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- Tu te rappelles, à l'aéroport, avant que j'embarque pour Albuquerque, tu m'avais promis qu'on boirait du vin et qu'on mangerait des huîtres, le soir du réveillon. Et là... il est 20 heures, je suis en pyjama, on déguste un plateau-repas avec des couverts merdiques dans une espèce d'hôpital où il n'y a que des femmes enceintes. Je n'en ai jamais vu autant au mètre carré.

- Ce sont des mères porteuses. C'est à la mode dans les pays de l'Est.

Sharko remua mollement le contenu de son assiette avec sa fourchette. Il rentrait à l'instant de l'ambassade, où il venait de faire un point avec l'ASI et le chef de la police de Kiev.

- Au moins, c'est typique, cette nourriture, non ? Des... raviolis de purée avec du porc. Et n'oublie pas qu'on est dans la meilleure clinique de la ville.

- Eh bien, on devrait se méfier. Ces raviolis sont peut-être radioactifs.

Ils se regardèrent quelques secondes avec un mince sourire, ils auraient aimé plaisanter davantage mais le cœur n'y était pas. Ils avaient failli y rester, tous les deux et, encore une fois, ça se terminait à l'hôpital, face à un plateau-repas.

Lucie se redressa et goûta tout de même à sa nourriture. Elle était là, vivante et en bonne santé, et c'était le plus important. Les scanners cérébraux n'avaient rien révélé, elle attendait encore le retour des quelques analyses sanguines. D'après les médecins, ses syncopes avaient été la conséquence d'une hypoglycémie mêlée au choc et à de la fatigue. Quant à la plaie au crâne, Lucie n'avait pas eu besoin de suture. Juste un gros pansement, maintenu avec une bande élastique serrée autour de la tête. Sharko, lui, avait écopé d'une simple bosse.

- Avec ma cheville fichue et ce bandeau sur la tête, j'ai l'impression de ressembler à Björn Borg.

- En plus sexy, quand même.

Lucie en revint aux choses sérieuses.

- Qu'est-ce qui se passe, maintenant ?

Le commissaire ralluma son téléphone portable, qu'il avait éteint durant sa réunion à l'ambassade.

- Côté ukrainien, les interrogatoires se poursuivent, mais la situation est déjà plus claire.

- Explique.

- Ce Mikhail affirme que c'est Scheffer en personne qui a torturé et tué Valérie Duprès dans le bâtiment abandonné. Ça s'est passé début décembre. Comme nous l'avions supposé, Duprès a voulu libérer l'enfant du blockhaus, mais elle s'est fait surprendre par Mikhail au moment où elle fuyait. Le colosse russe n'a jamais réussi à retrouver le petit captif. Par contre, elle, il l'a retenue prisonnière et a averti Scheffer. Il dit que lorsque Scheffer l'a vue, le scientifique a sombré dans une folie furieuse. Et pour cause : il a alors dû comprendre à quel point Duprès l'avait trahi en ayant une aventure amoureuse avec lui, et d'où venait finalement le message du "Figaro".

Lucie n'arrivait pas à ôter de son esprit les images du corps nu de Duprès, abandonné dans les eaux radioactives du lac. Ses membres dévorés par les énormes poissons difformes... Elle n'osa imaginer le calvaire que la malheureuse avait dû endurer, enfermée dans cet ignoble endroit au cœur de la forêt.

- Ils ont récupéré son téléphone portable, dit Sharko, ont découvert dans la liste des appels un numéro récurrent : celui de Christophe Gamblin. Sous la contrainte, la journaliste a alors avoué qu'elle partageait toutes ses informations et recherches avec Gamblin, ce qui a mis Scheffer et Dassonville à ses trousses.

- On connaît le triste sort de Gamblin : torturé à son tour, le congélateur de sa cuisine... Et là, il avoue qu'il a retrouvé la trace d'un tueur en série qui a utilisé l'animation suspendue, donc qui a été en contact avec le manuscrit. Dassonville le laisse mourir de froid mais il lui donne à boire de l'eau bénite. Je n'y connais rien en religion, mais on dirait que Dassonville veut... aider la victime qu'il torture à affronter sa mort. Comme il l'a fait pour ses propres frères, alors qu'il les immolait. Ce moine est démoniaque.

- On le savait... Par la suite, les deux hommes décident d'éliminer Agonla et tous ceux qui ont un rapport de près comme de loin avec ces écrits maudits.

Sharko réfléchit.

- Mikhail et Wladimir continuent à affirmer qu'ils ne connaissent rien des activités véritables de Scheffer et de la fondation. L'un choisissait et enlevait les gamins, l'autre les marquait avec leur taux de radioactivité sous les ordres de Scheffer, avant de les transporter vers l'Oural avec les chargements de déchets. Scheffer leur fournissait de grosses sommes d'argent en échange. A priori, quatorze gamins auraient subi ce sort, depuis une dizaine d'années.

