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Garges-lès-Gonesse.
Ses immeubles dortoirs. Des vélos, des pots avec des plantes mortes, des pères Noël en plastique accrochés sur les terrasses trop petites. Sharko débarqua en courant dans le hall d'une tour un peu moins craignos que les autres, là où, d'après Madère, logeait Gloria Nowick. Il bouscula légèrement le jeune type qui fumait un pétard sur les marches et grimpa au quatrième étage. Haletant, il cogna du poing contre la porte et, n'obtenant pas de réponse, appuya sur la poignée avec son coude.
C'était ouvert.
Il en vint à se dire que c'était sans doute logique : on l'attendait.
Le flic entra prudemment, conscient du piège. Sans son arme, il se sentait pareil à un gosse vulnérable, mais cette série d'énigmes, ces pièces du puzzle à assembler lui disaient qu'il n'en aurait pas besoin. Pas tout de suite en tout cas.
Que lui voulait Gloria ? Était-il possible qu'elle soit derrière toute cette mascarade, depuis le début ? Sharko ne pouvait se résoudre à y croire. Il ne pouvait non plus imaginer l'autre possibilité - la plus horrible - qui s'imposait à son esprit.
À l'intérieur du studio, tout semblait en ordre. Les vêtements, les livres, les bibelots s'entassaient, on sentait le manque de place. Du temps où Sharko côtoyait encore Gloria, elle était caissière de supermarché et bossait dur pour s'en sortir. Une fille courageuse, qui n'avait jamais eu vraiment de chance dans la vie. Pour preuve, Loïc Madère.
Sharko ne toucha à rien, il ne voulait surtout pas laisser d'empreintes. La gorge serrée, il s'orienta vers la chambre. Le lit était fait, quelques paires de chaussures et des vêtements traînaient dans un coin. Dans un cadre, une photo du taulard. Gloria devait être sérieusement amoureuse pour s'accrocher à un homme qui allait encore passer quinze ans derrière les barreaux. Sur un autre cliché, elle s'affichait au bord de la mer et paraissait épanouie. Une belle femme brune, petite quarantaine d'années, cachant à la perfection ses années de trottoir, hormis cette cicatrice dont elle ne se débarrasserait jamais.
Sharko sortit de la pièce, et ce fut dans la salle de bains qu'il dénicha l'une des clés du mystère.
Sur un miroir était écrit, avec du rouge à lèvres, « 2°21'45 E ». Seconde partie des coordonnées GPS. L'écriture était appliquée, uniforme. Féminine. On avait pris son temps pour noter le message.
Sharko mémorisa les chiffres et sortit de l'appartement, moins de cinq minutes après y être entré. Il prit garde de refermer la porte derrière lui. Une fois à l'intérieur de son véhicule, il inséra ces nouvelles informations dans son GPS, complétant celles trouvées sur la glacière. 48°53'51 N, 2°21'45 E.
Ça fonctionnait : l'appareil lui renvoya une destination à proximité de la porte de la Chapelle, dans le 18e arrondissement de Paris. Sur la petite carte affichée par l'engin, le flic remarqua que l'emplacement final se trouvait en dehors de toute route, à proximité de rails.
Il démarra, pied au plancher, guidé par la voix du GPS. Intérieurement, il était sur les nerfs. Cette voix, c'était comme s'il s'agissait de celle de son adversaire, qui jouait avec lui et le manipulait. Il pensa à Gloria, brusquement ressurgie dans son univers. Elle avait tant compté pour Suzanne et lui. De trop nombreux souvenirs lui revinrent en tête et le blessèrent au plus profond de sa chair.
Il avait roulé trop vite et, après une demi-heure, approchait de sa destination. Il contourna un rond-point, et le paysage urbain changea. Les rues droites et animées de la ville laissèrent alors la place à d'immenses entrepôts de sociétés de transport. Partout, des camions inertes, alignés en rangs d'oignons et rangés au bord des quais d'embarquement. Des zones d'asphalte à n'en plus finir, des allées vides, blanches de neige, où se croisaient des centaines de traces de pneus. La Renault 21 fendit la zone industrielle et vint se ranger au bout d'une rue qui se terminait en cul-de-sac. Il restait cinq cents mètres à parcourir mais la destination finale indiquée par l'appareil était inaccessible en voiture.
