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La nuit était tombée.

Épuisée, à bout de nerfs, Lucie se tenait, avec un médecin, dans l'une des chambres du service de réanimation des Adrets, à Chambéry. Par la fenêtre, les grosses rafales avaient cessé, mais il neigeait toujours autant. Toute la ville semblait coupée du reste de l'humanité.

- Il n'est vraiment pas passé loin, fit le médecin. Si les secours étaient intervenus un quart d'heure plus tard, il est fort probable que, dans le meilleur des cas, on lui aurait ouvert la poitrine pour une CEC.

- Une...

- Circulation extracorporelle, pardon, qui aurait eu pour but de réchauffer le sang progressivement. Une cardioplégie chaude, en quelque sorte. Dans son état, il était aussi fragile qu'une poupée de porcelaine. Mais nos secouristes ont l'habitude des hypothermies, ils ont su éviter de le réchauffer trop rapidement.

Face à elle, Sharko dormait, le visage serein. Il était branché à un tas d'appareils qui diffusaient des bips rassurants.

- Donc, il sera vite rétabli, murmura-t-elle.

- Il revient de loin, laissez-lui le temps de se reposer. Il risque de dormir jusqu'à demain matin. Il a beaucoup nagé, s'est débattu comme un diable pour regagner la berge et s'y hisser. Son corps est resté une heure en enfer et on ne revient pas de l'enfer aussi facilement, croyez-moi.

- Je sais.

Il s'éloigna et ajouta, juste avant de sortir :

- Pour votre cheville, n'oubliez pas de changer les bandes Elastoplast tous les deux jours. Et évitez de trop courir.

- Ma cheville, c'est du détail.

Il disparut dans le couloir. Lucie s'assit doucement sur le lit. Quelle ironie du sort de se retrouver dans l'hôpital qui les avait menés à Philippe Agonla. Elle serra la main de son compagnon - cette main qu'elle avait palpée alors qu'on l'embarquait dans l'ambulance, une main qui avait été glaciale comme la mort.

Il s'était battu pour vivre.

Il s'était battu pour elle.

Elle se pencha vers son oreille, essuyant une larme de la manche de son pull-over.

- Toi, une poupée de porcelaine ? Ils me font rire. On ne se débarrasse pas d'un Sharko comme ça. Le seul truc, maintenant, c'est que ton costume anthracite est fichu.

Elle essayait de se rassurer de cette façon, mais la peur de se retrouver seule lui nouait les tripes. Elle lui caressa la joue et resta à ses côtés longtemps, n'osant imaginer ce qu'elle aurait fait sans sa présence forte et réconfortante.

- Tu es revenu dans ce monde qui te fait si peur, murmura-t-elle. Tu as beau me répéter sans cesse le contraire, quelque part, ça prouve que tu y crois encore. Je sais que tu y crois encore.

Elle resta longtemps sans bouger, simplement à le regarder.

Plus tard, un gendarme qu'elle n'avait jamais vu l'invita à venir discuter dans le hall. Il s'appelait Pierre Chanteloup et dirigeait la section de recherche de Chambéry - l'équivalent de la police criminelle, mais côté gendarmerie. Il proposa de lui payer un chocolat chaud.

Alors qu'il attendait que les gobelets se remplissent, Lucie en profita pour écouter les messages sur son portable : Nicolas Bellanger s'inquiétait de leur absence de nouvelles, il avait essayé de joindre Sharko, sans succès - et pour cause : son téléphone devait reposer quelque part au fond de l'eau, de même que son arme de service. Lucie soupira. Il allait falloir lui expliquer tout ce cafouillage, et vite.

Le gendarme lui tendit sa boisson brûlante.

- Comment va votre collègue ?

- Il va s'en sortir, c'est un costaud. Merci pour le verre.

Il hocha brièvement le menton en guise de réponse. Pas le genre à s'étaler en banalités. Il portait un blouson en cuir style aviateur, avec le col blanc en laine, et des bottes qui ressemblaient à des rangers. Il n'avait pas quarante ans. Les deux officiers dénichèrent un endroit calme pour discuter. Avec ce qui tombait dehors, Lucie avait l'impression d'être au milieu de nulle part, pareille à ces scientifiques isolés sur leur base polaire.

- Voilà cinq bonnes heures qu'on essaie de comprendre ce qui s'est passé, là-bas, chez Philippe Agonla, fit Chanteloup. Les gendarmes de Rumilly ont tout salopé, bonjour la recherche d'indices.

- Je crois que personne ne s'attendait à découvrir ça.

- Ouais... Vous êtes OPJ, la Criminelle en plus, vous êtes censée avoir l'habitude, non ? Vous auriez pu contrôler la situation.

Lucie sentit immédiatement que ce type n'allait pas lui plaire. Elle prit un ton de voix ferme, histoire qu'il comprenne à qui il avait affaire :

- Mon collègue avait disparu dans un torrent glacé, on l'a arraché de justesse à la mort. La situation était un peu atypique, vous ne croyez pas ?

Il la fixa d'un air impassible.

- Vous avez des infos pour moi, je présume.

