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L'air glacé du dehors se faufilait par le soupirail et se répandait dans le tréfonds des pièces souterraines. Il faisait froid, noir, seules deux ampoules éclairaient ces voûtes de brique qui semblaient se rabattre sur la frêle silhouette féminine.

Lucie avait réussi sans mal à descendre à la cave de l'habitation de Philippe Agonla. Dès que Chanteloup avait quitté l'hôpital, elle avait pris la route dangereuse, retrouvé la maison et baratiné les deux plantons en montrant sa carte d'OPJ. Les problèmes viendraient peut-être plus tard mais, pour l'heure, elle avait atteint son objectif.

Dans cette salle, tout était resté dans le même désordre. Les techniciens de scène de crime s'étaient surtout intéressés aux traces proches du corps d'Agonla, et à celles aux alentours du gros congélateur renfermant son macabre chargement. Seules subsistaient, du tueur en série, des traces de sang sur les murs et les dernières marches en béton.

Lucie s'immobilisa de longues secondes, à deux doigts de remonter et de ficher le camp. C'était peut-être une très mauvaise idée, finalement, de s'aventurer seule dans cet endroit qui puait la mort. Elle ferma les yeux, inspira profondément et s'engouffra dans l'autre salle, la plus petite.

La baignoire en fonte l'attendait au milieu de cette espèce de crypte. L'ampoule rouge, pendue à son long fil, diffusait une mauvaise lumière et empêchait de distinguer correctement les murs de brique, rouges eux aussi. C'était comme si la pièce elle-même saignait. Lucie eut le temps de penser : une ampoule rouge ici, une blanche par là, pourquoi ?

Les mâchoires crispées, elle fixa longuement la baignoire poussiéreuse et appuya ses mains contre l'émail jaunâtre, essayant d'imaginer la scène. Une femme, couchée là-dedans et terrorisée...

Il m'interdit de bouger. Il est à côté, il manipule ses produits chimiques. Le verre des pipettes et des tubes à essais me glace le sang. J'ai froid, j'ai peur, je ne sais pas ce qu'il attend de moi. Va-t-il me violer, me tuer ? D'un coup, il se penche au-dessus de mon corps immobile. Il est fort, hideux, ses yeux sont grossis par les verres de ses lunettes immondes. Je me débats mais en vain. Il m'empêche de bouger et applique un masque à gaz sur mon nez. Je respire une odeur infecte d'œuf pourri.

Lucie se rendit compte qu'elle retenait sa respiration. Elle lorgna rapidement autour d'elle, les sens en alerte. Agonla était mort, deux plantons se tenaient à l'étage, elle ne risquait rien. Elle ramassa le masque à gaz, renifla et grimaça : le caoutchouc avait définitivement gardé l'odeur d'œuf pourri.

Elle se dirigea avec courage vers le plus petit des deux congélateurs, qu'elle ouvrit. Les techniciens avaient vidé la glace, mais Lucie se rappelait que le compartiment avait été plein à ras bord. Pourquoi ? Elle fixa la baignoire et imagina Véronique Parmentier, la toute première victime, couchée là-dedans.

Elle est là, inanimée. Agonla pense l'avoir juste endormie au sulfure d'hydrogène, mais elle est probablement en train d'agoniser, parce que chacun de ses organes s'empoisonne à cause de la concentration trop élevée en gaz. Sa fréquence cardiaque diminue drastiquement. Du point de vue du tueur, elle passe en animation suspendue. Mais, en réalité, elle meurt, empoisonnée...

Elle regarda encore le petit congélateur, les lèvres pincées, et comprit subitement.

- Bon sang, il va la refroidir avec de la glace.