- Quatorze. C'est effroyable.

- Et ce n'est que la partie émergée de l'iceberg. D'après ce Mikhail, du temps où la fondation et Scheffer étaient en Russie, le médecin se chargeait lui-même des enfants russes contaminés. Mais lorsque la fondation a été chassée du territoire et est venue s'installer en France, Scheffer a dû trouver une autre solution pour poursuivre ses sombres activités.

- L'association.

- Exactement. C'est à ce moment que Wladimir et Mikhail ont été mis dans le circuit. Depuis le début, nos gentils traducteur et chauffeur ont enlevé cinq gamins ukrainiens.

- J'espère qu'ils passeront le reste de leur vie en taule.

Le commissaire serra les lèvres et préféra embrayer sur le côté pratique :

- Quelqu'un de l'ambassade est parti récupérer le 4 × 4 et ne devrait pas tarder à nous rapporter nos bagages. Il va nous falloir des vêtements très chauds. Demain matin, si tout va bien, on s'envole pour Tcheliabinsk assez tôt, à 7 h 20. Escale à Moscou après une petite heure de vol, changement d'aéroport, arrivée dans l'Oural à 12 h 07, mais il faudra ajouter trois heures à cause du décalage horaire. Si tout est réglé côté Interpol et Bellanger, alors Arnaud Lachery nous rejoindra à l'aéroport avec deux flics qui nous accompagneront là-bas. Ils bossent à la criminelle, un peu comme nous en France, à ce que j'ai compris. Ils sont aussi en rapport avec la police de Tcheliabinsk, ils prendront les rênes de l'enquête une fois sur place. En gros, on regarde et on ne touche à rien. À Paris, ils ne veulent surtout pas d'incidents sur le territoire russe.

- Des incidents... alors que des mômes sont kidnappés depuis des années...

Sharko constata que Bellanger l'avait encore appelé. Il écouta le message et se leva.

- Je rappelle le chef deux minutes, je reviens.

Lucie abandonna son repas. Avec tout le glucose qu'ils lui avaient fourré dans le sang, elle n'avait pas vraiment faim. Elle se dirigea vers la fenêtre. La clinique se trouvait en pleine rue, quelque part dans Kiev. Dehors, sur les trottoirs enneigés, il n'y avait plus que quelques passants qui marchaient d'un pas pressé pour aller réveillonner en famille ou chez des amis.

Lucie était là, dans une chambre minable, si loin de chez elle. Elle eut un coup de blues, puis se remonta le moral en pensant à leur enquête : les responsables qui avaient fait ça aux enfants, qui avaient laissé tant de cadavres derrière eux, allaient bientôt payer, ils allaient finir leurs jours à l'ombre.

Ce serait peut-être, finalement, son plus beau cadeau de Noël.

Son médecin entra dans la chambre. Un jeune type brun, d'une trentaine d'années, souriant. Il lui parla dans un anglais plutôt correct.

- Les résultats des examens sont très satisfaisants, vous allez encore passer la nuit ici et sortirez bien demain matin, comme prévu.

- Très bien, fit Lucie avec un sourire. Je partirai très tôt.

Il prit quelques notes, tout en la considérant du coin de l'œil.

- Dans les semaines à venir, je vous conseillerai un peu de repos, ce sera beaucoup mieux pour le bébé.

Lucie s'approcha du lit, les sourcils froncés, persuadée qu'elle avait mal entendu ou mal compris.

- Le bébé ? Vous avez bien parlé de bébé ?

- Oui.

- Vous voulez dire que...

Elle ne trouvait plus ses mots, ses membres se mirent à trembler.

Le médecin étira les lèvres.

- Ah, parce que vous n'étiez pas au courant ?

Lucie porta les deux mains sur son visage, secouant vivement la tête. Les larmes lui montèrent instantanément aux yeux. Le spécialiste s'approcha d'elle et l'invita à s'asseoir sur le lit.

- On dirait que c'est une bonne nouvelle ?

- Vous... vous êtes certain ? Vous êtes bien certain ?

Il confirma.

- Vos urines, tout comme votre sang, ont révélé des taux de HCG qui ne laissent aucun doute. Ils sont à leur maximum, vous en êtes théoriquement à votre huitième semaine d'aménorrhée. C'est la cause principale de vos faiblesses.

Deuxième choc. Lucie crut bien qu'elle allait de nouveau succomber.

- Huit... huit semaines ? Mais... comment c'est possible ? Il y a eu le test de grossesse, puis... j'ai eu mes règles le mois dernier, je...

- Il ne faut pas toujours se fier aux tests vendus en pharmacie. Rien de tel que la prise de sang, pas d'erreurs possibles. Quant aux saignements que l'on prend pour des règles, ça arrive.

