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Tout en parlant à Sharko, Lucie allait et venait dans la chambre de l'appartement de L'Haÿ-les-Roses. Elle remplissait l'une des vieilles valises de son compagnon, un truc en cuir immonde qui avait quand même des roulettes.

- J'aurais très bien pu me débrouiller avec Levallois, tu sais ? Grenoble, ce n'est pas le bout du monde, non plus.

Elle fourra dans une pochette ventrale le gel anticoups qu'elle appliquait régulièrement sur sa cheville.

- Et puis, je crois que, sans toi à ses côtés, Nicolas a un peu de mal, il se sent débordé.

- « Nicolas » te l'a dit ?

Lucie le regarda avec étonnement. Elle n'aimait pas le ton qu'il prenait, mais elle préféra intérioriser.

- Non, mais ça se sentait qu'il voulait te garder auprès de lui.

Sharko se dirigea vers la fenêtre, mains dans le dos. Il soupira en silence.

- Prends davantage de vêtements, si tu veux bien. Imagine qu'on n'aboutisse à rien, demain. On pourra au moins passer le week-end sur place. Chambéry, c'est une jolie ville. Et comme ni toi ni moi n'avons prévu quoi que ce soit... À moins que tu ne doives te rendre quelque part, dimanche ?

Lucie fronça les sourcils. Cette fois, c'en était trop.

- T'es bizarre d'un coup. Les vacances en Guadeloupe, Chambéry maintenant. On progresse bien, avec nos découvertes. Un gamin a disparu et toi, tu veux passer du temps loin d'ici ? Pourquoi tu cherches absolument à m'éloigner de Paris ? Et puis, lâcher une enquête, ça ne te ressemble pas.

- Je ne lâche rien. On n'est pas seuls à travailler, je te rappelle. Je pense juste un peu à nous, c'est tout.

Le commissaire lorgna à travers la fenêtre, qui donnait directement sur le parc de la Roseraie. L'obscurité tombait déjà, les arbres ployaient sous le poids de la neige. Il remonta les trottoirs d'un œil aiguisé, se tourna vers Lucie puis vers le dressing.

- N'oublie pas ma cravate anthracite et le costume qui va avec. Je le porte toujours aux grandes occasions. Et si, par le plus grand des hasards, on passe les pinces à ce fumier, ça en sera une.

Ils prirent la route une heure plus tard. Le trajet vers le sud ne se révéla pas des plus gais. Bien que Sharko, éclairé par la petite lampe de l'habitacle, fût plongé dans le journal du "Figaro", Lucie le sentait sur le fil, en dehors du coup. Il n'était pas comme d'habitude, quelque chose le tracassait, un souci qui allait au-delà de leur enquête. Était-ce à cause de cet enfant qu'ils n'arrivaient pas à avoir ? Franck se sentait-il touché dans son amour-propre ? Et s'ils échouaient encore, cette fois-ci ? Lucie se dit qu'il faudrait peut-être envisager des examens approfondis. Elle approchait de la quarantaine, peut-être n'était-elle déjà plus capable de procréer, peut-être que le drame de ses filles lui avait déréglé tout l'intérieur du ventre. Et peut-être que, pour tout cela, Franck lui en voulait sans le lui avouer vraiment.

- Il n'y a rien là-dedans, bordel !

Sharko avait jeté rudement le journal dans la boîte à gants. Il se tourna sur le côté et finit par s'endormir. Lucie se concentra sur la route, alors que les premiers vallons se devinaient dans les ténèbres.

Avant le départ, elle avait cherché à se mettre en contact avec Amandine Perloix, la seconde rescapée des lacs. Celle-ci habitait apparemment une petite ville de Provence. Lucie n'avait pas trouvé de moyen simple de la joindre mais s'il le fallait vraiment, elle se rendrait chez elle. Comme avait probablement dû le faire Christophe Gamblin.

Les deux partenaires dînèrent sur le pouce, dans la cafétéria d'une aire d'autoroute, à la sortie de Lyon. Pâtes tièdes, viande hachée, pâtisserie trop sèche : de la bouffe pour bétail.

Quand Sharko reprit le volant, le trajet sur l'autoroute se transforma en calvaire. Ils furent mêlés à des vacanciers sortis de nulle part. Des voitures chargées à bloc, avec les mômes qui crient à l'arrière et les skis sur le toit. Mais là n'était pas le pire. La cerise sur le gâteau, c'était une espèce de bruine qui troublait les pare-brise, fatiguait les yeux et semblait geler sur le sol. La température extérieure était de -1°C, les routes devenaient franchement dangereuses et, sur les trois voies, les véhicules ne dépassaient pas les cinquante kilomètres à l'heure. La 206 de Lucie frôla des montagnes dont on devinait l'extrême blancheur et longea des étendues noires avant d'atteindre enfin Chambéry, aux alentours de minuit. La ville ressemblait à un gros chat lové sur une litière de roche.

Lucie et Sharko s'étirèrent longuement lorsque, enfin, ils mirent pied à terre. Il faisait un froid à fendre la pierre et l'humidité faisait goutter les nez. Le bureau des missions leur avait réservé une chambre double dans un deux étoiles - bonjour les économies, - mais Sharko sortit le portefeuille et trouva un trois étoiles bien plus agréable, face à la montagne.

Épuisés, ils gagnèrent leur lit après une bonne douche chaude, un massage de cheville pour Lucie, et se rapprochèrent, genoux contre genoux, nez contre nez. Sharko caressa tendrement la nuque de sa compagne. Loin de Paris et des secrets qui l'étranglaient, il se sentait beaucoup plus apaisé.

- Ça fait du bien d'être ici, avec toi, confia-t-il. J'ai l'espoir que, bientôt, on puisse se retrouver tous les deux dans ce genre d'endroit, mais sans meurtres sur les bras. Tu aurais un petit ventre rond, et on pourrait penser à l'avenir. (Un silence). Tous les couples pensent à l'avenir...

Sa voix était douce, mais Lucie y avait détecté l'intonation du reproche.

- Tandis que moi, je pense toujours au passé, c'est ça ?

- Ce n'est pas ce que j'ai dit.

- Mais tu l'as sous-entendu. Tu dois juste me laisser encore un peu de temps.

- Je peux te laisser tout le temps que tu voudras. Mais crois-tu vraiment que ce bébé va tout changer ? Qu'il t'empêchera de penser à elles ?

Sa voix se heurta au silence. N'avait-elle rien à lui confier, rien à lui répondre ? De ce fait, il s'aventura sur un territoire qu'il savait dangereux :

- C'est tout le contraire qui pourrait se passer, tu sais. Es-tu sûre que tu l'aimeras vraiment pour ce qu'il sera, cet enfant ?

- J'en suis sûre, oui. Quand je la regarderai, je ne penserai plus qu'à l'avenir. Et à toutes les belles choses que nous ferons. Toi, elle et moi. Je veux que nous soyons heureux.

Il y eut un long silence. Ils s'échangèrent de timides caresses, à peine osées. Ils auraient pu en rester là et s'endormir, mais Sharko ne parvint pas à s'empêcher d'aller au bout de sa pensée.

- Elle. Et s'il s'agit d'un garçon ?

Il serra les dents, conscient de sa bêtise. Dans l'obscurité, Lucie se redressa et souleva les draps violemment.

- Va te faire foutre, Sharko.

Elle partit s'enfermer dans la salle de bains.

Sharko l'entendit pleurer.

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