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Le geste avait quelque chose de douloureux : Franck Sharko, en train de remplir sa valise. Franck Sharko, contraint de fuir son propre appartement, comme un voleur.
Lucie le regardait faire, sans prononcer le moindre mot. Quelque part, elle se savait responsable de ce départ, elle savait qu'il agissait ainsi pour la protéger. Elle imaginait sa souffrance, cette grande tempête noire qui devait gronder dans son crâne de vieux flic cabossé.
En cette fin d'après-midi, ce 22 décembre, Sharko était persuadé que le tueur lancerait son dernier coup pour Noël.
La renaissance de l'Ange rouge, être immonde qui ne pourrait déployer ses ailes qu'après avoir éliminé le responsable de sa déchéance.
- On va le baiser, marmonna-t-il en allant et venant, on va le piéger à son propre jeu.
Il se dirigea vers la fenêtre et écarta le rideau de l'index.
- Tu es là, quelque part. Regarde-moi bien. Je vais te baiser.
Il n'était pas dans son état normal, estima Lucie. Alors qu'il revenait vers le lit, elle s'interposa et le serra dans ses bras. Puis lui caressa le dos affectueusement.
- Il ne nous détruira pas. À deux, on est plus forts que lui.
- Il ne nous détruira pas, répéta Sharko, comme en hypnose.
Ils restèrent là, sans plus parler, juste à se caresser, comme deux amants vivant un amour interdit. Un amour maudit. L'instant était bon et douloureux, car il ne pouvait pas durer.
Juste une étincelle dans les ténèbres.
Il fallait filer d'ici, à présent. Disparaître. Sharko se détacha de sa compagne et retourna vers le dressing. Il en sortit de nouvelles affaires. De gros pulls, des chemises, des tee-shirts en coton. Aucun costume ni vêtement de parade, cette fois.
- Fais comme moi, dit-il. Prends des vêtements chauds, de rechange, tout ce qu'il faut pour tenir trois ou quatre jours dans le froid.
Lucie resta figée.
- On ne peut pas partir comme ça, on ne peut pas abandonner l'enquête. Tous ces enfants, Franck, ils...
Sharko lui agrippa les deux épaules et la regarda dans les yeux.
- On n'abandonne pas l'enquête ni ces enfants, au contraire. Fais-moi confiance.
Il la laissa plantée là et disparut dans le séjour avec sa valise, refermée à la va-vite. Lucie s'exécuta, même si elle avait du mal à comprendre. Pour le moment, elle n'avait plus qu'une vision parcellaire de leur enquête, ses collègues n'avaient pas encore pris le temps de la mettre à niveau. Lorsqu'elle rejoignit le commissaire, il était devant l'entrée.
- On y va, fit-il, toujours aussi mystérieux.
Lucie s'arrêta devant le sapin de Noël.
- C'est si triste, un sapin sans cadeaux.
Sharko l'attrapa par la main, il préférait ne plus traîner ici.
- Allez, viens.
Il avait commandé un taxi, lui demandant de se rendre dans le parking souterrain, afin de pouvoir charger les bagages sans être vus. Une fois dans le véhicule, plongé dans le bruit rassurant de la circulation, le commissaire se livra un peu plus. Il pria le chauffeur d'augmenter le son de la musique et parla à sa compagne à voix basse : - On est face à un chasseur de la pire espèce, Lucie. Un chasseur qui tend ses filets autour de ses proies bien trop rapidement pour qu'on ait le temps de le coincer. Ce fichu temps joue contre nous. L'échéance, c'est Noël ou le réveillon, c'est désormais évident. Le chasseur a tout bâti en fonction de ce moment, c'est son point d'orgue, l'objet suprême de sa mécanique sordide. Des semaines, des mois peut-être de préparation, d'élaboration, pour en arriver à cet échec et mat. Le roi noir, c'est moi. Il m'a pris dans son jeu, il m'a ferré. Il s'attend à ce que je sois là lorsque résonnera l'ultimatum. Parce que, dans sa tête, il est inconcevable que ce soit autrement, tu comprends ?
- Simplement parce que tu n'as jamais rien lâché, et il le sait. Il le sait comme moi je le sais.
- Exactement. Alors, imagine ce qui va se passer, lorsqu'il se rendra compte que le roi noir ne répond pas et a disparu. Qu'il manque à l'échiquier.
- Il risque de ne plus pouvoir se contrôler. Il va devenir dingue.
- Oui. Et il commettra peut-être une erreur.
Sharko regardait régulièrement vers l'arrière. Une fois que le taxi fut engagé sur le périphérique, il était bel et bien assuré qu'on ne le suivait pas. Les airs de rock crachés par l'autoradio lui firent du bien. Il devait se détendre un peu, essayer de respirer calmement. Lucie était là, enfin à ses côtés, et en sécurité. C'était le plus important.
Il la considéra avec un petit sourire.
- Ma pauvre. Tu rentres du Nouveau-Mexique, et tu n'as même pas pu te poser cinq minutes. J'ai vu que tu boitillais encore un peu.
