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Lucie reposait un cadre avec la photo de deux enfants lorsque Paul Chénaix la rejoignit. Le médecin avait pris une douche rapide, coiffé ses cheveux bruns vers l'arrière, passé des vêtements frais et sentait le déodorant. Il avait la quarantaine dynamique, l'air moins strict que lorsqu'il portait la blouse, avec ses lunettes aux verres ovales et son bouc taillé au cordeau. En fait, il était normal. Lucie et Sharko avaient déjà déjeuné avec lui à plusieurs reprises, ils avaient discuté de tout sauf des morts et des enquêtes.
- Les enfants qui grandissent nous rappellent combien le temps passe vite, dit Lucie. J'aimerais bien connaître tes bouts de chou. Tu viendras avec eux et ton épouse à l'appartement, un de ces soirs ?
Paul Chénaix tenait une petite caisse en plastique avec des échantillons enfoncés dans des tubes scellés, ainsi qu'un dictaphone.
- On pourra s'organiser le truc, oui.
- Pas « on pourra ». Il faudra.
- Il faudra, oui. Ça va mieux, toi ?
Lucie regrettait sa faiblesse passagère de tout à l'heure. Il fut un temps où elle pouvait tout affronter, où la noirceur des affaires criminelles l'excitait plus que tout le reste. Elle en avait négligé ses propres enfants, sa vie amoureuse, ses envies de femme. Aujourd'hui, tout était tellement différent. Si seulement on pouvait lancer une poignée de poudre magique, revenir en arrière et tout changer. Elle parvint néanmoins à lui sourire.
- Le veilleur de nuit a eu la gentillesse de me donner un gros donut au chocolat. Ma mère a récupéré mon labrador, Klark, qui adore ce genre de donut. Mon ex-chien pèse dix kilos de plus à présent.
- Pas très diététique, certes, mais ça t'aurait fait du bien de le manger avant. Contrairement aux croyances populaires, il vaut toujours mieux croquer un morceau avant d'assister à une autopsie, ça évite les coups de mou.
- Pas eu le temps.
- Plus personne n'a le temps de rien, de nos jours. Même les morts sont pressés, il faut les traiter immédiatement. On ne s'en sort plus.
Il se dirigea vers son bureau et posa les échantillons de fluides, d'ongles, de cheveux devant Lucie.
- Tu n'as rien manqué, de toute façon. Tous les signes médico-légaux indiquent bien une mort par hypothermie. Le cœur a fini par lâcher.
Toujours debout, il ouvrit un tiroir et sortit un dossier d'une quarantaine de pages.
- Voici une impression du rapport d'autopsie que m'a envoyé par mail mon confrère de Grenoble, en fin d'après-midi. On a pas mal discuté au téléphone. Christophe Gamblin est venu le voir il y a trois bonnes semaines, il prétendait vouloir écrire un article sur l'hypothermie et s'était bien présenté comme journaliste de faits divers.
Il posa le dossier devant lui.
- Une drôle d'histoire.
- Je t'écoute.
Paul Chénaix s'installa sur son siège à roulettes et éventa les feuilles devant lui.
- Son sujet de l'époque s'appelait Véronique Parmentier, 32 ans, cadre dans une société d'assurances à Aix-les-Bains. Le corps a été sorti des eaux du lac de Paladru, en Isère, à 9 h 12, le 7 février 2001, par une température extérieure de -6°C. La victime habitait à trente bornes de là, à Cessieu. Ça remonte à dix ans, cette histoire, et pourtant, Luc Martelle s'en souvenait encore très bien avant même que Christophe Gamblin vienne remuer ce vieux dossier. À cause de ce froid atroce et, surtout, de par la nature même de cette affaire... Et pour répondre tout de suite à la question que tu vas me poser : elle n'a jamais été résolue.
- Une affaire, tu dis. Il ne s'agissait donc pas d'un accident ?
- Tu vas vite comprendre. D'abord, sais-tu comment ça se passe pour un cas de noyade ?
- Je n'en ai jamais traité. Explique.
- C'est l'une des morts où le légiste se déplace systématiquement pour les premiers constats afin de s'assurer qu'il s'agit bien d'une noyade. Pour les cadavres frais, on recherche d'abord le champignon de mousse, situé au niveau de la bouche et du nez. C'est le mélange d'air, d'eau et de mucus qui se crée lors de l'ultime réflexe de respiration, inévitable. Il est de manière générale extériorisé, donc visible. Il y a aussi un tas d'autres signes externes qui ne trompent pas : pétéchies dans les yeux, peau en chair de poule, cyanose du visage, langue coupée à cause des crises convulsives. Or, dans le cas de notre victime, on n'a trouvé aucun de ces signes. Mais leur absence ne permettait pas forcément d'écarter la noyade. Seule l'autopsie allait livrer les secrets du corps.
