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Il n'y avait pas de mots pour décrire le sentiment d'oppression et de peur qui habitait les deux policiers.

Après cinq kilomètres quasiment impraticables dans la zone interdite, ils roulaient à présent dans une ville anonyme, exsangue de sa population. Tout, dans le décor, indiquait une fin inattendue et brutale. Les portes des habitations étaient restées ouvertes, les petites boutiques en ruine semblaient malgré tout attendre leurs clients, des carcasses de voitures agonisaient, au milieu d'une rue, devant une allée. Au bord des routes, la végétation perçait la neige, rampait, dévorait. Des branches tordues jaillissaient par les fenêtres des façades ou par les vitres des camionnettes rouillées, les entrées des immeubles avaient pris des allures de sous-bois, les racines des arbres fracturaient le bitume. Avec le temps, les constructions humaines allaient s'effacer en silence.

- Wladimir avait raison, fit Lucie. Je veux dire, en vingt-six ans, la nature n'aurait pas pu faire autant de dégâts dans un endroit normal. On dirait que tout s'est développé à une vitesse folle et que rien ne peut résister à ces arbres qui poussent même au milieu du macadam.

Sharko poursuivit sa route, droit devant. Même s'il roulait très lentement, le quatre roues motrices peinait à certains endroits.

Ils roulèrent des kilomètres et des kilomètres, doublant des fermes éventrées, des casernes dépouillées, des usines en lambeaux. Régulièrement, des panneaux triangulaires, avec le symbole aux trois ailettes noires, leur rappelait le danger invisible. Sur la gauche, au beau milieu du bois, ils aperçurent une église aux murs mordus à sang par le lierre, attaqués par les branches des bouleaux, des hêtres. Il fut un temps où ces gens cherchaient Dieu, ils avaient trouvé son antagonisme : l'atome. Puis, de temps en temps, un camion de pompiers couché, un tracteur rouillé, des carcasses indéfinissables. La route fendait la forêt, toujours plus clairsemée, compressée entre les crocs de la nature.

Lucie n'avait pas mis sa ceinture et avait les genoux serrés contre sa poitrine. Les terribles images de la catastrophe de Fukushima lui revinrent en tête.

- On espère que cela ne se reproduira plus jamais, et pourtant, regarde le Japon.

- J'y pensais, moi aussi.

- C'est de la folie d'être ici, quand on y réfléchit. J'ai vraiment l'impression qu'on vient de franchir les portes de l'enfer et qu'on roule là où aucun humain ne devrait plus jamais aller.

Sharko ne répondit plus, toujours concentré sur la route. Il considéra son compteur : ils avaient dû faire dix kilomètres. En restait peut-être une vingtaine pour atteindre la ville de Tchernobyl et sa maudite centrale Lénine.

Au détour d'un virage, il freina doucement.

- On n'ira pas plus loin.

Un arbre gigantesque était couché en travers de leur chemin. Le commissaire laissa le moteur tourner, indécis. Il n'y avait aucun moyen de passer.

- C'est pas vrai. On ne va quand même pas faire demi-tour maintenant ?

Lucie sortit sans crier gare.

- Qu'est-ce que tu fiches ? dit le commissaire. Merde !

Il coupa le moteur et, à son tour, mit le pied dehors. Lucie observait attentivement autour d'elle, immobile. Jamais, de toute sa vie, elle n'avait pu appréhender un tel silence. Ses sens cherchaient un son, la plus infime variation de l'air. Le monde semblait figé, piégé sous une cloche de vide. Une fois cette curieuse sensation intégrée, elle s'approcha du tronc immense et le longea par la gauche.

- Fais pareil vers la droite, dit-elle. Avec sa moto, Duprès a peut-être réussi à le contourner.

- Très bien. Mais si tu vois un animal un peu velu, cours vers la voiture.

La flic s'enfonça dans le bois. Le froid s'insinuait dans le moindre interstice de ses vêtements, ses poumons brûlaient à chaque inspiration. Elle serra et desserra les poings, plusieurs fois. Plus loin, elle constata que les grosses racines de l'arbre s'étaient desséchées, il était peut-être mort de vieillesse, ou rongé de l'intérieur non par des insectes, mais par autre chose. Elle scruta les alentours. Non, jamais la journaliste n'aurait pu passer ici à moto.

- Viens ! cria soudain Sharko.

Lucie se précipita et rejoignit le commissaire, de l'autre côté. Il était accroupi devant une moto carbonisée, sans plaque, couchée dans la neige.

Sa compagne vint se coller à lui.

- Tu crois que c'est la sienne ?

- Brûlée, mais pas rouillée. Même pas recouverte de feuilles. Oui, c'est probablement la sienne.

- Qu'est-ce qui s'est passé, à ton avis ?

Sharko réfléchit. La réponse lui paraissait évidente.

- Je crois que, lorsqu'elle a vu le tronc, Duprès a caché sa moto sur le côté et a dû continuer à pied. Elle savait où elle allait. Elle a peut-être découvert le môme, puis... (Il se redressa). À mon avis, ce sont ceux qui retenaient le petit qui ont fait ça.