Elle avait parlé tout haut, comme si elle s'adressait à Sharko. Elle fixa les jerricanes vides. Sans aucun doute, ils avaient servi à remplir cette baignoire d'eau de robinet, et toute la glace du congélateur avait certainement été utilisée pour faire chuter la température du liquide. Très vite, le corps de Parmentier avait été pris dans le froid. Sauf que la jeune femme n'était pas en état d'animation suspendue, elle était déjà morte. Philippe Agonla avait dû rapidement s'apercevoir de son échec, lors d'un inutile réchauffement : le cœur n'était jamais reparti. Alors, il avait décidé de se débarrasser du corps et de le larguer dans un lac. Il n'avait pas oublié de la rhabiller, de lui remettre ses chaussures. Tout devait laisser croire à un accident, une noyade due à une imprudence.

La flic sursauta.

- Ça va, lieutenant Henebelle ?

La voix provenait du haut de l'escalier. L'un des plantons.

- Oui, oui, c'est bon. Aucun problème.

Elle entendit la porte grincer et se concentra de nouveau, tout en balayant la pièce sanglante des yeux. Agonla avait laissé un an s'écouler avant de repasser à l'acte. Avait-il eu peur de se faire prendre ? Son échec l'avait-il ébranlé ? Toujours était-il que, en 2002, Hélène Leroy avait subi le même sort. L'enlèvement au domicile grâce au moulage de la clé lors du séjour aux Adrets. L'enfer au fond de cette cave. Puis la mort, à cause d'une concentration encore trop élevée en sulfure d'hydrogène.

Lucie se rendit subitement compte qu'elle avait les mains crispées sur la brique, dans un coin. Elle imaginait la colère, la hargne de Philippe Agonla face à ces échecs. Elle retourna dans la première pièce - celle avec la lumière blanche - et se plaça en face de la paillasse carrelée, où traînait encore du matériel intact. C'était sans doute ici que l'assassin avait réalisé ses dosages. Lucie regarda les petits squelettes de souris, sur la gauche. Elle imagina Agonla se creuser la tête, s'acharner à mélanger ses infâmes composés chimiques et les tester sur des animaux. Elle voyait très bien Agonla en train de palper le cœur arrêté des souris, puis de le sentir battre de nouveau. Le Graal.

Après son nouvel échec sur un humain, il n'avait plus eu la patience d'attendre un an. Il avait gagné en assurance, il fallait que le rythme s'accélère, il fallait qu'il y arrive. Il était repassé à l'attaque dans la foulée, le même hiver. Un nouvel enlèvement, un nouveau plantage. Troisième victime. Mais, ce coup-ci, il n'avait pas pu se permettre de jeter le corps dans un lac. Sans doute avait-il suivi la presse locale et avait-il eu peur que les flics finissent par faire le lien avec les accidents de ski et le séjour aux Adrets des femmes brunes. Alors, le plus simplement du monde, il avait décidé de conserver le corps chez lui, dans un gros congélateur. C'était moins risqué que de l'enterrer ou de le déposer quelque part.

Un corps congelé, puis un deuxième, la folie meurtrière était en marche. Lucie imagina Philippe Agonla, affairé dans cette pièce, en train de serrer un filin autour de la gorge de la troisième et dernière victime du congélateur.

Pourquoi l'avoir tuée de cette façon ? Avait-elle réussi à s'échapper avant d'être rattrapée ? Agonla l'avait-il éliminée de colère ? Qu'est-ce qui avait pu se dérégler dans son rituel ? À moins que...

Lucie lâcha une grande expiration : peut-être que l'expérience d'Agonla avait enfin fonctionné. Après avoir été placée en animation suspendue et plongée dans l'eau glacée de la baignoire, et après l'arrêt de son cœur, la femme, une fois réchauffée, était revenue à la vie.

Lucie se redressa et imagina le volcan dans la tête du tueur. Pour la première fois, il s'était trouvé confronté à une victime revenue de l'au-delà. Des sentiments contradictoires avaient dû se mélanger dans son crâne : une joie immense, évidemment, mais aussi la peur, l'angoisse. Car que faire de son objet d'expérimentation, à présent ? La relâcher ? Hors de question. Peut-être l'avait-il gardée auprès de lui des jours durant, pour l'interroger, lui parler, essayer de comprendre ce qui se cachait de l'autre côté de la frontière.

Finalement, il l'avait étranglée et stockée avec les autres.