- Et au final ? Elle n'est pas morte par noyade, c'est ça ?
- Non, mais elle est morte immergée dans l'eau.
- J'avoue que...
- Tu as du mal à saisir, c'est normal. Rien n'est clair dans cette histoire.
Il marqua une pause et remit en place correctement le cadre de ses enfants. Il se demandait probablement comment expliquer simplement une affaire compliquée.
- Quand mon confrère a ouvert, il n'y avait aucun signe caractéristique de noyade. Les poumons étaient propres, pas distendus, aucun épanchement péricardique ou pleural. Il fallait encore creuser. Il y a un facteur irréfutable, qui prouve normalement la noyade : la recherche de diatomées. Ce sont des micro-algues unicellulaires que l'on trouve dans tous les milieux aqueux. Lors du dernier réflexe de respiration, le noyé inspire l'eau et donc les diatomées. Ces diatomées, on les retrouve lors de l'autopsie dans les poumons, le foie, les reins, le cerveau et la moelle osseuse. Sur les lieux d'une noyade présumée, un lac, par exemple, on prélève, en théorie, trois échantillons d'eau : l'un à la surface du lac, un autre à mi-profondeur et le dernier au fond. Mais, en général, on se contente de celui de surface - là où flotte le cadavre, - sinon il faut des plongeurs et ça complique tout.
- Cela dans le but de comparer les diatomées des différents échantillons d'eau du lac à celles présentes dans les tissus du cadavre.
- Exactement, il faut comparer. Note que la présence de diatomées dans les tissus humains est possible même en dehors de toute noyade, car certaines d'entre elles sont contenues dans l'air que nous respirons ou les aliments que nous avalons. Donc, pour confirmer une noyade à tel endroit, il faut au moins vingt diatomées communes entre les échantillons d'eau prélevée et les analyses des tissus de la victime.
Il poussa une feuille vers Lucie.
- Le rapport de Martelle stipule qu'il n'y avait aucune diatomée commune. La victime n'était pas morte dans ce lac, et elle n'avait pas été noyée.
- Un corps que l'on a tué ailleurs, et que l'on a déplacé.
- Pas tout à fait. Accroche-toi, il y a encore carrément plus étrange.
Il se lécha l'index et tourna les pages du rapport. Lucie remarqua qu'il en profitait pour regarder sa montre. Il était 22 h 05. Sa femme devait l'attendre, ses enfants devaient être couchés, et Madonna devait chauffer le public.
- Il y avait de l'eau dans les voies intestinales du sujet. On en trouve toujours après un séjour de plusieurs heures en immersion d'un sujet mort. Elle pénètre naturellement par les narines ou la bouche, tombe dans le circuit intestinal et y reste. Là encore, en comparant les diatomées des échantillons du lac avec celles présentes dans l'eau des intestins, devine ?
- Pas de points communs ?
- Les eaux ont dû se mélanger, les diatomées ont dû voyager, donc il y en avait quelques-unes de communes, forcément. Mais pas suffisamment en tout cas. L'eau présente dans le corps de la victime ne venait pas du lac. Mon confrère a alors demandé une analyse poussée de cette eau. Les caractéristiques et les différentes concentrations en éléments chimiques, le chlore et le strontium notamment, ne trompent pas : il s'agissait d'eau de robinet, entrée en la victime après sa mort, et de façon naturelle.
Lucie se lissa les cheveux vers l'arrière d'un geste nerveux. Il était tard, la journée avait déjà été éprouvante, et cet effort cérébral supplémentaire lui coûtait.
- Tu es donc en train de me dire qu'elle n'a pas été noyée, qu'elle a passé un séjour immergée dans de l'eau du robinet, morte, avant qu'on la jette ensuite dans le lac ?
- Exactement.
- C'est hallucinant. Est-ce qu'on connaît la véritable cause de la mort ?
- C'est l'empoisonnement. Les toxicologues du labo ont fait preuve de flair, parce que c'est le genre d'empoisonnement très difficile à détecter. Les analyses approfondies ont révélé la présence d'une quantité critique de sulfure d'hydrogène dans ses tissus. Pour être exact... 1,47 microgramme dans le foie et 0,67 microgramme dans les poumons.
- Le sulfure d'hydrogène, c'est le gaz qui sent l'œuf pourri ?
- Et que refoulent parfois les égouts ou les fosses septiques, oui. Il résulte de la décomposition de la matière organique par les bactéries. On le trouve aussi à proximité des volcans. C'est sans aucun doute ce qui l'a tuée. En faible quantité, ce gaz peut provoquer des pertes de connaissance, et entraîne la mort en cas de trop forte inhalation.
