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À vive allure, Lucie se glissa dans la circulation et se retrouva rapidement à chevaucher le Big I, l'échangeur principal entre la I25 et la I40, qu'elle emprunta avant de traverser Albuquerque en son centre. Central Avenue, l'ex-route 66, était bordée, sur des kilomètres, de laveries automatiques, de petits commerces, de restaurants typiques ou de motels aux enseignes toutes plus délirantes les unes que les autres. Des couleurs jaunes, rouges et bleues dominaient, avec des feux tricolores horizontaux, haut perchés au-dessus de la voie. Mais Lucie remarquait à peine le décor, plongée dans ses pensées. Nul doute que Dassonville était, lui aussi, sur les traces d'Eileen Mitgang. Et, comme chaque fois, il avait une petite longueur d'avance.
L'Albuquerque Daily se trouvait à un kilomètre à peine de l'université du Nouveau-Mexique. À cause des vacances, le gigantesque campus était déserté. Une absence de vie impressionnante, des locaux vides, des terrains de basket et de base-ball inertes. Lucie se gara sans mal devant le journal, un petit bâtiment aux tons rose et blanc, à la toiture crénelée et aux grandes vitres sur lesquelles étaient plaquées des photos géantes, notamment celles de milliers de montgolfières parties à l'assaut du ciel bleu avec, en arrière-plan, les majestueuses montagnes Sandia.
À l'accueil, elle se présenta - une flic française - et demanda à parler à la journaliste Eileen Mitgang. La jeune réceptionniste la lorgna curieusement quelques secondes. Trop, estima Lucie. Elle décrocha finalement son téléphone, composa un numéro et échangea quelques mots en anglais à voix basse, la tête tournée sur le côté. Elle sourit bêtement après avoir raccroché.
- On va vous recevoir.
Lucie acquiesça, patienta nerveusement à côté d'un distributeur de boissons et de chips. Elle n'avait prévenu personne de sa découverte, à Paris, se laissant encore une heure ou deux avant de faire lancer une procédure qui mettrait la police américaine sur le coup. Elle savait que Sharko deviendrait complètement hystérique s'il apprenait que Dassonville se trouvait à Albuquerque et que, par-dessus tout, elle le traquait.
Un homme de forte corpulence arriva enfin. Il avait un cou comme un goitre de pélican, des doigts boudinés, une silhouette de sumo compressée dans un costume taille XXL. Il dépassait Lucie d'une tête et avait des mains aussi larges que des battoirs.
- David Hill, rédacteur en chef du journal. Puis-je savoir ce qui se passe avec Eileen Mitgang ?
- J'aimerais juste lui parler.
Vu la relative lenteur avec laquelle Lucie articulait ses mots, il ralentit son rythme de parole.
- Deux personnes sont déjà venues ici. Une femme, il y a environ deux mois, et un homme, il y a à peine une heure. Eux aussi, ils voulaient juste lui parler. Vous êtes de la police française, m'a-t-on dit ?
Lucie accusa le coup. À peine une heure... François Dassonville était là, palpable, à portée de main. Elle sortit la photo de Valérie Duprès et la lui montra.
- Oui, police criminelle de Paris. Cette femme a disparu, je la recherche. Mon enquête m'a menée ici. C'était bien elle, la première personne venue rencontrer Eileen Mitgang, n'est-ce pas ?
Il acquiesça, l'air soucieux.
- Une journaliste française qui s'appelait Véronique, euh...
- Darcin.
- Darcin, oui, c'est ça. Je lui ai dit qu'Eileen Mitgang ne bossait plus au journal depuis 1999. Trois mois après sa démission, Eileen a eu un accident qui a failli lui coûter la vie. Elle est restée plus de dix jours dans le coma. Aujourd'hui, elle est handicapée et considérée comme invalide.
1999. L'année suivant celle où Mitgang avait consulté le document disparu des archives de l'Air Force, se rappela Lucie.
- Quel genre d'accident ?
- Elle a voulu éviter un gosse qui jouait au ballon, dans Albuquerque, et est allée s'encastrer dans un arbre. Malheureusement, elle avait accroché le gamin. Il y est resté, et Eileen ne s'en est jamais remise.
