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Les membres de l'association Solidarité Tchernobyl avaient investi l'une des salles municipales, rue Gaston-Monmousseau, au cœur d'Ivry. L'endroit était agréable, avec un parc de jeux pour les enfants et une école maternelle à proximité. Une dizaine de voitures étaient garées sur le parking.

Sharko et Bellanger franchirent une petite barrière et pénétrèrent dans la grande salle qui ressemblait à un centre de commandement. De longues tables au milieu, des chaises autour, des feuilles, des plannings, des plans collés sur les murs, des téléphones qui sonnaient et des gens qui s'agitaient dans tous les sens. De grands panneaux illustrés décrivaient les activités de l'association : système de traduction et de correspondance, accueil des enfants ukrainiens, aide alimentaire, réalisation de films. Sharko aperçut un couple de personnes âgées, dans un coin, aux côtés d'un petit blondinet à qui ils souriaient tout le temps. L'enfant jouait avec un camion de pompiers, les yeux émerveillés. Le flic eut le cœur serré et préféra se concentrer sur l'homme qui s'approchait d'eux.

- Je peux vous aider ?

- Nous cherchons Arnaud Lambroise.

- C'est moi.

Bellanger présenta discrètement sa carte de police.

- Nous aimerions vous poser quelques questions au calme.

Le visage de Lambroise, encadré d'une longue chevelure noire nouée en queue-de-cheval, se crispa. Il emmena les deux hommes à l'écart, dans une petite dépendance aménagée en cuisine sommaire, et ferma la porte derrière lui.

- Qu'y a-t-il ?

- Nous enquêtons sur la disparition de cet enfant, et avons de bonnes raisons de penser qu'il est arrivé avec le groupe de la semaine dernière.

Lambroise s'empara du cliché que Bellanger lui tendait. Sharko, lui, restait en retrait. Il ne cessait de songer aux empreintes de Lucie trouvées chez Gloria.

- Aucun problème de cet ordre ne nous a été rapporté par les familles d'accueil, dit Lambroise. Une disparition, c'est notre plus grande crainte, vous pensez bien que nous aurions été au courant.

Il observa la photo attentivement.

- À vue de nez, il ne me dit absolument rien, mais je ne connais pas les visages de tous les enfants par cœur. Je vais vérifier, attendez deux secondes.

Il sortit, puis revint une minute plus tard avec un gros classeur.

- Quels sont vos rapports avec Léo Scheffer ? demanda Bellanger.

- Léo Scheffer ? Ils sont très cordiaux et professionnels. Il est toujours présent lors de l'arrivée et du retour des bus vers l'Ukraine, pour saluer les enfants. Ce sont des moments humainement très intenses. Sinon, je le vois aux réunions du bureau, sans plus.

Il se mit à parcourir le classeur doucement. Des fiches et divers papiers étaient rangés dans des feuilles plastifiées. Chaque fois était présente la photo d'identité d'un enfant, ainsi qu'une fiche d'état civil et des papiers.

- C'est notre groupe de cette année. Quatre-vingt-deux enfants, répartis dans deux bus et provenant de divers villages pauvres de l'Ukraine.

- Sur quels critères sélectionnez-vous ces enfants ? Pourquoi eux, et pas d'autres ?

- Nos critères ? D'abord, on ne va jamais deux fois dans les mêmes villages, afin de donner le maximum de chances à tous les enfants. Ils sont tous issus de familles très, très pauvres. Pour la sélection, c'est monsieur Scheffer qui décide, la plupart du temps.

- Comment procède-t-il ?

- Lors de l'explosion du réacteur, le césium 137 a été propulsé dans l'air et a infiltré la terre au gré des vents et de la pluie. Cela s'est fait à plus ou moins forte intensité, sur les sols ukrainiens, russes et biélorusses. Avec les archives des cartes météorologiques sur les semaines qui ont suivi la catastrophe, en analysant les précipitations et les vents, la fondation a pu dresser des probabilités de contamination au césium 137. Monsieur Scheffer rapatrie ici les enfants qu'il pense les plus atteints. Souvent, il a la bonne intuition, les mesures faites à son hôpital montrent, chez certains gamins, des taux de contamination monstrueux, qu'on ne trouve dans nulle autre partie du monde.

Il s'attarda sur le visage d'une fillette. Yevgenia Kuzumko, neuf ans, magnifique gamine, qui devait être dévorée de l'intérieur par l'atome.

- Avec le professeur, nous essayons d'arracher ces enfants à leur environnement morbide. Là-bas, ils sont obligés de se nourrir des produits de la terre pour survivre, par manque de moyens. On pense que plus d'un million et demi de personnes sont sérieusement contaminées par le césium 137, dont quatre cent mille enfants qui vivent dans trois mille villages, si on en croit la carte de la fondation. Et je ne vous parle pas de l'uranium, ni même du plomb, qu'on a lâché sur le réacteur en fusion pour tenter de piéger la radioactivité, et dont la poussière s'est répandue dans les champs sur des centaines de kilomètres.

- Et c'est bien ce césium 137 qui crée les pathologies les plus graves ?