Ils se regardèrent en silence. Prise au piège, Valérie Duprès avait peut-être crié mais, ici, qui aurait pu l'entendre ? Lucie regarda par-delà le tronc. La route se poursuivait en une interminable langue de givre.

- On fait comme elle. On continue à pied. Si on ne trouve rien d'ici trois ou quatre kilomètres, on retourne à la voiture. Qu'est-ce que t'en penses ?

Le commissaire marqua une longue hésitation. Il regarda leur 4 × 4, leurs traces de pneus dans la neige. Ils étaient seuls, sans réseau téléphonique, sans arme, dans un pays inconnu. C'était peut-être de la folie, mais...

- Très bien. Quatre kilomètres, maximum, en longeant la route. Ta cheville tiendra ?

- Aucune douleur. Et, tant que je ne cours pas, il n'y a pas de souci.

- OK. Viens avec moi à la voiture deux secondes.

Sharko ouvrit difficilement le coffre collé par le givre, défit rapidement leurs valises, puis ôta son blouson.

- Fais comme moi. Rajoute un pull ou un sweet. Puis une paire de chaussettes. On doit avoisiner les -15°C, c'est atroce.

- Bonne idée.

Ils se couvrirent plus chaudement. Sharko fourra tous leurs papiers - passeport, commission rogatoire - dans ses poches, prit la manivelle du cric dans le coffre, au cas où, puis verrouilla toutes les portes. Il donna la main à sa compagne, qu'il serra fort malgré leurs gants.

- On avance prudemment.

Ils contournèrent l'arbre, revinrent au milieu de la route et se mirent à avancer. Goulûment, la nature se resserra sur eux. De temps en temps, ils apercevaient des empreintes d'animaux, sur les côtés ou traversant la voie.

- Elles sont énormes, murmura Lucie. Tu crois qu'il pourrait s'agir de...

- Non, non. Peut-être des chevreuils.

- Ça n'a pas des sabots plutôt, des chevreuils ?

- Des chevreuils mutants, alors ?

Ils essayaient de se rassurer comme ils pouvaient, s'efforçant de plaisanter, de parler de tout et de n'importe quoi. Ils progressaient à deux, seuls, au beau milieu de cette interminable ligne droite qui se déroulait comme un tapis de crin.

- Dis, Franck, fit Lucie plus loin. Qu'est-ce que tu comptais m'offrir, ce soir ? Je veux dire, c'est bientôt le réveillon, et je n'ai pas la moindre idée de ton cadeau. Tu avais prévu quelque chose au moins ? Rassure-moi.

Malgré la tension, Sharko lui sourit.

- Oui, oui, bien sûr. Il est caché quelque part dans l'appartement.

- Qu'est-ce que c'est ?

- Tu l'auras quand nous reviendrons. Mais ça devrait satisfaire l'un de tes rêves d'adolescente.

- Tu m'intrigues...

Ils discutèrent encore, parce qu'ils avaient besoin de briser ce manque de vie, d'entendre des sons autres que le craquement de leurs pas. Tout en parlant, Sharko observait du côté gauche, et Lucie du droit. La route était explosée de partout, envahie, impraticable. Même sans la présence du tronc, ils n'auraient jamais pu aller au bout.

Plus loin, d'un coup, la flic désigna des grosses traces de pneus, devant elle, imprimées dans la neige de façon circulaire. Les deux policiers se précipitèrent vers les arbres pour se cacher et observèrent les alentours.

- On dirait celles laissées par une camionnette, fit Sharko. Et regarde là-bas, ces empreintes de pas. Le véhicule est venu de la direction opposée, s'est garé sur le bas-côté. Un type est descendu, s'est enfoncé dans ces bois, est revenu, puis a fait demi-tour. Et cela après les chutes de neige précédentes, c'est-à-dire il y a maximum trois jours. Allons-y.

- Et s'il revient ?

- J'ai le sentiment qu'il ne reviendra pas.

Ils coururent jusqu'au niveau des traces de semelles. Les marques étaient lourdes, profondes, de grande taille.

Ils les suivirent en silence, cette fois, s'enfonçant dans le treillis végétal.

Ils doublèrent des clôtures de barbelés branlantes, chevauchèrent des grilles écrasées au sol, jusqu'à apercevoir finalement un bâtiment en ruine, tout gris, à l'architecture rectangulaire. Il ressemblait à un blockhaus. Le toit était effondré, la végétation étreignait chacun de ses murs chancelants, comme si elle cherchait à les engloutir.

Les pas disparaissaient sous l'entrée principale, un rectangle sombre dépourvu de sa porte. Sur les murs extérieurs ou plantés dans le sol s'exposaient une multitude de panneaux d'interdiction ou avertissant d'un danger radioactif.

- On ne devrait peut-être pas entrer, fit Lucie.

Elle respirait fort, anormalement essoufflée.

- Ils n'ont pas l'air en si mauvais état, ces panneaux. Rien de tel pour convaincre les rares aventuriers de faire demi-tour. C'est bon signe, en définitive.

- Ah...

