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Au volant de sa 206, Lucie contourna l'aile ouest réservée à la pédiatrie, doubla les bâtiments administratifs et suivit une flèche qui indiquait « Services généraux et techniques ». Elle parla à Sharko comme à un collègue, froidement.

- C'est la vue de cette ambulance qui m'a permis de faire le rapprochement. Dans son cauchemar, Lise Lambert voyait une lumière oscillante, provenant, selon ses propres termes, d'yeux géants. Je crois que cette lumière venait plutôt de lampadaires de la route, et que ces yeux étaient...

- Les vitres arrière d'une camionnette ou d'un van vues de l'intérieur.

- Exactement. On sait que Lambert s'est fait enlever et probablement transporter dans un véhicule jusqu'au lac. Elle parlait de dizaines de draps blancs, partout autour d'elle. Tu vois où je veux en venir ?

Ils échangèrent un regard silencieux mais qui en disait long. Aux confins du centre hospitalier, le véhicule s'engagea dans un renfoncement cerné d'arbres et de roches. De longs bâtiments bien entretenus, coupés du reste, s'étiraient sur la gauche et la droite. Des panneaux superposés indiquaient « Entretien intérieur et extérieur », « Cuisine », « Transport de médicaments » et...

- « Blanchisserie », dit Sharko. Bien joué.

- Arrête avec tes « bien joué ». N'essaie pas de me brosser dans le sens du poil, OK ?

Elle ne put s'empêcher de lui adresser un petit sourire complice. Roulant au pas, ils s'approchèrent de cinq camionnettes toutes blanches, avec leurs deux vitres rectangulaires à l'arrière. À l'intérieur d'une zone couverte s'entassaient des vagues de draps, de taies et d'oreillers. Deux femmes et un homme semblaient nager dans cette mer improbable. Le bâtiment était imposant, tout plat, et presque sans fenêtres, sauf à son extrémité.

- Qu'est-ce qu'on fait ? demanda Lucie.

Sharko sortit son arme de son holster et la fourra dans la grande poche de son caban.

- À ton avis ?

Une fois garés, ils pénétrèrent discrètement par l'entrée vitrée du bout qui menait à un petit accueil. La pièce s'ouvrait sur une autre, beaucoup plus grande, d'où émanait un grondement permanent. Lucie y jeta un œil rapide. Au fond, d'énormes machines à laver, aux hublots démesurés, brassaient leurs montagnes de linge.

Après un coup de fil de la secrétaire, les deux policiers furent mis en contact avec le directeur de la blanchisserie, un petit homme chauve aux doigts courts et épais, au teint écarlate. Il portait une grosse écharpe mauve autour du cou. Sharko ferma la porte du bureau derrière lui et décida de prendre les rênes de l'entretien. Il fixa son interlocuteur et lui expliqua qu'ils recherchaient le suspect d'une affaire criminelle, qui travaillerait dans le coin et aurait conduit une camionnette identique à celles présentes sur le parking. Alexandre Hocquet fronça les sourcils.

- Et vous pensez qu'il fait partie de mon personnel ?

Sharko répondit par l'affirmative et poursuivit avec des questions. Lucie et lui s'étaient assis sur deux chaises peu confortables, du genre de celles qu'on trouve dans les classes d'école primaire.

- Depuis combien de temps travaillez-vous ici, monsieur Hocquet ?

- Deux ans. Je remplace Guy Valette, l'ancien directeur parti à la retraite.

L'homme toussa longuement. Lucie eut l'impression que sa gorge allait partir en lambeaux.

- Excusez-moi... Je ne m'en sors pas avec ce rhume que je traîne depuis plusieurs jours.

- J'espère que ça finira par s'arranger. Combien d'employés sont sous vos ordres ?

- On est aujourd'hui une soixantaine, dont cinquante-trois agents qui travaillent cinq jours sur sept.

- Vous les connaissez tous ?

- Plus ou moins. On embauche de plus en plus de CDD ou d'intérimaires, alors les visages tournent souvent. Mais disons qu'il y a un socle d'une vingtaine d'employés qui bossent ici depuis pas mal d'années.

- Beaucoup d'hommes ?

- Pas mal, oui. Environ la moitié, je dirais.

- De combien de camionnettes disposez-vous ?

- Huit.

- Elles sortent souvent du centre hospitalier ?

Il acquiesça, soucieux. Il ne cessait de se lisser le crâne, formant des plis disgracieux sur son front. Ses yeux étaient brillants.

- Oui, oui, en permanence. On travaille dans tous les bâtiments du centre, mais on gère aussi le linge des établissements de santé environnants, notamment les maisons de retraite et les cures thermales de Challes-les-Eaux et de Chambéry.

- Et ces camionnettes, là, dehors, est-il possible que les employés les gardent chez eux la nuit ?