- Ça va.
- Dans ce cas, parle-moi comme si tout allait bien. Raconte-moi ton voyage en Amérique. C'est beau, là-bas ? Tu crois qu'on pourrait y voyager, un de ces jours ?
- Franck, ce n'est peut-être pas le moment de...
- Je veux cet enfant, Lucie. Je le veux plus que tout au monde.
Il avait lâché ça, d'un coup, laissant sa partenaire sans voix. D'ordinaire, c'était toujours elle qui embrayait sur le sujet, et Sharko se contentait d'écouter, d'acquiescer quand il fallait, souvent trop poliment, sans vraiment d'entrain. Mais là, c'était différent. Ce qui se passait autour de lui était en train de le transformer. Physiquement, moralement. Sharko se tourna vers la fenêtre, interdisant toute réplique. Parce que, peut-être à ce moment exact, il se sentait soulagé. Lucie posa alors sa tête contre la vitre, de l'autre côté, et regarda le paysage défiler.
Où ce taxi les emmenait-il ?
Il était 18 h 30 quand le véhicule se rangea devant une école maternelle, à Ivry-sur-Seine. Sharko demanda au chauffeur de les attendre et sortit rapidement, Lucie suivit. Ils débarquèrent dans une salle municipale. La flic observa les affiches, les photos, les slogans : elle se trouvait dans les locaux de l'association Solidarité Tchernobyl. Devant elle, Sharko faisait des signes à un type aux cheveux longs. L'homme était assis à une table, en train de discuter avec d'autres personnes. Il s'excusa auprès d'eux et s'approcha des deux flics.
- Désolé, nous sommes en réunion et...
- Nous n'en avons que pour quelques minutes, le coupa Sharko. Voici ma collègue, Lucie Henebelle.
Lambroise hocha poliment la tête, les emmena un peu à l'écart et revint vers Sharko.
- En quoi puis-je vous aider ?
- Emmenez-nous en Ukraine.
- En Ukraine ?
- Oui. Pour parcourir ces villages proches de Tchernobyl, jusqu'à ce que quelqu'un reconnaisse notre enfant disparu et nous explique ce qui s'est réellement passé.
Lucie reçut un choc dans le ventre, mais essaya de garder sa contenance. Tchernobyl...
Sharko poursuivit :
- L'un de vos traducteurs peut-il nous y accompagner et nous guider ? Nous prendrons l'avion puis louerons une voiture. Il faudra juste reproduire précisément les étapes du bus et nous aider avec la langue. Cela peut aller très vite. Évidemment, nous prenons tout en charge.
Le directeur de l'association secoua la tête.
- Nous n'avons qu'un traducteur, et il est très sollicité en ce moment. C'est...
Sharko sortit une photo qu'il avait pris soin d'emporter avec lui et la lui tendit. Cliché de scène de crime, jamais agréable à regarder. Le visage de Lambroise se crispa.
- Ce pauvre gamin, on l'a retrouvé noyé dans un lac, fit le flic. À l'heure qu'il est, ce petit Ukrainien pourrit dans une housse noire, au fond d'un tiroir de morgue. Puis il y a ça aussi.
Il lui montra les clichés d'un môme sur la table d'opération, avec sa cicatrice ventrale, conscient qu'il allait peut-être trop loin. Mais peu importait.
Le responsable de l'association reçut un choc. Il resta un moment sans réaction, avant de redresser son regard sombre vers ses interlocuteurs :
- Très bien. Vous n'aurez besoin que d'un passeport et d'une réservation éventuelle d'hôtel pour aller là-bas. Quand souhaitez-vous partir ?
- Le plus tôt possible. Demain.
Il se tourna vers le groupe.
- Wladimir ? Tu peux venir voir ?
Un petit bonhomme à la chevelure blanche se leva. Il n'était pas plus épais qu'une feuille de riz et avait le visage parfaitement lisse, comme modelé à la cire. Ses sourcils avaient disparu. Un âge impossible à définir : trente, peut-être trente-cinq ans. Lambroise rendit les photos à Sharko et murmura : - Il est ukrainien. Un enfant de Tchernobyl, lui aussi. Un enfant qui a eu la chance de grandir.
Tandis que Sharko rangeait ses photos, le directeur retrouva son sourire et fit les présentations.
- Voici Wladimir Ermakov, c'est lui qui vous emmènera là-bas.
Il expliqua brièvement la situation au jeune Ukrainien, qui acquiesça sans poser de questions. Puis Wladimir salua de nouveau les deux policiers, avant de retourner s'asseoir.
- Il connaît la région comme sa poche, confia Lambroise en raccompagnant les policiers vers la sortie. Il saura vous conduire exactement où vous voulez aller.
- Merci, répliqua Sharko avec sincérité.
- Ne me remerciez pas. La région de Tchernobyl, c'est l'enfer sur Terre, il faut le voir pour le croire. Soyez-en sûr, cet endroit maudit vous marquera jusqu'à la fin de vos jours.