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Lucie avait galéré pour sortir d'Albuquerque dans la bonne direction et retrouver la Southern Road. Il était presque midi, elle crevait déjà - et encore - de faim mais n'avait pas pris le temps de déjeuner. Il fallait foncer, aussi n'hésita-t-elle pas à exploser les limitations de vitesse autorisées. Dès que l'agglomération fut loin derrière, la circulation diminua drastiquement, les immeubles laissèrent place à un décor de western, avec ses teintes si particulières qui tournaient au rouge sombre sous la lumière rase d'hiver.

Comme indiqué sur le plan, Lucie changea plusieurs fois de direction, jusqu'à chercher avec attention celle indiquée aux alentours du kilomètre quarante, sans en trouver le panneau. De nombreuses voies de terre battue et de gravillons s'enfonçaient vers le paysage de plaines arides, de rochers impressionnants, et elles se ressemblaient toutes. Lucie l'avait-elle dépassée sans s'en rendre compte ? Elle s'arrêta sur le bas-côté, indécise. Personne, pas une voiture, pas une boutique, pas une pompe à essence. Elle décida de poursuivre sa route. En griffonnant, peut-être Hill avait-il commis une erreur d'appréciation ?

Après une dizaine de minutes à rouler encore vers l'ouest, Lucie manqua de faire demi-tour lorsqu'elle vit enfin la pancarte dévorée par la rouille, posée contre un piquet de bois : Rio Puerco Rock. Il fallait suivre cette direction, d'après les indications du rédacteur en chef. D'un grand coup de volant, elle s'enfonça alors dans ce paysage lunaire.

Plus loin, elle aperçut les premiers cactus, tandis que les parois de grès rose se dressaient en un labyrinthe muet. David Hill avait dit : « Toujours à droite pendant au moins vingt minutes, jusqu'au rocher en forme de tente indienne. Après, encore deux kilomètres, vers la gauche, je crois. »

Je crois... Lucie roula encore longtemps et commençait sérieusement à désespérer quand elle aperçut le fameux rocher. Elle le doubla par la gauche, puis vit enfin de la tôle briller sous le soleil. Elle plissa les yeux.

Sur l'horizon déchiqueté, une caravane et une voiture.

À qui appartenait le véhicule ? La propriétaire ou alors...

Lucie décéléra et se gara à une centaine de mètres, à l'ombre de pierres cisaillées qui semblaient tranchantes comme du corail. Elle consulta son téléphone : aucun signal réseau, rien d'étonnant dans un coin pareil. Dans le coffre, elle récupéra la manivelle démonte-pneu et la serra fort dans sa main, avant de foncer vers la caravane. En espérant que, cette fois, sa cheville allait tenir le coup.

Dos voûté, elle atteignit enfin l'arrière de la sommaire habitation, au toit recouvert d'un panneau solaire et d'une antenne. À même le sol s'amoncelaient une bonne trentaine de pneus, des carcasses de voitures, des bouteilles d'alcool à n'en plus finir, des bidons d'essence à demi remplis et des sacs-poubelles.

Des cailloux se mirent à rouler derrière elle. Dans un sursaut, Lucie se retourna et découvrit une famille de chiens de prairie, entre des broussailles. Quatre paires d'yeux ahuris qui l'observaient. Ces animaux ressemblaient à de gros écureuils qui se tenaient en position verticale, le cou bien tendu.

Elle souffla un coup et alors qu'elle allait reprendre sa progression, elle se trouva nez à nez avec le canon d'un fusil. L'arme vint buter contre son front.

- Tu bouges et t'es morte.

Une femme aux traits de vieille sorcière, aux longs cheveux gris et crasseux la dévisageait, l'air agressif.

- Qu'est-ce que tu veux ?

Lucie avait l'impression de comprendre un mot sur deux. L'accent américain était à couper au couteau. Impossible de définir l'âge de la femme. Cinquante ans, mais elle pouvait en avoir dix de plus. Ses yeux étaient aussi noirs que des billes de graphite. La flic lâcha sa manivelle au sol et leva les mains en signe de paix.