- Vous savez comment ça fonctionne : besoin d'un grand coffre pour transporter un meuble, ou pour pallier une panne de véhicule personnel. Mon prédécesseur était trop tolérant, il laissait tout faire et il y a eu de nombreux abus. J'ai resserré tout cela, crise économique oblige. Donc, pour résumer, disons que, avant ça existait, mais quasiment plus maintenant.

Sharko réfléchit quelques secondes. Pour une fois, il y avait plusieurs solutions pour essayer de coincer l'assassin. Consulter le fichier du personnel de l'époque, interroger l'ancien directeur ou des employés, analyser les profils et voir ceux qui pourraient cadrer avec leur homme. Il choisit de couper par ce qui lui semblait le plus efficace.

- Vous avez un suivi rigoureux de votre parc de véhicules, je suppose ? Vous pouvez savoir qui roule avec quelle camionnette, à telle ou telle date, non ?

- En effet. Nous possédons un logiciel qui s'en charge. La société a acheté la toute première version en 2000, et nous en sommes à la V7. Tous les mouvements de véhicules y sont normalement répertoriés depuis plus de dix ans.

Lucie hocha le menton vers l'ordinateur portable, placé juste devant elle.

- On peut y jeter un œil ?

Il ne protesta pas et lança l'application. Derrière lui, par la fenêtre, les chutes de neige avaient forci et ne permettaient plus de distinguer les montagnes, en arrière-plan. Sharko et Lucie échangèrent un regard soucieux.

- On a la possibilité de saisir les critères que l'on veut, fit le directeur. Par employé, par date, par véhicule, ou des combinaisons des trois. Je vous écoute.

- Procédez par date. Je vais vous en énumérer quatre, étalées sur quatre années. Dites-moi si une identité ressort à chaque fois.

Lucie sortit son carnet et dicta lentement les dates des enlèvements :

- 7 février 2001... 10 janvier 2002... 9 février 2003... et 21 janvier 2004...

Le directeur entra les dates une à une et valida. Il croisa les différents tableaux affichés et fit des tris pour n'en ressortir que les identités communes.

- Terminé. Cinq employés entrent dans vos critères, deux femmes et trois hommes. Et... seule une femme travaille encore avec moi aujourd'hui. Les autres ne font plus partie du personnel, je ne les connais pas.

Piqués au vif, Lucie et Sharko se levèrent et se placèrent de l'autre côté du bureau. Ils firent afficher et imprimer les trois fiches correspondant aux ex-employés masculins. Tout y était : photo, date d'embauche et de départ, âge, adresse...

Lucie considéra les profils méticuleusement, un à un. L'un d'entre eux était sans aucun doute leur homme, un monstre qui avait assassiné au moins deux femmes et en avait enlevé deux autres.

Elle écrasa son doigt sur un profil particulier et fixa Sharko.

- Philippe Agonla. Ça te dit quelque chose ?

- Agonla... Mince, c'est son nom qu'avait écrit Gamblin dans la glace, et non « Agonia » !

- D'une manière ou d'une autre, il l'avait retrouvé, Franck...

Lucie s'intéressa de nouveau au profil. Agonla était né en 1973, et donc âgé de vingt-huit ans lors du premier crime. Sur la fiche était indiqué « Licenciement pour faute grave en décembre 2004 ». L'homme avait les cheveux courts, bruns et frisés, d'immondes lunettes à double foyer et à monture marron, avec un nez en bec d'aigle et un profil en lame de rasoir. Un physique disgracieux, mal proportionné. Une tête qui fait peur, songea-t-elle brièvement. Il habitait un bled du nom de Allèves, dans la région Rhône-Alpes.

- C'est loin, Allèves ?

- Trente kilomètres, je dirais. C'est plus haut dans les montagnes, au bord d'un torrent. Pile entre Aix-les-Bains et Annecy.

Il se tourna vers la fenêtre.

- Avec ce qu'il tombe, d'ici une heure, ça va être très compliqué de monter là-haut. D'autant plus qu'il a énormément neigé en altitude, ces derniers jours. Les routes doivent être encore encombrées à certains endroits. Vous risquez de galérer.

- Cet homme a été licencié en 2004. On peut savoir de quelle faute grave il s'agit ?

Hocquet se leva et se dirigea vers une armoire métallique.

- Je dois bien avoir ça quelque part.

Il fouina parmi les étagères et les classeurs avant de se retourner avec l'un d'eux entre les mains. Il se lécha l'index et tourna les intercalaires. Ses yeux parcoururent les lignes et se creusèrent de surprise.

- Bizarre, ça. Apparemment, un médecin l'a surpris à fouiner dans la chambre d'une patiente de traumatologie, alors que celle-ci passait des examens. Il avait volé une photo d'identité et tenait dans sa main un moulage de clé de maison.

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