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Tout, dans la tête de Lucie, s'était bousculé ces dernières heures.
Tandis que l'avion décollait de Kiev, elle était incapable de se concentrer sur l'enquête et ne songeait plus qu'au bébé. Huit semaines, c'était si peu et tellement à la fois. La majorité des organes du fœtus étaient déjà développés, il devait mesurer dans les douze millimètres et peser un bon petit gramme et demi, elle le savait. Mais une fausse couche était toujours possible. Plus d'efforts violents ni de stress inutile. En France, il faudrait consulter, constituer un dossier, prendre toutes les précautions nécessaires pour mener le bébé à terme. S'autoriser un congé exceptionnel, ou une année sabbatique, comme le proposait Franck ? Pourquoi pas, après tout ?
À ses côtés, son compagnon n'arrivait pas à partager ce moment de joie à cent pour cent, elle le sentait. Comment être serein, avec ce qui se passait en Russie et surtout en France ? Ce psychopathe, collé à leurs baskets... Aux dernières nouvelles, les gars en planque devant l'immeuble de Sharko n'avaient toujours rien remarqué. Comment gérer l'euphorie de la grossesse, seul petit point lumineux au milieu des ténèbres qui les entouraient ? Comment se passerait leur retour en France, avec cette peur du tueur ancrée dans leurs tripes ? Lucie se renfrogna dans son siège, les mains sur le ventre, et ferma les yeux. C'était Noël, elle voulait que ce vol s'éternise, que l'avion n'atterrisse jamais.
Aéroport international Domodedovo de Moscou. 25 décembre 2011. Température extérieure de -8°C, ciel sans nuages.
Le Boeing 737 d'Air Ukraine se rangea sur son emplacement et libéra ses grappes de chapkas dans les couloirs de l'aérogare. Les policiers étaient attendus juste au niveau de la douane par Arnaud Lachery qui facilita rapidement les échanges avec les douaniers concernant l'inspection de la commission rogatoire internationale et leur entrée sur le territoire russe.
Une fois la paperasse réglée, Sharko salua son homologue chaleureusement.
- Ça doit bien faire quinze ans. Qui aurait pu croire qu'on se reverrait un jour ?
- Surtout dans de telles circonstances, fit Lachery. Tu traînes toujours tes vieux os à la Criminelle ?
- Plus que jamais.
Sharko se tourna vers Lucie.
- Voici le lieutenant Henebelle. Collègue et... compagne.
Lachery lui adressa un sourire. Il était un peu plus âgé que Sharko et n'avait rien perdu de cette gueule d'ancien flic de terrain : des traits épais, des cheveux courts en brosse, un regard profond qui trahissait ses lointaines origines corses.
- Enchanté. Et joyeux Noël, même si les circonstances ne sont pas des plus gaies.
Tout en discutant, Lucie et Franck récupérèrent leurs bagages et suivirent leur hôte vers la sortie. L'air sec et glacial de l'extérieur les cueillit instantanément. Arnaud Lachery s'était coiffé de sa chapka doublée de fourrure.
- Il faudra absolument vous en acheter une à l'aéroport de Bykovo, ainsi que de bons gants fourrés. Il doit faire dix à quinze degrés de moins à Tcheliabinsk, je vous laisse imaginer l'horreur.
- Nous le ferons. Le lieutenant Henebelle restera à l'hôtel, elle a... quelques petits problèmes de santé.
- Rien de grave, j'espère ?
Lucie ôta son bonnet, dévoilant la bande autour de son crâne.
- Petit accident de parcours.
Ils grimpèrent dans une Mercedes S320 noire qui attendait avec son chauffeur juste devant l'aérogare. Plaque diplomatique, portes blindées, la totale. Lachery pria Lucie de s'installer à l'avant et s'assit à l'arrière avec Sharko.
- Il faut compter une cinquantaine de kilomètres d'ici à l'aéroport national de Bykovo, fit-il. Andreï Aleksandrov et Nikolaï Lebedev nous y attendent. Je suis désolé, mais le trajet n'est pas des plus typiques. Moscou se trouve à plus d'une quarantaine de kilomètres d'ici.
- On a l'habitude de voyager sans visiter, sourit Lucie en jetant un œil dans le rétroviseur.
- En tout cas, j'espère que vous reviendrez en Russie dans d'autres circonstances. La place Rouge sous la neige et décorée aux couleurs de Noël vaut vraiment le déplacement.
Après que la voiture eut pris la route, il entra très vite dans le vif du sujet.
- Je crois que votre enquête a soulevé un gros, un très gros loup.
Après avoir ôté sa chapka et ses gants, il sortit une photo de sa sacoche et la tendit à Sharko.