- C'est à n'y rien comprendre.
Chénaix se mit à ranger son bureau tranquillement. Crayons dans les pots, feuillets empilés dans un coin. Derrière lui trônait une grande armoire avec des revues et des livres médicaux.
- Et justement, ils n'ont rien compris, les enquêteurs de Grenoble. J'ai déjà eu à traiter des morts accidentelles par le sulfure d'hydrogène, celles d'égoutiers de Paris notamment. Tout cela pour te dire qu'il n'y a pas forcément d'acte criminel derrière un empoisonnement au sulfure d'hydrogène. Sauf que là...
- Oui ?
- Mon confrère m'a expliqué que le scénario s'était reproduit l'hiver d'après, en 2002. Une autre femme, trouvée dans le lac d'Annecy, toujours la région Rhône-Alpes. Elle habitait Thônes, à vingt bornes de là. Mêmes conclusions. Le sulfure d'hydrogène, l'eau du robinet. Ici, les concentrations étaient un peu moindres - 1,27 et 0,41 - mais mortelles tout de même. La piste criminelle ne laissait cette fois plus aucun doute.
Lucie sentit l'adrénaline monter, elle avait l'impression que l'affaire prenait encore une dimension supplémentaire. 2001, 2002 : ça collait avec les dates des journaux de Christophe Gamblin.
- Un tueur en série ?
- À ce que j'en sais, il n'y a eu que deux meurtres, j'ignore si l'on peut parler de tueur en série. Enfin, tu es mieux placée que moi pour savoir. Mais en tout cas, les modes opératoires étaient les mêmes. Les enquêteurs ont trituré le scénario dans tous les sens. Pour eux, les victimes sont mortes par inhalation de sulfure d'hydrogène, mais ils ignorent comment ça s'est passé. Aucune fuite de ce gaz, aucun accident suite à des inhalations malencontreuses n'a été signalé dans la région. Il s'agissait, selon eux, de sulfure d'hydrogène fabriqué chimiquement.
- Un tueur chimiste...
Quelqu'un passa dans le couloir, derrière eux. Chénaix adressa un petit signe de la main à l'un de ses confrères, qui prenait à l'évidence ses quartiers pour la nuit.
- Peut-être, oui. Ils estiment ensuite que les deux corps sans vie ont été placés dans une baignoire remplie d'eau ou un contenant suffisamment volumineux pour que l'eau du robinet puisse pénétrer par les orifices naturels et s'écouler dans les intestins. Ensuite seulement, les corps ont été transportés dans les lacs. Quelqu'un les a déplacés et a cherché à maquiller l'origine de la mort.
- Ça n'a pas de sens. Pourquoi plonger un corps mort, empoisonné, dans une baignoire ?
- C'est toi l'enquêtrice. Pour en finir, vu l'état du premier cadavre, le délai entre la mort et la découverte du corps a été estimé à une dizaine d'heures. Idem pour le second corps. En tout cas, il n'y a eu ni suspects ni interpellés. Juste quelques pistes.
- Lesquelles ?
- Luc Martelle est comme moi, il aime fouiner. À l'époque, cette histoire l'intriguait, alors il s'est intéressé au dossier criminel.
Il ouvrit un tiroir et en sortit un paquet de feuilles, qu'il agita devant lui.
- Et devine ?
- Ne me dis pas que...
- Si, les copies des éléments principaux de l'affaire, issus directement du SRPJ de Grenoble. Je pensais que Franck allait venir, et je savais qu'il s'y intéresserait. Tu peux l'embarquer avec les deux rapports d'autopsie.
- T'es génial.
- Je ne sais pas si c'est un cadeau, ce que je te fais là, mais bon. À noter que Christophe Gamblin a tenté de se procurer ces dossiers, mais le légiste ne les lui a pas donnés. Il s'est alors rendu au SRPJ de Grenoble. En théorie, il n'y a pas eu accès, mais on sait comment ça fonctionne. À coup sûr, il a eu les infos qu'il cherchait. Il faudra vérifier.
Dans un sourire, il se releva et enfila sa doudoune bleu marine, qui était accrochée au portemanteau. Il prit également une petite mallette en cuir et des dossiers sous le bras.
- Tu n'oublieras pas de déposer les échantillons à la toxico. Ils les attendent.
Il fit tinter ses clés en signe d'empressement. Lucie finit par se lever, elle aussi, emportant les échantillons, les différents rapports, et sortit de la pièce. Chénaix ferma à clé derrière elle. Tous deux saluèrent le veilleur de nuit, Lucie le remercia de nouveau pour le donut au chocolat.