- Eileen Mitgang ?

L'autre acquiesça, la bouche pincée. Lucie resta sur le qui-vive, tout se bousculait dans sa tête.

- Je veux vous parler de Véronique Darcin, elle est venue ici en octobre dernier. Vous devez m'écouter.

- Je ne connais pas de Véronique Darcin. Fiche le camp.

- Elle s'appelait en fait Valérie Duprès. Permettez au moins que je sorte une photo d'elle.

L'autre hocha le menton sèchement. Elle était grande et voûtée, avec de larges épaules couvertes d'un châle gris. Sa jambe gauche, d'apparence plus courte que l'autre, la faisait pencher sur le côté. La flic lui montra la photo et vit immédiatement qu'Eileen connaissait Duprès. Elle se lança alors dans les explications : le voyage de la journaliste dans divers pays du monde, sa disparition, l'enquête de police pour la retrouver. Mitgang parla dans un français plutôt bon.

- Pars d'ici. Je n'ai rien à dire.

- Un homme est sur vos traces. Il s'appelle François Dassonville, il a déjà tué à de nombreuses reprises et je pense qu'il est perdu dans ces montagnes. Il ne devrait donc pas tarder à débarquer ici.

- Pourquoi un tueur serait sur mes traces ?

- Tout a rapport avec ce que vous avez sûrement dit à Valérie Duprès. Vous devez me parler, m'expliquer ce qui se passe. Des enfants qui n'ont pas dix ans se font enlever et meurent, quelque part dans le monde.

- Des enfants se font enlever et meurent tous les jours.

- Aidez-moi à comprendre, je vous en prie.

L'ancienne journaliste jaugea l'horizon avec un œil à demi fermé. Ses mains se resserrèrent sur la crosse de son fusil.

- Montre-moi tes papiers.

Lucie les lui présenta et elle les scruta avec la plus grande attention puis s'écarta un peu.

- Viens à l'intérieur, nous serons plus en sécurité. Si ton type a un revolver et qu'il sait à peu près viser, il peut tirer de n'importe où.

Lucie suivit Eileen, qui se déhanchait à chaque pas comme un pantin désarticulé. Les deux femmes pénétrèrent dans la caravane. L'endroit était sommaire mais vivable, avec des rideaux ringards, un vieux canapé d'angle genre années 1960, en enfilade avec une kitchenette et la salle de douche. Les parois de tôle et une large baie vitrée arrière étaient tapissées de centaines de photos, enchevêtrées, superposées. De jeunes individus, des vieux, des Blancs, des Noirs. Tous ces visages qu'Eileen avait dû perdre de vue au fil des années, qui se résumaient aujourd'hui à des souvenirs crasseux.

Il y avait seulement deux fenêtres : la large baie en Plexiglas couverte de clichés qui empêchaient la lumière de passer et une petite ouverture rectangulaire, sur le côté.

- La route d'où je viens, c'est la seule pour accéder ici ? demanda Lucie.

- Non. On peut arriver de partout, c'est ça le problème.

Eileen décrocha hâtivement quelques photos de la baie de manière à créer un point d'observation, puis se tourna vers Lucie.

- Valérie Duprès, tu dis ? Elle s'est bien fait appeler Véronique Darcin en venant ici. La garce, elle m'a piégée, elle s'est fait passer pour une baroudeuse, avec son sac à dos et sa tente.

Elle jeta un œil par la petite fenêtre.

- Elle s'est installée là-bas, au pied des rochers, et elle s'est arrangée pour qu'on sympathise. Ah, elle savait y faire ! Un soir, on a bu... beaucoup. On a parlé du passé. De fil en aiguille, elle m'a amenée à raconter toutes mes découvertes d'il y a presque quinze ans. Quand je me suis aperçue que je m'étais fait avoir, elle n'était plus là.

Elle se leva et se versa un verre de whisky.

- Elle était très douée, comme j'avais pu l'être à l'époque. T'en veux une petite goutte ?

Lucie secoua la tête, jetant un œil régulièrement vers l'extérieur. Elle se sentait mal à l'aise, ainsi enfermée, alors que Dassonville pouvait arriver d'un moment à l'autre. Eileen but une gorgée et se frotta la bouche avec la manche de son gilet.