- Voici donc Leonid Yablokov. Il est responsable d'une équipe de vingt ouvriers sur la base de Mayak-4, située à quelques kilomètres avant Ozersk. C'est lui qui se charge de la récupération et du stockage des déchets nucléaires.
Le commissaire fronça les sourcils et tendit la photo à Lucie. L'homme, sur le cliché, était chauve, avec les oreilles légèrement décollées. Un regard pas franchement tendre, d'autant plus qu'il était vêtu d'un costume noir aux lignes toutes soviétiques.
- J'ai déjà vu cet homme, lança Sharko. Il était sur la photo dans le bureau de Scheffer, avec l'équipe russe qui travaillait pour la fondation à la fin des années 1990.
- En effet, répliqua Lachery avec assurance. Il a œuvré pour la fondation entre 1999 et 2003. Nous avons fait quelques recherches sur cet individu. Il est titulaire d'un doctorat en physique, il a écrit une thèse sur les très basses températures au début des années 1980. Il a travaillé jusqu'en 1998 dans un laboratoire de recherche russe sur les applications spatiales. Du top secret. Il était spécialiste de la cryogénie et s'est penché sur des solutions permettant de longs voyages dans l'espace.
La cryogénie... Cela parlait à Sharko. Il demanda :
- Il est beaucoup question de la conquête spatiale relancée par les Russes en ce moment dans la presse française. Cette volonté qu'ils ont d'envoyer des hommes dans l'espace lointain, sans donner, pour l'instant, la façon de le faire. La cryogénie, ça pourrait être une excellente solution. Est-ce que Yablokov a réussi à congeler des gens pour les faire voyager ?
- On n'en sait rien. Ce dont on est certains, par contre, c'est que Yablokov a été licencié à la suite d'une erreur professionnelle qui a coûté la vie à l'un de ses collaborateurs.
Lucie s'était retournée, elle ne voulait rien manquer de la conversation. Quant à Sharko, il dévorait chaque mot.
Arnaud Lachery poursuivit ses explications :
- Après cet échec, Yablokov s'est reconverti dans l'humanitaire, par le biais de la fondation. Il est allé sur le terrain, a appris des tas de choses sur la radioactivité, on l'a beaucoup vu au milieu d'enfants, aux côtés de Scheffer (il tendit d'autres clichés qui appuyaient ses propos) et de cette femme, elle aussi membre de la fondation dans ses deux premières années d'existence.
Encore une fois, Sharko reconnut ce visage, également présent sur la photo accrochée dans le bureau de Scheffer. Un visage tout en rides, avec des traits fatigués, qui cachaient des yeux sombres et volontaires.
- Qui est-elle ?
- Volga Gribodova, elle a aujourd'hui soixante-huit ans. À l'époque, elle était professeure de médecine, spécialisée dans les conséquences sanitaires de la catastrophe de Tchernobyl, et jouait un rôle de conseillère auprès des politiques sur la question de la radioprotection. Deux ans avant que la fondation quitte le territoire russe pour raisons politiques, elle s'est détachée de ses activités humanitaires et est devenue ministre de la Sécurité nucléaire de la province de Tcheliabinsk.
- Tcheliabinsk, répéta Sharko. Encore et toujours Tcheliabinsk.
- Là-bas, Gribodova a hérité d'un poste peu enviable. Les environs d'Ozersk, à une centaine de kilomètres de Tcheliabinsk, sont parmi les plus contaminés de la planète. Tchernobyl a été un problème, mais Ozersk est LE problème. C'est une véritable poubelle à ciel ouvert, ultra-contaminée, et qui accueille les déchets nucléaires provenant de la plupart des pays européens, y compris la France. Gribodova a été nommée là-bas pour trouver des solutions, mais tout le monde sait qu'il n'y en a pas.
Le véhicule s'engagea sur une autoroute à deux voies bien chargées. Hormis les plaques minéralogiques bizarres et les panneaux en cyrillique, le paysage n'était en rien dépaysant : juste des arbres enneigés à perte de vue. Lucie considéra quelques secondes le chauffeur - un type qui paraissait coulé dans le marbre - avant de revenir à ses interlocuteurs, qui continuaient à discuter.
- Et devinez qui a nommé Leonid Yablokov en tant que responsable de la base de Mayak-4 ? demanda Lachery.
- Volga Gribodova, répliqua Sharko.
- Seulement quelques semaines après sa prise de fonction en tant que ministre, oui. Alors que, de prime abord, Yablokov, spécialiste du grand froid, n'était pas forcément le plus compétent en matière de déchets nucléaires. La gestion de la base de Mayak-4 est directement sous l'autorité et la responsabilité de la ministre. Mayak-4 est construite autour d'une mine où l'on extrayait l'uranium il y a soixante ans. Aujourd'hui, cette mine est devenue un centre d'enfouissement où l'on stocke toutes les cochonneries dont aucun pays ne veut. Les environs de Mayak sont parmi les endroits les plus sinistres, déprimants et dangereux de la planète. Personne ne veut aller là-bas, et personne n'y met les pieds, hormis des ouvriers qui déchargent les camions et stockent les barils. D'où ma question : qu'est-ce que deux anciens membres de la fondation de Scheffer trament sur place depuis toutes ces années ?