Lucie était partagée entre l'envie d'en apprendre le plus possible sur Mitgang et celle de se lancer immédiatement aux trousses de Dassonville. Elle réfléchit quelques secondes.
- L'homme, venu il y a une heure, vous avez des infos sur lui ? Le genre de voiture qu'il conduisait, ou s'il résidait dans un hôtel particulier ? Dites-moi.
- Rien. Je me rends compte qu'il ne m'a même pas dit son nom. Tout à l'heure, j'avais une affaire urgente à régler, j'étais assez pressé et...
- Pouvez-vous me donner l'adresse d'Eileen ?
- Si vous voulez. Après son accident, elle est allée vivre dans une caravane, à l'ouest de Rio Rancho, à une quarantaine de kilomètres d'ici. L'image du môme la hantait, elle s'est complètement coupée du monde et a commencé à picoler sec, paraît-il. J'ignore ce qu'elle est devenue depuis tout ce temps, et si elle est encore en vie, mais c'est là-bas que j'ai envoyé vos deux prédécesseurs.
Lucie serra les poings de rage, tandis que Hill s'emparait d'un crayon et d'un papier.
- Il n'y a pas vraiment d'adresse ni de route, et ce n'est pas évident à trouver entre ces canyons et ces étendues désertiques. Eileen voulait vraiment vivre en ermite, dans l'isolement le plus total. Je vais essayer de vous dessiner un plan. Pas sûr que votre prédécesseur trouve facilement, je lui ai expliqué brièvement, à l'oral.
Lucie était de plus en plus nerveuse, elle avait peut-être encore une chance que Dassonville patauge un peu. Nul doute qu'avec ce tueur dans les parages Eileen Mitgang était en grand danger.
David Hill s'installa sur un fauteuil et se mit à dessiner. Le crayon paraissait ridicule entre ses doigts immenses. Lucie resta debout pour marquer son impatience.
- Quel genre de recherches menait Eileen avant son accident de la route ?
- Le Daily est un journal politiquement neutre et financièrement indépendant, plutôt satirique, ironique et proche du peuple. On aime dénoncer. À l'époque, Eileen s'était intéressée aux dangers de la radioactivité, depuis sa découverte, à la fin du XIXe siècle, jusqu'aux années 1980. En habitant le Nouveau-Mexique, le sujet était de circonstance, et on a estimé que c'était une bonne idée de creuser dans le nucléaire, il y avait forcément des choses occultes à raconter. Évidemment, elle s'est principalement focalisée sur le projet Manhattan, pendant et après la Seconde Guerre mondiale. Un nombre incalculable d'expériences ont été menées, en parallèle à la course à la bombe atomique, afin de comprendre les effets des radiations sur les bateaux, les avions, les tanks et les humains. Beaucoup de médias en avaient évidemment déjà parlé, mais pas de la façon dont Eileen souhaitait le faire. Elle voulait aller là où personne n'était jamais allé, pour être cohérente avec la politique de scoop de notre journal.
Son crayon crissait sur le papier. Lucie avait l'œil rivé sur sa montre, tout en l'écoutant attentivement. Traduire mentalement lui demandait un grand effort de concentration et, chaque fois qu'elle fronçait les sourcils parce qu'elle avait mal compris, Hill répétait calmement.
- Eileen voulait démontrer que l'énergie nucléaire était le pire danger jamais mis entre les mains de l'homme. Écrire sur Tchernobyl ou Three Mile Island, des sujets mille fois ressassés, ne l'intéressait pas. Elle cherchait un autre angle d'approche. De l'original.
Hill se leva, glissa une pièce dans le distributeur et sélectionna un Coca. Il proposa la canette à Lucie, mais elle refusa poliment.
- Elle a commencé de façon fracassante, avec un grand dossier sur les Radium girls, ces ouvrières américaines des années 1920, embauchées par l'US Radium Corporation. Il s'agissait d'une entreprise qui fabriquait des cadrans lumineux à base de radium, principalement pour l'armée américaine. La plupart de ces femmes sont mortes d'anémies, de fractures osseuses, de nécroses de la mâchoire, à cause de la radioactivité. Tout a été fait, dans ces années-là, pour étouffer l'affaire et dénigrer ces pauvres employées. Eileen a réussi à récupérer des rapports d'autopsie originaux pour étayer son article. D'après le document, les os de certaines ouvrières étaient si radioactifs, presque cent ans après, qu'ils embuaient le film transparent dans lequel ils étaient enroulés. Tout cela s'est passé bien avant les premiers macabres « exploits » de l'atome, mais qui en avait entendu parler ?
