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Ils marchaient le long des rives du lac Glyboké depuis quelques minutes. Eux devant, Mikhail derrière. Le géant avait chaussé des lunettes qui ressemblaient à celles des glaciologues, sa capuche était tellement serrée autour de sa tête qu'on ne voyait quasiment plus un centimètre carré de peau. Les mains enfoncées dans de gros gants, il les braquait en permanence, les contraignant à avancer le plus vite possible.
Comme si chaque seconde passée ici était un pas supplémentaire vers la mort.
Le soleil rasait à présent l'horizon, embrasant la flore d'une pellicule d'acier en fusion. La terre, sous leurs pieds, était d'un jaune sombre, comme brûlée, ce qui n'empêchait pas la végétation environnante d'y puiser son énergie. Des arbres, des herbes, des racines partaient à l'assaut des eaux mortelles. À proximité s'élevaient des terrils de minerais multicolores, chevauchés par des grues hors d'usage. En arrière-plan, au cœur du complexe nucléaire, le pied d'éléphant du sarcophage reposait là telle une aberration.
Après un passage difficile à travers une végétation dense, ils atteignirent un renfoncement bordé de rochers, en léger surplomb par rapport à la surface du lac. Impossible d'aller plus loin, un mélange de ronces et d'arbustes enneigés faisait rempart. Les racines des arbres saillaient de la terre et plongeaient droit devant en un maillage inextricable, pareil à celui d'un bayou.
Lucie et Sharko se figèrent au bord de la berge.
Juste en contrebas, un corps nu était enchevêtré au milieu de ce labyrinthe flottant. La longue chevelure brune s'étalait à la surface comme une méduse. La peau se détachait lentement des membres, un peu à la façon d'un gant qu'on enlèverait. Régulièrement, des ombres noires, difformes, d'une taille démente, glissaient sous le cadavre et provoquaient un léger ondoiement à la surface. Une main, une jambe disparaissaient alors sous l'eau, avant de réapparaître quelques secondes plus tard, un petit morceau de chair en moins.
C'était ici que le chemin de Valérie Duprès s'était arrêté.
Vulgairement déshabillée, exécutée et abandonnée à l'appétit vorace de la nature irradiée. Lucie n'en ressentit qu'une plus grande tristesse.
Ils allaient mourir et personne ne saurait jamais ce qu'ils étaient devenus. Personne ne retrouverait leurs cadavres. Lucie pria pour que ce soit court. Pour que ça ne fasse pas mal.
Sharko se retourna vers leur tortionnaire. Ses doigts nus étaient engourdis par le froid et les cordes.
- Ne faites pas ça.
L'homme le retourna face au lac et lui appuya sur l'épaule, le contraignant à s'agenouiller. Il ôta ses gants. Franck s'adressa à Lucie, qui était tétanisée.
- Écarte-toi sur le côté, ne le laisse pas t'agenouiller. J'ai juste besoin de quelques secondes. Fais-le !
L'étranger lui balança un gros coup de pied dans le flanc pour le contraindre à se taire. Sharko roula sur le côté en râlant. Lucie serra les mâchoires et s'éloigna du bord du lac, marchant à reculons.
- Si tu veux tirer, tu devras me regarder dans les yeux, fils de pute.
Mikhail cracha des mots incompréhensibles, les dents bien visibles, et avança vers elle avec un sourire pervers. Il l'agrippa par les cheveux et la ramena à lui brutalement. Lorsqu'il se retourna, Sharko fonçait vers lui, la tête baissée et les bras prêts à le ceinturer. Son crâne le percuta en plein dans l'estomac.
Les deux hommes roulèrent au sol, le Russe soufflait comme un bœuf et, plus puissant, parvint rapidement à se positionner au-dessus. Dans un grognement, il essayait de rabattre son arme en direction de son adversaire. Doucement, le canon se rapprochait du visage de Sharko. Le doigt oscillait sur la queue de détente.
Lucie, bien qu'entravée, lui fonça dessus latéralement, y mettant toute sa hargne, et chuta sur les deux corps.
Un coup partit.
La détonation se propagea sur l'infini de l'horizon, sans le moindre écho.
Au loin, une volée d'oiseaux décolla.
Les trois corps restèrent immobiles, comme si le temps s'était brutalement figé.
Ce fut Lucie qui se releva la première, encore sonnée par la détonation.
Sous elle, Sharko ne bougeait plus.
- Non !
Le commissaire ouvrit les yeux et poussa le corps de Mikhail sur le côté. Le Russe se redressa, le visage tordu de douleur. Un morceau de sa parka, au niveau de l'épaule, était déchiré. Franck ramassa le flingue et le braqua. Il regarda Lucie de coin.
- Ça va ?
Lucie pleurait. Sharko envoya un violent coup de crosse sur le visage du Russe, puis lui écrasa le canon sur la tempe. Les veines de son cou saillaient, il allait tirer.
- Tu vas retourner en enfer.
- Ne fais pas ça ! hurla Lucie. Si tu le tues, on ne saura peut-être jamais où sont emmenés les enfants !
Le commissaire respirait fort, il ne voulait plus réfléchir. Mais la voix de Lucie le raisonna.
Il se redressa. Sans quitter son otage des yeux, il bascula derrière sa compagne et la détacha.
- Ne restons pas ici, fit la flic.
Sharko tira une nouvelle fois en l'air, histoire que Wladimir croie à leur exécution. Puis il donna le pistolet à Lucie.