Sharko sortit, le GPS dans la main, enfila ses gants, son bonnet, et boutonna son caban noir jusqu'au col. Il faisait toujours aussi froid, le vent prenait au visage et faisait mal aux dents. Des moteurs et des scies électriques bourdonnaient au loin. L'air paraissait électrique, le ciel avait une couleur de mauvais limon.
Au pas de course, le flic traversa un espace de terre gelée pour arriver en surplomb de voies ferrées apparemment abandonnées. Il lorgna l'horizon - les bâtiments en ruine, les tours lointaines, les lignes à haute tension - pour se rendre soudain compte qu'il se trouvait probablement au bord de la Petite Ceinture, une voie ferrée qui faisait le tour de Paris et dont le trafic ferroviaire s'était interrompu dans les années 1930.
Depuis tout ce temps, la nature y avait repris ses droits.
Sharko chevaucha un grillage mal en point et descendit sur les rails. Il ramassa une barre en fer. Ensuite, il prit sur la droite, comme indiqué sur l'écran de son appareil. Ses pas crissaient sur les cailloux qui saillaient de la neige dure, gelée. Il faisait plus froid ici qu'ailleurs, sans doute à cause de ces grands espaces vides balayés par les bourrasques. Il passa sous un long tunnel en partie obstrué par des arbustes. Les lampes étaient éclatées, les briques poreuses suintaient d'humidité. C'était glauque, sombre, sans vie. Les rails s'enfonçaient toujours plus entre la végétation décharnée. De part et d'autre, la zone urbaine se dilatait pour ne laisser place qu'à des broussailles à perte de vue.
Sharko observait partout, sur ses gardes. Est-ce qu'on le surveillait, en ce moment même ? Il chercha une silhouette, une ombre sur les talus, des traces de pas dans la neige, en vain. Le GPS indiquait encore deux cents mètres, droit devant. Le flic regarda au loin, et son cœur se serra lorsqu'il aperçut un unique bâtiment, en bordure de voie ferrée : un poste d'aiguillage couvert de tags.
Comme si c'était gravé au fer rouge sur sa poitrine, il sut que son lieu de rendez-vous était là. Il éteignit son GPS, le rangea dans sa poche et accéléra encore, à demi courbé, longeant les arbustes sauvages.
Qu'est-ce qui l'attendait là-dedans, cette fois ? Un autre message ?
Ou alors...
Il renforça l'étreinte sur son arme de circonstance.
Aussi discrètement qu'il le put, il contourna le bâtiment par l'arrière et grimpa l'escalier. Ses semelles écrasaient du verre, les vitres avaient été brisées. Sa gorge sifflait. La buée qui sortait de sa bouche se dispersait dans l'air glacial. La capitale semblait si loin, alors qu'elle vibrait là, tout autour.
Du bout du pied, le commissaire poussa la porte déjà défoncée.
L'horreur lui claqua au visage.
Une femme gisait au sol, ligotée contre un poteau en béton. Son visage n'était plus qu'une grosse boursouflure violette, elle avait la pommette droite éclatée, ses yeux étaient à peine visibles, tant les chairs avaient enflé. Des traces pourpres, presque sèches, suintaient de son pantalon, de son pull en laine.
À ses côtés, une barre de fer ensanglantée.
Sharko se rua vers elle en criant, parce qu'il avait vu une bulle de sang éclater entre les lèvres inertes.
L'être méconnaissable était encore en vie.
Un code avait été gravé avec un instrument tranchant sur son front : Cxg7+. Et elle avait une cicatrice sur la joue droite. Une vieille plaie qui partait de l'œil.
- Gloria !
Le flic s'accroupit, paniqué, au bord des larmes. Il ne sut comment la toucher, elle lui semblait près de se fragmenter. Il lui parla, essaya de la rassurer, lui répétant qu'elle était sauvée, alors qu'il coupait avec un morceau de verre les épaisses cordes qui entaillaient ses poignets violacés. Gloria gémissait d'une voix à peine audible, elle chuta sur le côté comme un poids mort, peinant à respirer. Ses narines étaient bouchées par le sang coagulé.
Durant quelques secondes, Sharko se sentit perdu, désarçonné, ne sachant que faire. Il avait un nouveau portable, il pouvait appeler les secours. Mais s'il avertissait les flics, on saurait, pour le sperme et compagnie, et la situation lui échapperait complètement. Il avait vu un hôpital en arrivant, à deux kilomètres maximum d'ici. Il la souleva délicatement du sol et la porta à bras-le-corps. Elle lui paraissait en miettes.