- On chercherait à me tuer, tu dis ? Une bonne chose, tiens. Et ça aurait un rapport avec... ce que je lui ai raconté ? Cette vieille histoire ?

Lucie acquiesça.

- Oui. Je crois que tout tourne autour de ces enquêtes sur la radioactivité que vous meniez à l'époque, et surtout le fameux document que vous avez consulté à l'Air Force en 1998, NMX-9, TEX-1 and ARI-2 Evolution. Il a disparu.

Eileen fixa le sol. Du bout du pied, elle remit bien en place un morceau de linoléum.

- C'est moi qui l'avais. Toutes mes découvertes, je n'en ai jamais parlé à personne. Elles sont mortes avec moi lorsque j'ai eu mon accident de voiture. Quand je me suis installée ici, j'ai tout détruit, y compris ce document, et tant d'autres, amassés au fil des années. J'avais tué un môme, et plus rien ne comptait. Avec le temps, je pensais oublier. Mais tout est resté là, gravé au fond de ma tête. Comme une malédiction.

Elle ouvrit brusquement la porte de sa caravane et jeta un œil à l'extérieur, fusil en main. Elle parla un peu plus fort, scrutant les alentours.

- Toi et l'autre journaliste, vous débarquez, et vous faites remonter ces vieux souvenirs. Drôle de coïncidence, d'ailleurs, parce qu'elle était française, et mes recherches m'avaient menée vers des Français. De véritables monstres. Des inhumains.

Lucie fut piquée au vif. Elle sentait qu'elle y était, peut-être, et que son voyage au Nouveau-Mexique ne serait pas vain.

- Dites-moi ce que vous avez découvert, parlez-moi de ces monstres, comme vous dites. J'en ai besoin pour avancer et essayer de mettre fin à toute cette histoire.

Eileen referma la porte à clé et dégusta une autre gorgée d'alcool. Elle considéra les reflets d'ambre qui dansaient à travers la lumière dans son verre.

- D'abord, sais-tu ce qu'on faisait aux animaux du laboratoire d'expérimentation de Los Alamos, dans les années 1940 ?

- J'ai vu votre article, à la rédaction de votre ancien journal. Ces milliers de cercueils de plomb, déterrés par les militaires.

- On les forçait à respirer de l'air contaminé au plutonium, au radium ou au polonium. Puis, quelques jours plus tard, on les incinérait ou on les dissolvait dans l'acide, et on mesurait alors le taux de radionucléides restant dans les cendres ou les os. On voulait comprendre le pouvoir de l'atome, et comment les organismes les métabolisaient.

Un silence. Elle leva son verre devant elle.

- L'atome... Il y en a plus dans ce verre rempli d'alcool que de verres d'eau potentiellement présents dans tous les océans du monde, te rends-tu seulement compte ? L'énergie qu'était capable de dégager un seul de ces minuscules objets fascinait. Comment la radioactivité s'intégrait-elle dans les organismes vivants ? Pourquoi détruisait-elle ? Était-elle capable, dans certains cas, de guérir ou de donner des propriétés particulières aux cellules vivantes ? Mais les atomes sont délibérément obscurs. Ils font partie de ces forces de l'univers avec lesquelles il ne faut pas jouer.

Après quelques secondes d'observation qui mirent Lucie mal à l'aise, Eileen Mitgang se leva et décrocha une photo de son patchwork. Elle la fixa avec un air nostalgique.

- À Los Alamos, dès la naissance du projet Manhattan, sont apparues trois grandes sections axées sur la santé : la section médicale, responsable de la santé des travailleurs, la section de physique de la santé, qui suivait les laboratoires et développait de nouveaux instruments de mesure des rayonnements, et la troisième section, nulle part mentionnée à l'époque. C'est celle-là qui nous intéresse.

- Quelle était-elle ?

- La section de recherche biologique.