Ils s'engagèrent donc prudemment dans la ruine. La grande pièce centrale était complètement vide. Juste un cube de béton, percé en son extrémité par un escalier qui disparaissait sous terre. Des morceaux de sol s'étaient effondrés, des barres de fer sourdaient des murs. Sur l'un d'eux était écrit, en grosses lettres noires : Чetor-3. De la poussière se mit à danser autour des flics, les rayons du soleil passaient par les vitres éclatées. Sharko remarqua des endroits plus clairs, comme lorsqu'on décroche des cadres des murs et qu'il en reste la marque.

- Il y avait des objets ici, récemment. Et tout a disparu.

Il chevaucha les grands trous et s'approcha de la cage d'escalier, tandis que Lucie jetait un œil aux autres pièces, complètement vides elles aussi. Au sol, poussés dans un coin, des débris de bois, de ferraille, de vieilles pancartes métalliques, toutes martelées de lettres cyrilliques.

De son côté, le commissaire dévala doucement les marches, la manivelle dans la main. La lumière solaire disparut d'un côté pour réapparaître par le gros trou dans le plafond, qui donnait sur la pièce d'où il venait. Trois mètres au-dessus, cette flaque de clarté était transpercée de tiges d'acier, qui formaient naturellement des barreaux infranchissables. Sharko ausculta le cadenas de la porte qu'il venait de pousser. Il ne portait pas la moindre trace de rouille, mais il avait été défoncé, de façon brutale. Quelqu'un était descendu ici et avait forcé le passage.

Une petite voix résonna, tout en écho.

- T'es où ?

C'était Lucie.

- Juste en dessous de toi, répliqua Sharko.

L'escalier qu'il venait d'emprunter descendait encore à un niveau inférieur, mais impossible d'aller plus bas, une plaque de glace bouchait l'entrée. Sharko en frappa la surface avec sa manivelle, dévoilant de l'eau liquide et noirâtre. Le ou les niveaux du dessous étaient complètement inondés.

La gorge serrée, il avança droit devant lui, quittant l'escalier pour ce palier souterrain.

La pièce dans laquelle il évoluait possédait d'autres ouvertures aux portes défoncées et était presque inoccupée.

Presque.

Dans un coin, un vieux matelas, à même le sol. Et, juste à côté, un gros baril jaune, vide, en excellent état, avec le couvercle posé contre lui, frappé de deux symboles : radioactivité et tête de mort.

Lucie débarqua. Sharko la stoppa en tendant le bras.

- Mieux vaut ne pas avancer davantage. Le baril est vide, mais on ne sait jamais.

Des rayons du soleil dévalaient du plafond, léchant une partie du sol. Partout autour, il faisait sombre. La flic s'immobilisa, l'œil rivé sur le coin de la pièce.

- La chaîne, sur le matelas.

En effet, une chaîne terminée par un cerceau de métal serpentait sur le matelas et était vissée dans le mur.

- J'ai vu. On y est, Lucie...

Lucie croisa les bras, les mains sur les épaules. Alors, c'était sans doute ici qu'ils retenaient les gamins. C'était ici que Valérie Duprès avait libéré le môme de l'hôpital, après avoir défoncé le cadenas avec les moyens du bord.

- Duprès a probablement essayé de rejoindre sa moto avec l'enfant, souffla Lucie. Mais... elle n'y est pas arrivée.

Ils gardèrent le silence quelques secondes. Certes, ils avaient réussi, mais ne pouvaient se débarrasser de cet arrière-goût d'échec. À l'évidence, les responsables des enlèvements avaient pris soin de faire le ménage et ne mettraient peut-être plus jamais les pieds ici.

Lucie allait et venait, nerveusement.

- Qu'est-ce qu'on va faire, maintenant ?

Sharko soupira.

- On retourne à la voiture. On n'y arrivera plus par nous-mêmes. On va mettre l'ASI et les autorités ukrainiennes dans le coup.

Lucie se rendit dans les pièces attenantes, complètement vides elles aussi. Murs gris, dépourvus de fenêtres. Elle revint près du matelas, tandis que Sharko était en train de remonter. Si les enfants étaient retenus ici, où les opérait-on ? Elle se rappelait les photos, la salle carrelée, le matériel chirurgical : on ne leur ouvrait certainement pas la poitrine dans cet endroit, trop poussiéreux et en mauvais état. Cette espèce de blockhaus gigantesque ne semblait être qu'un lieu de transfuge, de détention.

Elle fixa le baril jaune, juste à côté du matelas.

Sa hauteur, son volume.

Bon Dieu !

Soudain, ses poils se hérissèrent.

Elle venait d'entendre la manivelle percuter le sol.

- Franck ?

Pas de réponse. Son rythme cardiaque s'accéléra instantanément.

- Franck ?

Elle grimpa les marches quatre à quatre.

Franck était effondré au milieu de la pièce.

Wladimir se tenait en face, juste sous l'entrée, une grosse capuche verte sur la tête.

Il fixa Lucie dans les yeux, sans bouger.

Un bruit, derrière.

Lucie eut à peine le temps d'apercevoir l'ombre gigantesque qui fonçait sur elle.

L'impression que son crâne explose.

Puis le noir.

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