Il dévala l'escalier et se rua sur la voie ferrée, à bout de souffle. Il n'en pouvait plus, ses muscles lui brûlaient mais il courait toujours plus vite, au courage et à la hargne. Gloria était blottie contre lui comme une môme, presque inconsciente, essayant de parler mais ne prononçant que des balbutiements incompréhensibles. Elle vomit une espèce de liquide blanchâtre sur le costume de Sharko.
- Tiens le coup, Gloria, je t'en supplie. Il y a un hôpital à deux minutes d'ici. Deux petites minutes, tu m'entends ?
Le commissaire vit qu'on lui avait cassé les dents, et sa rage décupla encore. Quel monstre avait pu la tabasser ainsi ? Quel être immonde avait pu récupérer le sperme en elle pour le glisser dans un tube à essais ? Il la posa délicatement à l'arrière de sa voiture et fonça vers l'hôpital le plus proche, celui qu'il avait croisé en arrivant. Il grilla tous les feux rouges et les priorités à droite.
Inconsciente, Gloria fut prise en charge aux urgences de l'hôpital Fernand-Widal, à 11 h 17, par un médecin urgentiste du nom de Marc Jouvier. Elle avait perdu énormément de sang, subi de multiples traumatismes et continuait à cracher de la mousse blanchâtre. Jouvier la fit transférer au bloc dans les minutes qui suivirent.
Sharko, de son côté, s'occupa des procédures d'admission et de la paperasse. Ses mains, ses jambes tremblaient, mais il essaya de dissimuler son trouble et sa colère. Carte de police abîmée à l'appui, il affirma être l'officier de police judiciaire en charge de cette affaire. Par conséquent, il n'y eut aucun signalement d'établi au commissariat le plus proche. Le fait qu'il fût seul interpella quelques secondes l'un des administratifs, mais le flic trouva les paroles qu'il fallait pour noyer le poisson. Il avait l'habitude de mentir, ces derniers temps.
Aucun autre flic ne viendrait ici et ne mettrait le nez dans ses affaires.
Le docteur Jouvier revint. Il avait environ trente-cinq ans, le crâne rasé, et semblait aussi fatigué que lui. Il portait une combinaison bleue et des gants en latex légèrement tachés de Bétadine.
- Le temps qu'elle va passer entre les mains des chirurgiens risque d'être long, l'intervention se complique.
- Comment ça, elle se complique ?
- Désolé, je ne peux pas vous en dire plus pour le moment. Vous pouvez vous rendre en salle d'attente ou partir, mais ne restez pas dans les couloirs, s'il vous plaît. Cela ne sert à rien.
Sharko fouilla dans sa poche.
- Vous avez un papier ? Je n'ai plus de cartes de visite.
Le médecin lui tendit la feuille d'un bloc-notes. Sharko y inscrivit son nouveau numéro de téléphone.
- Appelez-moi à la moindre nouvelle.
Jouvier acquiesça et empocha la feuille. Il serra les lèvres.
- Ce n'est pas beau, ce qu'on lui a fait. Si elle s'en sort, rien ne sera plus jamais comme avant.
Il resta là quelques secondes, puis ajouta :
- Vous avez pu comprendre la marque, sur son front ? Ce « Cxg7+ » ?
Sharko secoua la tête. Le médecin reprit d'un air grave :
- Il s'agit de la notation d'un coup aux échecs. Cavalier prend la pièce sur la case g7 et met le roi en échec.
Sharko fit un rapprochement immédiat avec le message précédent : « Lorsque résonne le 20e coup, le danger semble momentanément écarté. » Le vingtième coup d'une partie d'échecs... Mais laquelle ?
Le médecin le salua et disparut derrière des portes battantes.
Sharko sortit de l'hôpital. Seul dans sa voiture, il cogna de toutes ses forces contre le tableau de bord. Les os de ses mains craquèrent.
Plus tard, après être passé se changer à son appartement, il enfonça son costume maculé au fond de la poubelle, au sous-sol de son immeuble.
Il se jura de retrouver le tortionnaire qui avait fait ça, coûte que coûte.
Et il le tuerait.