- Quelques-unes, oui, répliqua Lucie. C'est peu de le dire.

Le gendarme sortit une feuille remplie de notes. Ses yeux étaient froids et bleus comme les parois d'une crevasse. Il se racla la gorge.

- Si on reprend dans l'ordre, vous avez expliqué aux gendarmes de Rumilly que, grosso modo, Agonla avait assassiné un journaliste parisien, un certain... Christophe Gamblin, c'est bien ça ? Et ce serait ce qui vous a amenée chez lui ?

Lucie acquiesça. Elle lui relata la façon dont les équipes parisiennes étaient remontées jusqu'à Philippe Agonla, sans rien occulter : les articles de journaux, l'interrogatoire des survivantes, le sulfure d'hydrogène, la blanchisserie... Le gendarme écoutait avec attention, tout en gardant un air de roc. Il agita finalement la bouche de droite à gauche.

- Ce que vous me racontez là me pose un sérieux problème.

- Du genre ?

- Aux dernières nouvelles, Agonla a eu un accident de la route en 2004. Il a la jambe gauche foutue et ne se déplace plus sans ses béquilles. Il n'a plus de voiture depuis longtemps, ni aucun autre moyen de locomotion, d'ailleurs. Le seul endroit où il est capable d'aller, c'est à l'épicerie du coin. Donc, expliquez-moi comment il aurait pu faire six cents bornes pour assassiner votre journaliste.

Lucie avala avec difficulté une gorgée de chocolat, stupéfaite, consciente des implications d'une telle révélation. Sharko et elle avaient-ils traqué un tueur qui n'avait rien à voir avec la mort de Christophe Gamblin ? Avaient-ils suivi une fausse piste, sur laquelle le journaliste avait simplement enquêté par ambition personnelle, parce que son métier, c'étaient les faits divers ? Plus que jamais, la flic se sentit perdue, désarçonnée.

Pierre Chanteloup poursuivit :

- Pour le côté tueur en série, par contre, je veux bien vous croire. On a retrouvé trois cadavres de femmes dans le gros congélateur. Elles étaient complètement nues et semblaient... endormies. Sous ces corps superposés, il y avait, dans des sachets, sept photos d'identité, sept photocopies de permis de conduire et sept clés.

- Il a dû se procurer tout cela alors que les victimes étaient à l'hôpital. Les copies des permis sont un moyen simple d'obtenir leur adresse.

Chanteloup fixait Lucie de ses yeux profonds, et lui tendit une photocopie couleur. Les photos d'identité avaient été placées côte à côte, et scannées ensuite. Des femmes brunes, regards clairs, toutes jeunes d'apparence. Tant de vies arrachées, songea Lucie. Un prénom et un nom étaient inscrits sous chacune d'elles.

- Vos quatre victimes des lacs sont bien là, fit Chanteloup. Véronique Parmentier et Hélène Leroy, décédées, ainsi que Lise Lambert et Amandine Perloix, revenues de l'au-delà après une sévère hypothermie. Ça s'est passé de 2001 à 2004. Quant aux trois femmes du congélateur, elles sont issues des régions PACA et Rhône-Alpes, elles aussi. Elles ont toutes disparu entre 2002 et 2003, sans laisser la moindre trace.

Disparues, mais jamais retrouvées, songea Lucie. Ça explique que le lien avec les victimes des lacs n'ait pas été fait.

- Disparues avant l'accident d'Agonla, fit la flic. Mince. Ça veut dire...

- ...Que ça fait presque dix ans qu'elles sont enfermées dans sa cave, congelées comme des paquets de viande.

Lucie regarda un brancard passer, pensive. Elle essayait de reconstituer la trajectoire d'Agonla, sa folie. Si certains éléments se précisaient, elle ne parvenait toujours pas à lire dans les angles morts, à comprendre les motivations profondes du tueur en série. Dans tous les cas, il avait enlevé et tué bien plus qu'elle ne le pensait, sans que jamais personne ne s'aperçoive de rien. Un pur produit du mal, qui avait agi en toute tranquillité au fond de ses montagnes.

La flic revint dans leur conversation.

- On sait comment ces femmes enfermées dans le congélateur sont mortes ?

- Pas encore. Les deux premiers corps sont propres, comme... immaculés. Pas de coups, de blessures, de sévices, d'après l'examen externe. Quant au troisième, celui du dessus qui est, on le suppose, le dernier cadavre de la série, il a une marque caractéristique de strangulation, réalisée avec un filin, ou quelque chose dans le genre.

- Pourquoi aurait-il étranglé celle-là et pas les autres ?

- Je l'ignore. Côté pratique, à la cave, on a trouvé un défibrillateur, un stéthoscope et des produits médicaux, comme de l'adrénaline ou de l'héparine. On a demandé les autopsies en urgence.

Il soupira. Ce type était un véritable colosse, mais il paraissait complètement déstabilisé.

- De l'urgence, répéta-t-il, sur des victimes mortes depuis si longtemps. C'est irréel.

- Concernant Agonla, qu'est-ce que vous avez pour le moment ?