- Il bouge, tu tires.
Il ôta la parka de Mikhail, lui arracha les lunettes des yeux, puis lui attacha solidement les mains dans le dos avec sa corde.
- La balle t'a juste éraflé, espèce d'enfoiré. On peut dire que t'as du bol.
Il l'exhorta à avancer en le poussant violemment dans le dos.
- Tiens, fit-il en tendant la parka à Lucie.
- Et toi ?
- Ne te soucie pas de moi.
Elle enfila son manteau bien trop grand, passa la capuche, puis ils rebroussèrent chemin en courant. Mikhail obéissait comme un bon chien docile. L'obscurité gagnait en amplitude, déployant ses grandes ailes froides sur la centrale de Tchernobyl. L'air était plus humide, les étoiles commençaient à poindre et scintiller, comme autant de particules d'énergie.
Sharko passa la main dans les cheveux de sa compagne et regarda ses doigts qui s'étaient teintés de rouge.
- Tu saignes.
Lucie porta la main à son crâne.
- Je crois que... ça va aller.
Le commissaire accéléra encore le rythme.
- Ça n'a pas l'air. Il faut qu'on passe à l'hôpital. Pour ce sang et... la radioactivité.
Ils se regardèrent avec inquiétude. Ils étaient bien conscients qu'ils prenaient à ce moment-là des doses radioactives, mais combien ?
Lucie peinait vraiment, la parka pesait des tonnes à cause du plomb, sa douleur au crâne battait, elle n'avait rien mangé ni bu depuis la matinée, mais elle trouva la force de poursuivre. Elle suivait avec acharnement cet homme qu'elle aimait plus que tout au monde, cet homme qui l'avait sauvée. Cet homme à qui elle devait tout.
Ils parvinrent au bord du petit chemin par lequel ils étaient arrivés.
La camionnette était toujours là.
- Ne le lâche pas d'une semelle, fit Sharko.
Lucie s'occupa de braquer le colosse, tandis que le commissaire surgissait des broussailles et se ruait vers la camionnette, à une dizaine de mètres devant lui.
Il y eut alors le rugissement du moteur. Le flic redoubla d'effort et atteignit la portière avant que Wladimir ait le temps d'enclencher la marche arrière. Il l'ouvrit brusquement et arracha le traducteur de son fauteuil. Il le coucha au sol, un genou sur sa tempe. Lucie s'approcha et gueula sur Mikhail. Le Russe comprit et s'assit à quelques mètres du traducteur, les jambes écartées, les mains dans le dos.
- Ce camion de déchets radioactifs, tu vas nous dire où il se rend, fit Sharko.
Wladimir avala sa salive bruyamment. Ses lèvres tremblaient à présent.
- Vous êtes policiers, vous ne pouvez pas...
Sharko lui plaqua la main sur la gorge et appuya. Wladimir étouffait.
- Tu veux parier ?
Le traducteur cracha quand le commissaire relâcha la pression.
- Je t'écoute.
- Il va... à Ozersk.
Sharko fixa Lucie une fraction de seconde. Celle-ci se touchait l'arrière du crâne en grimaçant.
- Qu'est-ce qui se passe, à Ozersk ?
- Je l'ignore, je vous jure que je l'ignore. Il n'y a que des déchets nucléaires et d'anciens complexes militaires abandonnés, là-bas.
Sharko regarda le géant russe.
- Demande-lui !
Wladimir s'exécuta. Le barbu tenta bien de garder le silence, mais Lucie lui donna un coup de crosse sur son éraflure. Il hurla et finit par parler.
- Il dit que son contact sur place est Leonid Yablokov.
- Qui est-ce ?
Question, traduction.
- Il est responsable du centre d'entreposage et d'enfouissement des déchets radioactifs, qui s'appelle Mayak-4.
- D'autres chauffeurs sont-ils impliqués ?
- Il dit que non.
- Qu'est-ce qu'il sait d'autre ? Pourquoi Scheffer enlève-t-il ces enfants ? Pourquoi s'intéresse-t-il à leur taux de césium ?
Sharko renforça son étreinte autour du cou de Wladimir. Le jeune traducteur était au bord des larmes.
- Il n'en sait rien. Lui comme moi, on n'est que des maillons. Je travaille dans l'association, Mikhail transporte des déchets nucléaires et remplit quelques contrats.
- Comme assassiner des gens. Qui d'autre est complice dans l'association ?
- Personne. Scheffer s'adressait directement à nous.
Sharko le fusilla du regard et se tourna vers Lucie.
- Qu'est-ce qu'on fait ?
La flic lisait dans les yeux de Sharko toute sa détermination, son envie.
- On les livre aux autorités. Dès qu'on a du réseau sur notre téléphone, on prévient Bellanger, qu'il nous mette en rapport avec Arnaud Lachery et ce flic de Moscou, cet Andreï Aleksandrov. On va là-bas, Franck.
Sharko, comme s'il avait attendu le feu vert, décolla violemment Wladimir du sol par l'épaule. Il s'engagea avec ses deux prisonniers solidement entravés à l'arrière de la camionnette, tandis que Lucie s'installait à l'avant pour conduire.
Le moteur ronfla, mais le véhicule ne démarra pas. Inquiet, Sharko frappa sur la tôle.
- Ça va, Lucie ?
Pas de réponse.
Il sortit en claquant la porte coulissante et jeta un œil dans l'habitacle.
Lucie était effondrée, le front sur le volant.