La biologie... Lucie se frotta mécaniquement les épaules, ce mot lui fichait la chair de poule, lui rappelait les ténèbres qu'elle avait affrontées lors d'une enquête précédente, au fin fond de la jungle. Seul un petit feu à pétrole chauffait la caravane. Eileen lui tendit le cliché. Sur le papier glacé, un homme de peau noire, la cinquantaine d'années, était soutenu par des béquilles. Il était amputé de la jambe droite et fixait l'objectif en souriant.

- S'il sourit, c'est parce qu'il ignore le mal qui se propage dans son organisme. La radioactivité n'a ni goût ni odeur, elle est complètement invisible.

Elle serra les dents.

- Tout ce que je vais te raconter là est la pure vérité, aussi monstrueux que cela puisse paraître. Tu es prête à entendre ?

- J'ai fait le déplacement depuis la France pour ça.

Eileen Mitgang la sonda quelques secondes. Ses yeux noirs étaient légèrement vitreux, marquant sans doute un début de cataracte.

- Alors, écoute bien. Le 5 septembre 1945, trois jours seulement après la reddition officielle du Japon, l'armée américaine et des scientifiques travaillant dans un centre de recherche secret à Los Alamos planifient le programme le plus complet d'injections de radio-isotopes dans des organismes humains. Cette nouvelle série d'injections devait être un « effort de collaboration, dans le but de maîtriser au mieux le pouvoir nucléaire ».

Elle prenait son temps pour raconter. Son visage se tordait de dégoût à chaque parole. Lucie essayait aussi de focaliser son attention sur l'extérieur, mais les explications d'Eileen la captivaient.

- Les chercheurs procurent les éléments radioactifs, et les médecins fournissent les patients. À la tête de ce projet, côté chercheurs, se tient Paul Scheffer, un spécialiste français alors mondialement renommé. Il a participé à l'élaboration du cyclotron en 1931, un accélérateur de particules capable de fabriquer artificiellement des éléments radioactifs. Scheffer a fait partie de cette grande vague de cerveaux venus d'Europe, qui ont migré vers les États-Unis et ont participé au projet Manhattan, afin de contrer l'emprise grandissante de l'Allemagne nazie et de remporter la course à la bombe atomique.

La vieille femme jeta un œil par la petite fenêtre. Son regard obliqua vers de petits cailloux, qui roulaient le long d'une pente. Les chiens de prairie...

- Paul Scheffer était un génie, mais aussi un fou furieux. Il était persuadé que cette énergie qui lie les protons et les neutrons ensemble, l'énergie nucléaire, pouvait être utilisée au profit de l'humanité, et même guérir les cancers. Il voyait la radioactivité comme une « balle magique » susceptible de viser les cellules malignes et de les pulvériser. Il bombardera sa propre mère, à l'époque malade d'un cancer, du faisceau de neutrons produit par le cyclotron. Le hasard fait parfois mal les choses, et je crois que notre plus grand malheur a été que la santé de sa mère s'est améliorée un peu et qu'elle a survécu dix-sept ans. Dès lors, Paul Scheffer n'a plus qu'une obsession : étudier et comprendre le comportement de la radioactivité dans l'organisme, dans des buts thérapeutiques.

Elle soupira tristement, cette histoire lui collait encore à la peau. Elle tourna les yeux vers la photo du grand Noir, qu'elle avait décrochée.

- Elmer Breteen habitait Edgewood. Il est entré à l'hôpital en 1946 pour une blessure à la jambe, il en est sorti amputé deux mois plus tard. Il est décédé en 1947 d'une leucémie. Au Rigton Hospital du Nouveau-Mexique, sa fiche indique « HP NMX-9 ». Human product, New Mexico, 9. Le neuvième produit humain de l'hôpital Rigton.

- Un produit humain ?

- On lui a injecté massivement du plutonium à son insu dans la jambe droite, dans le cadre d'expérimentations du programme top secret appelé Nutmeg, chapeauté par Paul Scheffer.

Lucie encaissa sans broncher cette nouvelle masse d'informations. Des cobayes humains. Certes, elle s'y était préparée, mais l'entendre de la bouche de cette vieille femme ajoutait une dimension à l'horreur.