- Pas de casier. Tous ceux du village le connaissent, mes gars ont déjà récupéré quelques informations au café du coin. Il n'a jamais quitté la maison familiale. Il y a une histoire d'enfant battu là-dedans, semble-t-il. Pour résumer, disons que son père, alcoolique, a foutu le camp à ses dix ans, sa mère est morte d'une tumeur quand il avait vingt-cinq ans. Un cancer incurable, pendant lequel il a vu celle qui le protégeait dépérir chaque jour un peu plus.

- Une longue descente aux enfers. Et l'impuissance.

- En effet. Agonla en a énormément souffert et a tenté de se suicider. Il a été suivi pour dépression profonde et troubles psychiatriques à l'HP de Rumilly, là où il travaillait comme agent d'entretien. D'employé, il est devenu patient. Ce type avait tout pour devenir une bombe en puissance. Un magnifique cas d'école pour les étudiants en psycho-criminologie.

Lucie songeait à ce trou d'un an et demi, dans le CV d'Agonla. Une tentative de suicide, un séjour à l'hôpital psychiatrique... Nul doute que son incapacité - et celle de la médecine en général - à guérir sa mère avait dû être l'un des déclencheurs de sa folie meurtrière.

La flic soupira puis écrasa son gobelet dans sa main, furieuse. Agonla ne leur expliquerait jamais ses motivations. De fil en aiguille, elle pensa à la Mégane bleue, rangée dans le chemin enneigé. Lucie l'avait eue sous les yeux et elle n'avait même pas eu la présence d'esprit de regarder son immatriculation, persuadée que le véhicule appartenait à Agonla.

- Philippe Agonla n'est peut-être pas l'homme que je recherche, dit-elle finalement, mais je suis certaine qu'il est une clé. Une clé qui ouvre sur une affaire plus vaste, en relation avec mon journaliste assassiné.

Elle se mit à aller et venir, main au menton. Avec le strap qui lui maintenait solidement la cheville, elle ne boitait presque plus.

- Quelqu'un l'a poussé et tué. Un individu pressé, qui nous a doublés dans la montagne. Comme si... il remontait la piste en même temps que nous.

- Quelqu'un de la maison, vous voulez dire ?

- Non, non, je ne crois pas. Christophe Gamblin avait été torturé, puis enfermé dans un congélateur. Ces actes n'étaient peut-être pas purement sadiques, ils étaient sans doute un moyen de lui faire avouer ce qu'il avait découvert. Quand on voit son propre corps se congeler, je crois qu'on lâche tout ce qu'on sait. Et, de ce fait, Christophe Gamblin a mis son assassin sur la piste de Philippe Agonla. Le tueur débarque ici, dans vos montagnes, et il agit. Certes, il a éliminé Agonla, mais je suis persuadée qu'il cherchait avant tout quelque chose de bien précis dans la maison du tueur en série. La cave était retournée.

Le gendarme prit le temps de la réflexion.

- Peut-être, peut-être pas. Désormais, cette affaire, ce meurtre - s'il y a effectivement eu meurtre sur la personne d'Agonla - sont de mon ressort. Autrement dit, nous prenons cette partie de l'enquête en main.

- Vous...

- Vous allez me fournir tous les contacts nécessaires. Il nous faudra aussi vos dépositions. Vous passerez lundi matin à la gendarmerie.

Lucie détestait le ton hautain et directif qu'il prenait. Elle se fichait de ces histoires de territoires ou de guerres internes. Un malade avait assassiné Christophe Gamblin et, surtout, failli tuer Franck. Elle n'allait pas le lâcher aussi facilement.

- Vous avez fouillé la cave ?

- Dans les jours à venir, l'ensemble de la propriété va être passé au crible, du sous-sol au jardin. On doit savoir s'il y en a eu d'autres, et on ira jusqu'à défoncer les murs s'il le faut. Mais vous vous doutez bien que cela va prendre du temps. Je n'ai jamais vu un merdier pareil. La presse va faire ses choux gras de cette affaire.

Lucie ne l'écoutait plus qu'à moitié. Elle pensait à ces produits chimiques renversés, ces bâches soulevées, ce bois déplacé : l'homme à la Mégane cherchait quelque chose de plus petit que des corps. Le tueur - un tueur de tueur en série - avait peut-être essayé d'emmener Agonla de force à la cave. Et ce dernier, impotent d'une jambe, s'était rompu le cou dans l'escalier, avant même de révéler l'endroit de sa planque.

La flic se plaça en face du gendarme qui la dépassait d'une tête.

- Les TIC (Technicien en identification criminelle) ont fini leurs relevés ?

- Oui, en attendant les grosses fouilles qui reprendront dès les premières lueurs.

- Vous me donnez l'autorisation de retourner à la cave ?

- Vous plaisantez, là ? Et qu'est-ce que vous voulez faire là-bas ?

- Juste jeter un œil.

- C'est inutile. Je vous ai dit que nous prenions l'affaire en main.

Il sortit un carnet, l'air condescendant, et pointa la mine de son stylo sur une feuille.

- Les coordonnées de votre supérieur, s'il vous plaît.

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