- Et, surtout, qu'est-ce que Scheffer et Dassonville allaient régulièrement y faire, par le biais de leurs visas touristiques ? compléta Sharko. Et qu'y font-ils en ce moment même ?
Lachery fixa Lucie, puis le commissaire.
- C'est ce que nous allons découvrir. Je crois que vous l'avez compris, et avec votre affaire, nous pensons que cette ministre et d'autres personnes haut placées sont impliquées dans quelque chose. Pour Moscou, votre enquête est un dossier très sensible. De par sa nature même, mais aussi parce qu'il est question de nucléaire.
- Nous n'en doutons pas.
- La fédération de Russie est découpée en districts administratifs, chacun avec leur gouverneur et leur autonomie. Bref, cette affaire est compliquée d'un point de vue légal et politique. Une fois à Tcheliabinsk, vous aurez le soutien discret d'officiers de la police du district fédéral, qui seront directement sous les ordres du commandant Aleksandrov que vous allez rencontrer bientôt. Vous filez sur Mayak. Vous cherchez vos suspects avec les équipes mais, surtout, vous les laissez intervenir.
- On connaît les règles, fit Sharko.
L'ASI tendit les dernières photos : celles des mômes, étalés sur la table d'opération, que Bellanger ou Robillard lui avait sans doute envoyées par courrier électronique.
- On peut peut-être déplacer et cacher des enfants, mais certainement pas des salles d'opération. S'il y a quelque chose à découvrir dans cet endroit sinistre, alors les hommes le découvriront. Nul n'est plus teigneux qu'un officier russe.
Après un lourd silence, Lachery changea de sujet et finit par demander des nouvelles de la capitale française, du 36, quai des Orfèvres, de la politique de l'Hexagone, tandis que les premiers panneaux indiquant l'aéroport apparaissaient déjà. Il raconta qu'il aimait Moscou, ses structures, sa puissance, sa richesse, ses habitants. Pour lui, les Occidentaux étaient comme des pêches, et les Russes comme des oranges. D'un côté, des individus d'apparence ouverts, qui se saluaient dans la rue, mais qui cachaient un noyau dur dès qu'on creusait. De l'autre, des gens de prime abord fermés, mais qui s'ouvraient jusqu'au cœur une fois la carapace percée. Il précisa néanmoins que Moscou, ce n'était pas la Russie, et que ce pays payait encore l'héritage de son lourd passé.
Le chauffeur les déposa devant l'aérogare, accolé à un circuit automobile. Il n'avait rien à voir avec celui qu'ils venaient de quitter. Un bâtiment plutôt ancien à l'architecture monolithique, pas rénové et de taille réduite. À voir l'état et la dimension ridicule de certains avions, Lucie commença à stresser. Si l'avion était le moyen de transport le plus sûr en France, elle n'était pas certaine que ce fût le cas en Russie.
Les deux policiers moscovites attendaient au point d'accueil. L'attaché à l'ambassade fit les présentations. Andreï Aleksandrov et Nikolaï Lebedev étaient plutôt jeunes, grands, plantés dans la même tenue kaki - pantalon de toile à liseré rouge, grosse parka fourrée avec les écussons de la police et le drapeau russe, serrée par un ceinturon, bottes coquées montant jusqu'aux genoux - et tenaient leur chapka dans la main. Vu la carrure imposante, Sharko estima qu'ils portaient sans doute un gilet pare-balles.
Ils se saluèrent tous. Poigne écrasante de la part des Russes, Lucie ne fut pas ménagée. Lachery leur expliqua que les deux officiers parlaient un anglais moyen et qu'il comptait sur eux pour transmettre les derniers éléments clés du dossier durant le vol.
On vendait de tout dans l'aérogare. Saucisson, pain noir, vodka, cornichons, fromage... Après avoir retiré des roubles, les deux Français passèrent par une boutique de vêtements et en ressortirent équipés à la russe, ce qui posa un sourire plutôt moqueur sur les lèvres de leurs accompagnateurs.
Après l'enregistrement des bagages, ils burent une vodka - sauf Lucie qui se contenta d'un thé - et prirent la direction de leur terminal. L'ambiance s'était un peu détendue, l'heure du départ approchait. Lachery les salua respectueusement, adressa quelques mots en russe aux officiers puis revint vers les Français :
- On reste en contact. Bonne chance.
Vingt minutes plus tard, ils embarquaient.
Direction les puissants contreforts de l'Oural.