Lucie se figea face au soupirail. Dehors, le silence était tel qu'on pouvait deviner le crépitement des flocons sur le sol. Les montagnes étaient là, autour, menaçantes, oppressantes. La flic imagina sans peine la silhouette d'Agonla vaquer à ses macabres occupations, dans cette longue allée, au cœur de la forêt. Ici, pas de témoins, personne pour entendre les cris ni voir les corps transiter entre la camionnette et la maison.

Lucie en revint aux faits. Agonla avait sans doute réussi à provoquer une hibernation contrôlée, à ramener une morte au pays des vivants. Comment s'y était-il pris ? Où avait-il obtenu les informations sur le sulfure d'hydrogène - un gaz hautement toxique - et sur la façon de pratiquer, des années avant les recherches officielles ?

Lucie observa le fouillis autour d'elle. Le type qu'avait poursuivi Sharko cherchait quelque chose. Un objet ? Elle se souvenait parfaitement des propos du professeur Ravanel, le spécialiste en cardioplégie froide : « Votre homme possède probablement de l'outillage qui permet de faire des dosages aussi précis mais aussi des documents, des notes manuscrites pleines de formules qui retracent ses découvertes. »

Des documents... Comme elle, avec son enquête : elle avait au moins son petit carnet. De ce fait, où étaient les notes de Philippe Agonla, les résultats de ses expérimentations ?

Lucie se mit à fouiner méticuleusement, tout en poursuivant son analyse. Après son succès, le tueur avait changé sa méthode. Il avait continué à enlever ses victimes à leur domicile, mais ne les avait plus amenées dans sa cave. Il les avait « gazées » dans sa camionnette - utilisant peut-être le masque et une recharge contenant un dosage extrêmement précis de gaz - pour les jeter directement dans des lacs gelés. Puis il avait appelé les secours au moment où il l'avait souhaité, deux, trois, dix ou peut-être quinze minutes après l'immersion.

Pourquoi contacter le Samu et ne plus les réanimer lui-même ? Pour éviter que les victimes ne voient son visage et qu'il ait ensuite à les tuer ? Parce que le plus important pour lui était non pas de réanimer lui-même les victimes, mais de les savoir revenues à la vie ? De jouir secrètement de son pouvoir divin, tout en laissant la médecine perplexe ?

Jusqu'où serait-il allé sans son accident de la route ? Et que comptait-il faire de ses découvertes ? Continuer à jouer avec les frontières de la mort, allant toujours plus loin ? Personne ne saurait jamais.

Lucie soulevait et déplaçait les objets. Agonla avait conservé des skis, des miroirs, des brosses à cheveux, des tubes de rouge à lèvres, entassés dans des cartons qui avaient été retournés. Elle dénicha une vieille photo à demi déchirée et l'observa à la lueur de l'ampoule. Il s'agissait d'une belle femme aux longs cheveux bruns, aux yeux noisette, qui posait devant la maison. Sa mère, sans doute. Lucie se dit qu'en ramenant ces filles à la vie, c'était peut-être sa propre génitrice qu'Agonla rappelait à lui. Il voulait montrer que lui, vulgaire agent d'entretien, était capable de vaincre les incapacités de la médecine.

Elle chercha encore. Le montagnard avait passé des années à expérimenter, à planifier, à tuer. Ses découvertes devaient être d'une importance primordiale. Il avait dû bien les planquer, à l'abri de l'humidité, dans l'endroit même où il opérait. Plus loin dans la pièce, elle tomba sur le stéthoscope, le défibrillateur, les deux grosses bouteilles de gaz. Elle les secoua, jeta un œil sous la baignoire, les congélateurs, observa l'ampoule, encore. Lumière rouge ici, et blanche dans l'autre pièce. Cette différence de luminosité la titillait, depuis le début. Agonla souhaitait moins éclairer cette pièce, effacer les angles, accroître les effets d'ombre. Ses yeux tombèrent sur les murs qui paraissaient lisses, uniformes.

Elle remarqua alors qu'on ne distinguait pas les joints entre les briques.