Lucie songea à la photo du type irradié, qu'avait montrée Hussières. Elle imagina alors ces femmes qui, chaque jour, s'exposaient aux radiations alors qu'elles voulaient simplement gagner leur croûte.
- Eileen a poursuivi sa quête, mis la main sur des vidéos, des documents déclassés des années 1940, où des médecins du projet Manhattan parlaient de statistiques, de « degré de tolérance » aux radiations. Ces sujets de discussion entre responsables scientifiques étaient édifiants et méritaient d'être connus de nos lecteurs. Par exemple, les chercheurs spécialisés dans la santé mesuraient la quantité de strontium radioactif dans les os des enfants du Nevada, après les explosions de bombes tests dans le désert. Ils estimaient alors le nombre de bombes que l'on pouvait faire exploser avant que la radioactivité dans les organismes de ces enfants dépasse un niveau critique. Niveau critique hautement discutable, d'ailleurs, qui pouvait mystérieusement varier du simple au triple. Là aussi, Eileen a publié ce cas. Mais il y en avait, selon elle, des centaines d'autres.
Des enfants, encore, songea Lucie. Comme ceux sur les photos trouvées chez Dassonville. Elle était désormais certaine que tout était lié : les recherches d'Eileen, la radioactivité, le manuscrit de l'Étranger irradié.
Hill n'avait toujours pas fini de tracer son plan, oscillant entre le crayon et le Coca.
- Eileen s'est passionnée au-delà du raisonnable pour le sujet. Elle a découvert des choses hallucinantes et complètement méconnues sur la course à la maîtrise de l'atome. Je pourrais vous en parler longtemps et...
- Je suis assez pressée, je dois aller chez elle le plus rapidement possible. Elle m'expliquera sur place.
Il se leva.
- Laissez-moi juste vous montrer son ultime article, il est extrêmement intéressant. Deux secondes.
Il disparut dans le couloir. Lucie soupira, elle perdait un temps précieux. D'un autre côté, certaines de ses questions trouvaient des réponses : Valérie Duprès, après son passage à l'Air Force, avait probablement réussi à se mettre en relation avec Eileen Mitgang. Les deux femmes avaient partagé les mêmes obsessions, la même quête, et Mitgang avait peut-être finalement fait part de ses vieilles découvertes à son homologue française.
Hill réapparut avec un journal. Il l'ouvrit et désigna un grand article.
- Voici son dernier coup d'éclat, qui date de 1998, quelques mois avant son départ. En 1972, l'Air Force a nettoyé certains sites pollués par les éléments radioactifs, des sites proches des réserves indiennes autour de Los Alamos. Des rapports ont été établis par l'armée de terre, et Eileen y a eu accès.
Lucie tiqua sur la photo en noir et blanc, au centre de l'article. Un gigantesque container, enterré sous ce qui ressemblait à une longue étendue désertique, était rempli de petites boîtes parfaitement rangées, frappées du fameux symbole à trois ailettes noires sur fond clair « Danger, radioactivité ». Autour, des militaires creusaient, vêtus de masques, de gants et de grosses parkas.
« 1428 boîtes en plomb et scellées pour éviter les fuites radioactives », disait la légende sous le cliché.
- Toutes ces boîtes renfermaient des carcasses d'animaux très détériorées, fit Hill d'un air grave. Un mélange d'os et de poils de ce qui avait été des chats, des chiens, mais aussi des singes. Lorsqu'elle a eu accès à ces documents, Eileen a évidemment creusé la piste. D'où provenaient tous ces animaux fortement irradiés ? Que leur était-il arrivé ? En fouinant dans des papiers déclassés, remontant des pistes comme un détective durant de longues semaines, elle a découvert qu'il existait un gigantesque centre d'expérimentation secret, en plein cœur de Los Alamos, où l'on testait les radiations sur les animaux. Il a été construit bien avant que l'Amérique largue ses bombes sur le Japon et a disparu en même temps que le projet Manhattan. Des années d'expériences horribles, comme si le désastre nucléaire dans le Pacifique n'avait pas suffi.