Une fois dehors, Paul Chénaix boutonna sa doudoune jusqu'au cou, serra sa capuche sur ses cheveux humides et creusa le tapis de neige de la pointe des pieds. La tempête avait forci, les flocons chutaient dans un sens, puis dans l'autre, emportés par les bourrasques.
- C'est que ça tient bien, cette saleté. Je ne suis pas rentré... T'es en voiture ?
Lucie tourna la tête vers sa 206.
- Oui, mais j'aurais mieux fait de prendre le métro. Retourner sur L'Haÿ-les-Roses ne va pas être une partie de plaisir. Sans oublier ces échantillons à déposer.
Chénaix déclencha l'ouverture automatique des portes de sa berline. De petites lumières illuminèrent brièvement la nuit.
- À la prochaine.
- N'oublie pas qu'on doit encore se voir, pour Franck.
- Franck ? Ah oui, c'est vrai. Appelle-moi, on ira se boire un coup, un de ces soirs.
Il disparut en marchant prudemment. Lucie fonça vers son propre véhicule et s'y enferma. Elle mit le contact, tourna le chauffage à fond et resta là quelques minutes, face à l'IML, la tête pleine d'interrogations. Elle pensait au tueur des montagnes. Elle imagina un homme, debout, contemplant les cadavres de ces femmes mortes, immergées dans une baignoire. Ce même homme, qui brave ensuite un froid polaire pour aller jeter les corps dans un lac. Tous les assassins ont des mobiles, des raisons d'agir. Quel était le sien ?
Lucie soupira. Une affaire inexpliquée datant de dix ans. Une journaliste d'investigation qui ne donne pas signe de vie et dont l'appartement est retourné. Un autre qui déterre le dossier de ces fausses noyades et meurt assassiné au fond d'un congélateur. Un gamin errant traumatisé. Quel était le lien entre tous ces faits ?
Lucie considéra les journaux des années 2000, disposés sur le siège passager, sous les échantillons. Il y avait les deux autres éditions, celles de la région PACA. Et si le tueur avait continué à agir là-bas ? Et s'il y avait quatre, cinq, dix victimes ?
Sur quoi Gamblin avait-il mis le doigt pour qu'on le fasse souffrir à ce point et pour qu'on lui inflige de telles tortures ?
Tandis que le chauffage tournait, Lucie ne put s'empêcher de jeter un œil au contenu des rapports de police de Grenoble.
Après des mois d'investigation, des conclusions saillantes avaient été tirées. Les deux victimes étaient brunes, yeux noisette, élancées, une trentaine d'années. Et skieuses. Les enquêteurs grenoblois avaient trouvé un autre point commun : elles étaient toutes deux des habituées de la station de ski de Grand Revard, proche d'Aix-les-Bains. L'une d'entre elles habitait à cinquante kilomètres d'Aix - un bled du nom de Cessieu, - et l'autre, bien qu'habitant Annecy, était coutumière de l'hôtel Le Chanzy, à Aix-les-Bains.
Les flics avaient cherché dans tous les coins, parmi les saisonniers, les touristes, les restaurateurs, sans jamais coincer l'assassin. Cependant, ils avaient eu la forte intuition que les victimes, qui vivaient dans la région, avaient été enlevées à leur domicile. Notamment la seconde. Une lampe de chevet avait été retrouvée brisée au pied du lit, dans sa chambre. Pourtant, aucune porte ni fenêtre n'avait été fracturée. L'assassin s'était-il procuré la clé ? Connaissait-il la victime ?
Lucie fit un rapide bilan de sa lecture en diagonale. Des femmes au physique proche. Des enlèvements probables à domicile, avec des habitations non forcées. Une station de ski commune, où les victimes, vivant pas très loin de là, se rendaient depuis des années. Un assassin qui déposait les corps dans des lacs proches du lieu d'habitation de ses proies.
Un type du coin, songea-t-elle, qui avait assurément croisé ces filles. Et qui savait où et comment les retrouver.
Elle regarda l'heure et passa un petit coup de fil à sa mère, histoire de donner quelques nouvelles et de savoir si son ex-labrador Klark allait bien. Il était tard, mais Marie Henebelle ne se couchait jamais avant minuit. Après une petite discussion, Lucie promit de remonter dans le Nord pour les fêtes de fin d'année.
Puis elle démarra et roula au pas, direction le quai de l'Horloge.
Il y avait une drôle d'odeur dans la voiture.
Elle renifla et comprit qu'elle portait encore sur elle l'odeur rance du cadavre de Christophe Gamblin.