- Plomb, césium, strontium, uranium, thorium, tous sont très nuisibles pour la santé. Mais le césium est particulièrement pervers, car il est métabolisé dans l'organisme de la même façon que le potassium. Il suffit d'en ingérer par l'intermédiaire des produits de la terre ou de l'eau et on le retrouvera en quantités infimes dans toutes les cellules du corps humain, sans exception. Des quantités infimes, certes, mais suffisantes pour que le césium émette, sur le temps d'une vie, des particules radioactives hautement énergétiques. Les dégâts de ces rayonnements qui traversent en permanence les cellules des individus irradiés sont considérables : cardiomyopathies, pathologies au niveau du foie, des reins, des organes endocriniens, du système immunitaire, j'en passe. Et je vous laisse imaginer les anomalies génétiques, lorsque les enfants de Tchernobyl donnent eux-mêmes naissance.

Il soupira, gardant un long silence.

- Longtemps, le gouvernement russe a nié cette mort lente, reprit-il. Des médecins, des chercheurs sont allés en prison pour avoir osé prétendre que, des années après la catastrophe, Tchernobyl continuait à tuer des gens. Je pense notamment à Youri Bandajevsky ou Vassili Nesterenko, des hommes extraordinaires. Léo Scheffer est un homme bon, lui aussi, de cette trempe-là.

Il tournait les pages. Sharko le sentait investi, furieux. Si seulement ce président d'association connaissait les sombres exploits de Scheffer aux États-Unis... Et ceux qu'il commettait probablement avec certains de ces malheureux enfants, tatoués comme des bêtes.

L'homme secoua finalement la tête.

- L'enfant que vous recherchez n'y est pas, désolé.

Bellanger se pencha en avant et s'empara du classeur, qu'il se mit à parcourir frénétiquement.

- Ce n'est pas possible. Tous les éléments nous rapprochent de vous. Temporellement, géographiquement, ça coïncide. Le gamin présentait des pathologies lourdes, il était irradié. Il venait de l'un de vos bus, nous en avons la certitude.

Lambroise resta pensif quelques secondes.

- Maintenant que vous le dites...

Deux paires d'yeux se braquèrent immédiatement sur lui. Il claqua des doigts.

- Lors du déchargement des bagages, on m'a rapporté que certains gamins du second bus se sont plaints. Leurs sacs avaient été ouverts et retournés. Dans les grandes soutes du bus, le chauffeur a retrouvé des paquets de biscuits entamés, des vêtements éparpillés et des bouteilles d'eau vides. Comme s'il y avait eu une petite souris là-dedans.

Tout était désormais très clair dans la tête des flics : l'enfant de l'hôpital avait fui clandestinement quelque chose en Ukraine. Aidé par Valérie Duprès, il avait peut-être couru et s'était réfugié dans la soute de l'un des bus, pour finalement atterrir en France.

Bellanger posa sa main à plat sur le classeur, qu'il venait de refermer.

- Où les bus ont-ils procédé à l'embarquement des enfants ukrainiens ?

- Nos deux bénévoles traducteurs et les deux chauffeurs ont parcouru cette année huit villages, ramassant des enfants chaque fois, avant de se mettre en route pour un périple de cinquante heures en direction de la France. Le bus concerné s'est occupé de quatre villages proches du périmètre interdit autour de la centrale.

- Pouvez-vous nous fournir la liste de ces villages ?

Il se dirigea vers une photocopieuse.

- Il nous faudra aussi les identités des familles, tout ce que vous pourrez nous transmettre de précieux pour notre enquête, ajouta Bellanger.

- Comptez sur moi.

Il leur tendit le listing des villages. Bellanger le plia précautionneusement et le rangea dans sa poche.

- Une dernière chose : est-ce que des enfants venus en France avec les bus ont déjà disparu ?

- Jamais. Nous n'avons eu aucune perte depuis que nous existons.

- Quand ces mômes du classeur retournent dans leur pays, savez-vous ce qu'ils deviennent ?

- Pas vraiment, non. Il n'y a pas de suivi de notre part. Généralement, il continue à y avoir une correspondance par courrier avec les familles, qui passe par notre service de traduction, mais elle s'estompe souvent, après un an ou deux.

Bellanger acquiesça.

- Merci de nous avoir reçus. Vous allez être convoqué au Quai des Orfèvres très vite, afin de déposer au sujet de Léo Scheffer. Il nous faudra également, et ce dès que possible, toutes les fiches des enfants qui sont venus par le biais de l'association.

Ils se serrèrent la main.

- Je m'en occupe après la réunion et vous les transmets. Mais que se passe-t-il précisément avec monsieur Scheffer ?

- Nous vous expliquerons en détail en temps voulu.

Ils se dirigèrent vers la porte. Sharko attendit qu'ils soient seuls pour demander à Bellanger, tout bas :

- Les fiches, c'est pour...

- Comparer les visages. Les visages de ces mômes de l'association, avec ceux étalés sur les tables d'opération. Même si nos clichés ont plusieurs années, on ne sait jamais.

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