Il but une gorgée de boisson et termina de griffonner son plan.
- Après cet article, Eileen s'est enfoncée toujours plus dans les ténèbres. On ne la voyait jamais à son bureau, elle passait son temps dans les bibliothèques, les centres d'archives, ou au contact d'anciens ingénieurs des laboratoires de Los Alamos et de commissions indépendantes de recherche sur la radioactivité. Elle voulait aller encore plus loin et prenait des substances, pour tenir.
- Drogue ?
- Entre autres. J'ai fini par lui demander de partir.
- Vous l'avez virée ?
Hill acquiesça, les lèvres pincées. Des couches de graisse s'empilaient dans son cou, comme les soufflets d'un accordéon.
- On peut dire ça. Mais je crois que, même après son départ, elle a continué à s'acharner. Elle me disait souvent que, s'il y avait eu des expériences d'une si grande envergure sur les animaux, c'est que...
Lucie pensait à la petite annonce du "Figaro" et aux « cercueils de plomb, qui crépitent encore ». Mais aussi à tous ces enfants tatoués.
- ...il pouvait y en avoir eu sur les êtres humains, compléta-t-elle.
Il haussa les épaules.
- C'est ce qu'elle croyait dur comme fer. Elle était persuadée de trouver des informations dans des dossiers déclassés, qu'on aurait oublié de détruire et qui se seraient perdus dans l'administration. Cela arrivait souvent et constituait la moelle de notre journal. Mais moi, je vous avoue que ce genre d'expériences me paraît complètement improbable. Bref, toujours est-il que, depuis son accident, Eileen n'a quasiment plus jamais parlé à personne et reste terrée chez elle avec ses découvertes.
- Quelle était la date précise de cet accident de voiture qui a failli lui coûter la vie ?
Il tendit enfin le plan terminé à Lucie.
- Mi-1999, avril ou mai, je crois. Si vous cherchez un rapport avec ses recherches, il n'y en a pas. Personne n'a attenté à sa vie. Eileen a tué ce gamin en plein jour dans les rues de la ville, seule au volant, devant cinq témoins. Heureusement pour elle, les analyses toxicologiques n'avaient rien révélé, parce qu'elle serait en prison, à l'heure qu'il est.
- Ce document qu'elle a consulté en 1998 avait pour titre NMX-9, TEX-1 and ARI-2 Evolution. Ça vous parle ?
- Non, désolé.
- Savez-vous si Eileen s'était mise en contact avec des personnes particulières, avant son départ de votre journal ? Des noms vous reviennent-ils en tête ?
- Tout cela est très loin, et Eileen a rencontré des centaines de personnes de tous horizons. Des chercheurs, des médecins, des historiens. La plupart du temps, je n'étais au courant de ses avancées qu'au dernier moment.
- Vous semblait-elle en danger ?
Hill termina son Coca et écrasa la canette dans sa main.
- Pas particulièrement. Nos journalistes dénoncent tous les jours. On se met des gens à dos, évidemment, mais pas au point de... vous voyez ce que je veux dire ? Sinon, le monde s'arrêterait de tourner.
Lucie avait encore des tas de questions à poser, mais il fallait foncer, à présent. Après que le rédacteur en chef lui eut expliqué son plan et la façon de se rendre chez l'ancienne journaliste, elle lui serra la main. Elle dit, juste avant de partir :
- Ces expériences sur des humains, je crois qu'elles ont réellement existé. L'homme venu ici voilà une heure est au courant, et il cherche à supprimer toutes les traces de cette affaire.
Elle lui laissa sa carte.
- Rappelez-moi discrètement au cas où cet individu se représenterait de nouveau. Il est recherché par toutes les polices de France.
Le laissant ébahi, elle sortit et regagna sa voiture en courant. D'après Hill, il y avait une quarantaine de kilomètres à parcourir jusqu'à la caravane. Moteur hurlant, elle prit alors la direction du nord-ouest de la ville, avec l'infime espoir qu'elle pourrait encore arriver la première.