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La 206 semblait évoluer dans un univers de fin du monde. Depuis que la voiture avait attaqué les petites routes de montagne, le ciel avait viré au noir graphite et le crachin de flocons s'était transformé en une monstrueuse tempête digne d'un roman de Stephen King. Les essuie-glaces balayaient le pare-brise si vite qu'on pouvait penser que le moteur qui les animait allait céder. Quant aux phares, ils n'éclairaient qu'illusoirement. Le GPS indiquait encore douze kilomètres et, depuis près d'une demi-heure, Sharko n'avait pas croisé le moindre véhicule.
- Les plus longs kilomètres de ma vie. Tu vois que sans les chaînes aux pneus, on n'aurait jamais réussi ?
Ils les avaient achetés avant de prendre la route en partant de l'hôpital et avaient mis plus d'une demi-heure à les monter. Lucie avait le nez collé à une feuille imprimée par le directeur de la blanchisserie. Même avec la veilleuse, elle arrivait à peine à lire.
- Le CV de notre homme est bien maigre mais terriblement parlant. Deux ans de fac de médecine à Grenoble, puis il s'oriente vers la chimie, et encore deux ans en psychologie. Six ans d'études pour s'en sortir sans aucun diplôme. À en croire ce papier, il commence à bosser à vingt-trois ans à l'hôpital psychiatrique de Rumilly, Rhône-Alpes. Il y fait le métier d'« agent des services psychiatriques ». Tu sais de quoi il s'agit ?
- Il lave les chiottes et la cuisine.
Lucie plissa les yeux. La luminosité était de plus en plus mauvaise. Sharko roulait à vingt kilomètres à l'heure, à tout casser.
- D'accord... Il y travaille deux ans, puis arrive à la blanchisserie, de 2002 à 2004. Entre le moment où...
Elle se tut soudain, secouée sur le côté. Franck avait donné un coup de volant et appuyait à fond sur son klaxon. Droit devant eux, des phares rouges disparaissaient dans les tourbillons de poudreuse.
- Cet abruti m'a quasiment fait une queue-de-poisson ! Je ne l'ai pas vu me doubler et...
Il souffla un coup, à l'arrêt en plein milieu de la voie.
- T'es à cran, fit Lucie. Tu veux que je conduise ?
- Ça va aller. Il m'a fait peur, c'est tout. Seuls les gars du coin peuvent rouler aussi vite.
Il redémarra lentement. Lucie voyait sa gorge palpiter, au-dessus du nœud de cravate. Il aurait très bien pu les précipiter dans le vide. Après s'être assurée que tout était rentré dans l'ordre, elle se remit à sa lecture.
- Entre le moment où Philippe Agonla quitte l'HP de Rumilly et où il entame son activité aux Adrets, il y a un trou d'un an et demi environ. C'est tout ce qu'on a sur lui, tout au moins jusqu'en 2004, date de son licenciement.
- Ça ne ressemble qu'à une succession d'échecs. On a affaire à un type au physique ingrat, à la scolarité chaotique, qui s'est cherché dans les études médicales ou scientifiques sans jamais se trouver. Un type peut-être intelligent, mais instable.
- Il doit envier ceux qui ont réussi. Ces psychologues, ces médecins, ces chirurgiens des Adrets. Nul doute qu'en poussant ses bacs à linge dans les couloirs de l'hôpital, il devait passer du temps derrière les vitres des blocs opératoires.
- Et entrer dans les chambres des patientes quand il le souhaitait. Facile alors de dérober leurs effets personnels et de mouler leurs clés de maison pour plus tard.
Lucie éteignit la veilleuse, plongeant l'habitacle dans l'obscurité. Elle regarda le parapet, sur la droite, et les ténèbres juste derrière. Les montagnes, ces pins tendus vers le ciel telles les lances d'une armée, lui fichaient la frousse. Elle resserra ses mains entre ses cuisses.
- On fait peut-être une connerie en y allant juste tous les deux. Ce mec, on ignore tout de lui.
- Tu veux qu'on fasse demi-tour ?
- Non, non. Tu as mis ton costume anthracite, de toute façon.