Les yeux d'Eileen se perdirent dans le vague.

- De juin 1945 à mars 1947, cent soixante-dix-neuf hommes, femmes et même enfants, dont la plupart étaient atteints de cancers et de leucémies, mais pas tous, ont reçu des injections massives de quatre éléments radioactifs - le plutonium, l'uranium, le polonium et le radium - lors de séjours dans des hôpitaux qui participaient au programme Nutmeg. Aucune identité des patients n'a jamais été mentionnée dans les rapports, juste des descriptions physiques, des âges, des noms de villes.

Elle considéra la photo d'Elmer tristement.

- Retrouver l'identité d'Elmer Breteen à partir de ces données non nominatives dans les rapports n'a pas été facile, mais j'y suis arrivée. Edgewood, un grand Noir, costaud, avec une jambe amputée, décédé en 1947 : ces informations me suffisaient. Ce genre de recherche commence toujours dans les cimetières.

Elle sourit, les épaules basses. Ce sourire-là n'avait rien de joyeux, il marquait juste l'expression de profonds regrets et de souffrances intérieures.

- J'étais plutôt douée, non ? Après toutes ces années, j'ai encore les chiffres des expérimentations en tête. Comment les oublier ? Certains individus recevaient en une seule fois cinquante microgrammes de plutonium, soit plus de cinquante fois la dose maximale tolérée sur une vie par l'organisme. Des femmes enceintes y sont passées, des vieillards, des enfants aussi. Leurs échantillons d'urines et de selles étaient prélevés dans des bocaux, emballés dans des caisses en bois et expédiés dans des laboratoires de Los Alamos afin d'être analysés scrupuleusement. Des embryons ont été prélevés, disséqués, stockés. Certains patients sont morts dans leur lit dans d'horribles souffrances que l'on imputait à leur maladie, d'autres ont continué à vivre un an ou deux, comme Elmer, avant de décéder de cancers ou de leucémies induits ou amplifiés par les injections.

Elle secoua la tête, pensive. Tous ces vieux souvenirs étaient comme autant de flèches qui la transperçaient.

- La plupart du temps, les dépouilles non réclamées étaient livrées aux laboratoires pour étude. Le rapport 34 654 que j'ai dérobé présente le programme Nutmeg et suit l'évolution de trois de ces patients, dont Elmer, dans trois hôpitaux différents. L'un au Nouveau-Mexique, un autre au Texas et le troisième en Arizona. NMX, TEX, ARI.

Lucie ne trouvait aucun mot pour réagir. Elle imaginait des scientifiques en blouse qui préparaient les injections, mesuraient, analysaient, utilisant des êtres humains comme de vulgaires objets d'étude. Le tout dans des programmes encadrés, financés par le gouvernement ou l'armée. La monstruosité de l'homme n'avait décidément aucune limites dès qu'il s'agissait de pouvoir, d'argent, de guerre. Comme elle sentit ses pensées partir vers ses filles, elle secoua la tête et se concentra sur les lèvres d'Eileen, prenant un maximum de notes sur son petit carnet.

- ...Le tout était de comprendre au mieux les effets de la radioactivité sur l'organisme, de développer des systèmes d'empoisonnement d'eau et de nourriture avec des matières radioactives, dans des buts militaires, d'analyser comment se comporteraient des soldats soumis à des rayonnements intenses. Le programme top secret est officiellement mort en 1947, en même temps que le démantèlement du projet Manhattan. Paul Scheffer avait alors quarante-trois ans et migra vers la Californie avec sa femme. Il devint l'un des plus grands spécialistes de la physique nucléaire au Radiation Laboratory de l'université Berkeley, et son fils unique, né sur le tard, a suivi sa voie. À vingt-trois ans, après la mort de son père, Léo Scheffer, le fameux fils, est devenu un éminent docteur en médecine nucléaire et a travaillé dans l'un des plus grands hôpitaux de Californie. Il poursuivit en parallèle des travaux de recherche sur la radiothérapie métabolique - le fait d'introduire une substance radioactive dans l'organisme, dans un but de guérison ou de traçage - et donna des cours à Berkeley. Il a marqué les esprits du monde scientifique en buvant, lors d'une conférence internationale qui s'est déroulée à Paris en 1971, un grand verre d'eau contenant de l'iode radioactive. Il promena ensuite sur son corps un compteur Geiger qui se mit à crépiter uniquement au niveau de la glande thyroïde. Il venait de démontrer le pouvoir fixateur de cette glande vis-à-vis de l'iode radioactive. Il n'avait alors que vingt-cinq ans.