Lucie se précipita dans la salle voisine, démonta l'ampoule blanche, retourna dans l'autre pièce et se plaça en équilibre sur les bords de la baignoire. Elle remplaça alors l'ampoule rouge.

La pièce sembla s'illuminer sous un jour nouveau, les ombres disparurent, les joints des briques se dessinèrent plus clairement. Lucie fit le tour de la pièce, une main sur les murs et l'œil attentif. Elle s'arrêta à proximité d'une armoire métallique posée au sol entre des boîtes de conserve éparpillées. Autour de deux briques les joints manquaient. C'était quasiment invisible, et les techniciens avaient très bien pu passer à côté, trop occupés à relever les indices autour des cadavres.

La flic sentit son cœur s'emballer. Elle s'agenouilla, tira délicatement les briques à elle et révéla une cache dans le mur. Ses doigts palpèrent alors une pochette plastifiée.

À l'intérieur, un cahier.

La gorge sèche, Lucie remit d'abord les ampoules en place : la rouge ici, la blanche là-bas. Elle tressaillit quand elle entendit du bruit, dans l'allée. Elle se précipita et aperçut, par le soupirail, l'extrémité rougeoyante d'une cigarette voler dans la nuit. Elle respira calmement, tenta de contrôler son stress. Le froid l'enveloppait, lui mordait le visage, mais elle tint bon et ouvrit le cahier.

Il ressemblait à ceux des écoliers, avec une couverture bleu et blanc. À l'intérieur, il y avait, sur une feuille volante indépendante du cahier et au format plus petit, un dessin qui lui leva le cœur. Il s'agissait d'une espèce d'arbre à six branches, dessiné de façon très triviale. Lucie se rappela la photo sur le téléphone de Sharko, ce tatouage imprimé sur le torse du môme qui avait disparu.

Les dessins étaient identiques.

Sur les pages suivantes - dont la plupart étaient volantes, de format réduit - apparurent des notes manuscrites, brouillonnes, bardées de chiffres, de phrases, de ratures. Des concentrations, des formules chimiques qui se chevauchaient en une soupe incompréhensible. Plus loin, il y eut un changement d'écriture, et toutes les notes, cette fois, étaient rédigées directement sur le cahier. Lucie repéra, d'un rapide coup d'œil, les identités de certaines victimes. Parmentier... Leroy... Lambert... En face, des poids, des calculs, des concentrations en éléments chimiques.

Deux personnes avaient écrit là-dedans : l'une sur des feuilles volantes et l'autre, directement dans les pages de ce cahier.

Il y eut un bruit, dehors. Au moment où Lucie se penchait vers le soupirail, quelque chose tomba d'entre ses mains.

- C'est vous, brigadier Leblanc ?

Une ombre se courba. Lucie vit de la buée pénétrer par l'ouverture.

- Oui, fit la voix. Ça fait un bail que vous êtes là-dedans. Un souci ?

- Non. Ça va. Je remonte bientôt.

Lucie s'accroupit pour ramasser la photo en noir et blanc échappée d'entre les pages. C'était un vieux, un très vieux cliché, qui avait brûlé dans sa partie inférieure. Trois personnes - deux hommes et une femme - étaient assises devant une table, dans une pièce qui paraissait petite et très sombre. Devant eux, il semblait y avoir des feuilles, des stylos. Ils fixaient l'objectif étrangement, d'un air grave.

Lucie plissa les yeux sur le visage de l'homme du milieu. Était-il possible que...

Elle approcha la photo de la lumière.

Visage en forme de poire, cheveux hirsutes, petite moustache poivre et sel : c'était bien Albert Einstein.

Interloquée, Lucie glissa la photo abîmée par le feu dans le cahier et cacha ce dernier sous son blouson. Elle remit les briques dans leur position initiale, vérifia qu'elle n'avait rien dérangé et remonta comme si de rien n'était. Après avoir salué les plantons, elle disparut dans la nuit, avec l'impression que ces notes et cette photo mystérieuse étaient l'arbre qui cachait la forêt.

Direction l'hôpital.

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