Elle plaqua son crâne contre l'appuie-tête et soupira.
- On va l'avoir. On va coincer ce tueur de femmes.
Ils n'éprouvèrent plus le besoin de parler, préférant laisser la tension s'emparer d'eux progressivement. Même après tant d'années, tant d'affaires tordues, cette peur noueuse était toujours là, agrippée à leurs tripes. Elle était nécessaire à leur survie, à leur vigilance. Sharko savait au plus profond de sa carcasse qu'un flic sans cette peur-là était un flic mort.
Les lacets se succédèrent, dangereux, glissants. Le commissaire stoppa au milieu de la route.
- Je n'en peux plus de rouler sur cette patinoire. Vas-y, toi.
Ils échangèrent leur place. Lucie roulait à gauche, côté flanc de montagne, dans les passages les plus délicats, ce qui contraignit Sharko à s'accrocher à son siège.
- Tu conduis encore plus mal que moi !
- Oh, ça va les critiques.
Le relief s'inversa, la descente emporta le véhicule dans sa gueule noire, avant que palpitent, quelque part, les premières lumières de la civilisation. C'était le début d'après-midi, mais ces gens coupés du monde avaient allumé chez eux.
Des ermites, des autochtones vivant loin de tout, songea le commissaire.
Ils roulèrent au pas dans les rues mortes. Pas un passant. Juste deux, trois ombres au bord de timides boutiques. On était loin de l'ambiance des grandes stations de ski à la mode. Les flics passèrent sur un pont puis sortirent de la ville presque aussitôt. Le GPS les emmena le long d'un torrent furieux, gonflé des eaux glaciales de l'hiver. Ils roulèrent encore trois minutes puis, à en croire l'appareil, ils étaient arrivés. Mais, autour d'eux, rien d'autre que des pins, de la neige et la montagne. Sharko désigna un chemin à travers les arbres, assez large pour qu'une voiture puisse s'y engager.
- Là-bas.
- Très bien. On va se la jouer discret.
Lucie éteignit les phares et rangea la 206 sur le bas-côté. Son compagnon enfila son bonnet, sortit son arme et posa pied à terre. Lucie se mit face à lui, l'empêchant de passer.
- Ce soir, on doit faire l'amour. Alors, pas de conneries. D'accord ?
- Tu ne fais plus la gueule ?
- À toi si, mais pas à tes petites bestioles.
Elle s'engagea sur le chemin. Il n'y eut plus que le craquement croûteux de la neige sous leurs pas et les hurlements du vent. Devant eux se dessina une voiture puis de la lumière en arrière-plan. Sharko se dirigea vers la Mégane bleue. Il posa sa main sur le capot.
- Encore chaud. Je crois que c'est lui qui nous a doublés tout à l'heure.
Comme Sharko, Lucie n'avait pas mis ses gants : elle voulait sentir la queue de détente de son Sig Sauer, ce contact direct avec la mort. Le froid l'envahissait progressivement, il lui dévorait les doigts. Des traces de pas se devinaient de la Mégane jusqu'à la maison. Des empreintes larges, immenses. Sa gorge se serra plus encore. En face, la grande bâtisse était en vieille pierre et en bois, le toit ressemblait au chapeau d'un champignon. Tous les volets étaient fermés, mais de la lumière filtrait entre les lattes en bois.
Sharko avançait courbé, serrant les dents à chaque craquement que ses pas provoquaient dans la neige. D'un coup, Lucie et lui se glissèrent derrière les arbres.
La porte d'entrée venait de s'ouvrir.
Les deux flics s'accroupirent dans la neige, cachés derrière un tronc. Une ombre apparut et, de façon aussi brusque qu'inattendue, sauta sur le côté du perron pour disparaître en courant dans les bois. Lucie voulut immédiatement embrayer, mais la violence de son démarrage lui provoqua une puissante brûlure dans les tendons de la cheville. Elle progressa de quelques mètres seulement et dut s'arrêter, frappée de douleur.
Sharko la doubla et se rua dans la neige.
En dix secondes à peine, il n'était plus là.