Lucie n'écoutait plus, elle n'arrivait pas à y croire. Elle lui demanda encore plusieurs fois s'il était sûr de lui. Il se répéta et ajouta :

- Je vous conseille de suivre attentivement votre grossesse, médicalement, je veux dire. Vous avez reçu une dose radioactive assez forte en peu de temps, ce qui donne, si on lisse sur l'année, presque le double de la dose normalement admissible. L'embryon a également été exposé.

Le visage de Lucie se ternit d'un coup.

- Vous êtes en train de me dire qu'il y a un danger ?

- Non, non, ne vous inquiétez pas. L'exposition serait devenue réellement nocive à cinq fois la dose. Cependant, il ne faut pas prendre de risques. Je vais le notifier dans votre dossier, mais il faudra éviter au maximum les rayonnements ionisants, scanners, radiographies, qui ne feraient qu'accroître votre taux de radioactivité. Et évitez de vous promener du côté de Tchernobyl, à l'avenir.

Il se releva.

- Tous les indicateurs sont bons pour votre grossesse. Pas de sucre ni d'albumine dans les urines, aucune carence ni maladie sanguine. Ça va bien se passer, j'en suis certain.

Une fois qu'elle se retrouva seule, elle se mit à pleurer de joie.

Un bébé, dans son ventre. Un petit être qu'elle avait souhaité plus que tout au monde se développait secrètement depuis presque deux mois.

Lorsque Sharko rentra dans la chambre, il se précipita vers elle, pensant qu'il s'était passé quelque chose de grave.

- Je suis enceinte, Franck ! De huit semaines ! Je le savais ! Tu vois, je le savais ! La veille de Noël !

Sharko resta quelques secondes sans réaction, complètement sonné. Lucie vint s'écraser contre lui et l'étreignit de toutes ses forces.

- Tu vois qu'on y est arrivés ? Notre bébé...

Le commissaire n'arrivait pas à comprendre. Huit semaines ? Comment cela était-il seulement possible ? Il se rendait chez le spécialiste depuis plus de trois mois. Et, depuis plus de trois mois, ses spermatozoïdes avaient décidé de faire grève. Avait-il pu y avoir une possibilité, même infime, pour que ça fonctionne néanmoins ?

- Lucie, je...

Je dois te dire... Ce que tu me dis là, ce n'est pas possible. Enfin si, c'est possible, mais...

Finalement, la joie écrasa le reste de ses sentiments, et il se laissa aller, lui aussi. Ses yeux s'embuèrent. Alors, ça y était, il allait être de nouveau papa. Sharko, papa... Ça lui paraissait bizarre, improbable. Il se vit au bord du berceau, puis serrant un biberon chaud dans ses grosses mains, assis en pleine nuit dans son appartement. Il entendait déjà les petits bruits perçants.

Maintenant, plus que jamais, il ressentit l'envie de protéger Lucie.

Il fallait que rien ne lui arrive. Qu'allait-il se passer quand ils rentreraient dans la capitale ? L'enfer risquait de recommencer. Sharko se battit intérieurement pour faire durer ce moment de joie. Il essaya de chasser de sa tête les horreurs que venait de lui raconter Bellanger.

Lucie n'avait pas besoin de savoir ce qu'on faisait à ces enfants. Pas maintenant.

Sharko s'écarta un peu d'elle et la regarda dans les yeux.

- À partir de ce soir, on doit penser au bébé, fit-il. Je veux bien que tu m'accompagnes à Tcheliabinsk, mais tu ne vas pas à Ozersk. Tu resteras bien au chaud dans un hôtel en m'attendant, d'accord ? Là-bas, il y a encore de la radioactivité. Il ne faut courir aucun risque.

Lucie hésita, puis finit par prononcer ce qu'elle n'aurait jamais cru possible quelques heures auparavant :

- Très bien.

Ils s'étreignirent encore. Sharko enfouit son visage dans le cou de sa compagne.

- Lucie, il y a quelque chose que j'ai besoin de savoir...

- Humm ?

Un long silence.

- Jure-moi que tu ne m'as jamais trompé. Que ce bébé, il est bien de moi.

Lucie fixa Franck avec intensité. Il pleurait comme elle ne l'avait jamais vu.

- Comment tu peux penser une chose pareille ? Bien sûr que non, je ne t'ai jamais trompé. Bien sûr que oui, ce bébé est de toi.

Elle lui sourit franchement, tandis que les larmes roulaient sur ses joues.

- Notre vie va changer maintenant, Franck. Elle va changer en bien. Je te le promets.

Elle se pencha vers lui et l'embrassa sur les lèvres.

- Joyeux Noël en avance, mon chéri. Je n'ai pas pu te faire l'autre cadeau, mais je t'offre celui-là.

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