Paris, les années 1970, une conférence. Lucie se rappela que Dassonville étudiait dans un institut de physique de la capitale, à cette période. Les deux hommes s'étaient peut-être rencontrés une première fois à ce moment-là, et avaient sympathisé.

Eileen termina son alcool comme du petit-lait et se versa un nouveau whisky. Ses mains tremblaient, le goulot cognait doucement contre le rebord du verre. Lucie s'interposa et l'empêcha de boire.

- Ce n'est pas prudent. Un tueur risque de débarquer ici et...

- Fiche-moi la paix, OK ?

- Vous n'avez pas l'air de bien vous rendre compte de la situation.

Elle repoussa vivement Lucie sur le côté.

- La situation ? Tu l'as vue, ma situation ? Tu veux la suite des explications ? Alors tu la boucles !

Elle serra son verre, le regard dans le vide, et s'enfonça dans un rocking-chair. Lucie était de plus en plus nerveuse.

- À voir le fils, j'avais l'impression de revoir le père, fit Mitgang. Cette folie commune, dans les actes et les yeux. Cette intelligence dangereuse, cette maladie de la science poussée à l'extrême. Je me suis alors intéressée de très près à lui. Je voulais aller au bout. C'était devenu une quête personnelle, une obsession qui m'a coûté mon job. Et bien plus.

Elle but.

- Je pourrais te parler de lui longtemps, mais je vais aller droit au fait. En 1975, du haut de ses vingt-neuf ans, Léo Scheffer finança le développement d'un centre pour jeunes handicapés mentaux, à quelques kilomètres de l'hôpital où il travaillait. Léo, le riche héritier et généreux bienfaiteur de l'humanité, venait de créer le centre « les Lumières ». Un endroit d'aide au placement, où chaque pensionnaire pouvait rester deux années maximum, le temps qu'on lui trouve un véritable foyer.

Elle parlait à présent avec dégoût et se noya dans son verre. Lucie lorgna par le trou dans la fenêtre, anxieuse. Le soleil du midi arrosait les rochers d'une lumière puissante, presque aveuglante. Ce désert de roches ressemblait au ventre du monde.

- J'ai découvert que, à cette époque, en plus de ses activités de chercheur et de médecin, Scheffer multipliait les allers et retours entre le MIT, au Massachusetts, et le laboratoire national d'Oak Ridge dans le Tennessee, où il avait ses entrées. J'ai réussi à interroger les intermédiaires de l'époque. Léo Scheffer allait là-bas pour se procurer du fer radioactif produit par le cyclotron du MIT, et aussi du calcium radioactif, par le programme radio-isotopes du labo d'Oak Ridge. Selon eux, il réclamait ces substances afin de mener ses études en laboratoire. Mensonge. Il allait utiliser ces matières hautement radioactives au centre des Lumières.

Elle haussa les épaules.

- Le centre des Lumières était intégralement géré par une société, mais, curieusement, c'était Scheffer en personne qui se chargeait de l'approvisionnement et du stockage de la nourriture. Il commandait en masse de l'avoine et du lait, notamment, que prenaient les pensionnaires au petit déjeuner.

Lucie tiqua. De l'avoine. Le message dans "Le Figaro" prenait toute son ampleur. Eileen continuait à parler :

- Pourquoi un chercheur de cette envergure se chargeait-il de l'approvisionnement et du stockage de la nourriture de son centre pour handicapés ? Vingt-cinq ans plus tard, j'ai pu parler aux employés des Lumières, mais ils n'ont pas grand-chose à reprocher à Scheffer. Un type droit, brillant et généreux. Là où le bât blesse, c'est quand on essaie de rencontrer certains de ses pensionnaires handicapés. Je n'en ai pas trouvé un seul vivant.

