé vers les lumières de la ville.
- Je ne suis pas loin de chez moi. Après l'hôpital, je comptais rentrer directement, vu les conditions météo. Sur les routes, c'est la galère. Qu'est-ce qu'il y a ?
- Je ne peux pas te parler de ça au téléphone.
- Essaie quand même. J'ai mis une heure et quart pour venir ici et je n'ai pas envie de remettre ça dans l'autre sens.
- Très bien. La gendarmerie d'un bled situé au fin fond de la Bretagne, à cinq cents kilomètres d'ici, m'a contacté. Il y a une semaine, leur salle des fêtes a été fracturée. Porte défoncée en pleine nuit. Sur le mur, il y avait une phrase, écoute bien : « Nul n'est immortel. Une âme, à la vie, à la mort. Là-bas, elle t'attend. » Elle était écrite en lettres de sang, avec l'extrémité d'un fin morceau de bois ou un truc dans le genre.
- Tu vois un rapport avec notre affaire ?
- A priori, aucun. Mais un rapport avec toi, ça, c'est sûr.
Sharko pinça l'arête de son nez, les yeux fermés, le visage lourd.
- Je vais raccrocher, Nicolas, si tu ne me lâches pas le fin mot de l'histoire dans les cinq secondes.
- J'y viens. Les gendarmes ont pris cet acte malveillant suffisamment au sérieux pour solliciter un laboratoire et essayer de voir d'où provenait ce sang. Ils ont fait des analyses, dont l'ADN. C'était du sang humain. Ils ont alors cherché dans le FNAEG (Fichier national automatisé des empreintes génétiques), se disant que, peut-être, le malfaiteur aurait été assez stupide pour écrire le message avec son propre sang. Ils sont bien tombés sur un enregistrement dans le fichier.
Il y eut un silence. Sharko sentit son cœur s'accélérer, comme s'il avait deviné ce qu'allait lui annoncer son chef de groupe.
- Ce sang, Franck, c'est le tien.