Lucie avala sa salive difficilement. Elle posa la question, mais elle avait déjà la réponse :

- Que leur est-il arrivé ?

- Morts de maladies : cancers, leucémies, malformations, dysfonctionnements organiques. Aucun doute que Léo Scheffer a poursuivi secrètement les expériences de son père sur ces malheureux. Il mélangeait les substances radioactives à l'avoine et au lait, chaque matin.

- Mais... dans quel but ?

- Comprendre pourquoi la radioactivité dégrade les cellules ? Voir d'où vient le cancer ? Éradiquer la maladie par les rayonnements ? Trouver la « balle magique », comme son père voulait le faire ? Je ne sais pas. Dieu seul sait ce que Scheffer, le père, a transmis à son fils. Et Dieu seul sait quelles autres expériences horribles ces deux hommes ont pu mener clandestinement. Outre ce centre pour handicapés, Léo Scheffer était aussi en contact avec des prisons, des hôpitaux psychiatriques. Des endroits qui pouvaient très bien se prêter à ce genre d'expérimentations, à coups de financements obscurs.

Elle claqua son verre contre la table. Ses paupières battaient au ralenti.

- Votre journaliste, vous me dites qu'elle a disparu. Ça s'est passé en France ?

- Nous le supposons. Mais ce n'est pas certain.

- Léo Scheffer est lui aussi parti pour la France. Il aurait été débauché, d'après les témoignages que j'ai récupérés à son ancien hôpital. Il parlait d'un nouveau poste, de nouvelles recherches. Mais personne n'a pu réellement m'expliquer, car j'ai l'impression que nul ne savait vraiment ce qu'il était devenu. En tout cas, il fallait que l'enjeu soit suffisamment fort, car Scheffer avait une place en or. J'aurais probablement continué mes investigations jusqu'à votre pays si... (un soupir). Bref, il y a eu l'accident. Et aujourd'hui, je suis terrée ici, avec toute cette crasse au fond de mon ventre et mes hanches foutues.

Lucie se rendit compte à quel point ses mains étaient crispées, elle songeait aux photos des enfants étalés sur les tables d'opération. Léo Scheffer, la soixantaine à présent, spécialiste de la radioactivité, auteur probable d'expérimentations monstrueuses sur des humains, résidait et travaillait peut-être encore en France.

- Quand a-t-il quitté les États-Unis pour la France ?

- En 1987.

Lucie sentit immédiatement des pièces s'assembler dans son crâne, ses yeux se troublèrent. 1987... Un an après l'arrivée du manuscrit sur le territoire français et l'assassinat des moines. Nul doute que Dassonville, en possession du manuscrit, avait contacté le scientifique et l'avait convaincu de venir en France. Les deux hommes avaient probablement collaboré. La flic songea à la photo en noir et blanc des trois grands scientifiques, à leurs découvertes probables dans les années 1920. Les années où Scheffer, le père, participait à l'élaboration du cyclotron, et où tous les scientifiques se côtoyaient lors de congrès. Presque un siècle plus tard, Dassonville était venu chercher Scheffer, le fils, ici, sur le territoire américain, pour ses compétences sur l'atome, ses expériences publiques bizarres, et parce que, tout simplement, il était le fils de son obscur patriarche.

Sans doute recruté pour étudier le manuscrit maudit.

Et le comprendre.

Lucie se redressa, elle pensait à Valérie Duprès. Armée de l'identité du chercheur, la journaliste était repartie directement pour la France, interrompant la suite de son périple à travers le monde. Elle avait poursuivi le travail d'Eileen, elle avait dû retrouver Léo Scheffer et s'était, de toute évidence, mise en grand danger.

Au moment où Lucie sortit de ses pensées et redressa les yeux, Eileen était debout, le fusil dans la main, légèrement titubante. Elle se dirigea vers la petite fenêtre et glissa un œil à travers.

Elle roula vivement sur le côté, comme si elle avait vu le diable en personne.

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