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Lucie admira le paysage durant la phase d'atterrissage.
Paris était tout blanc, la tour Eiffel scintillait comme un cristal de sel. L'avion opéra un virage, renversant les perspectives. Tout paraissait si beau d'en haut. Lucie regarda sur sa droite, une gamine avait le nez collé au hublot, les yeux émerveillés. Ses filles aussi auraient adoré voir ce spectacle-là, elles se seraient certainement chamaillées pour obtenir la meilleure place. Dire que ses petites jumelles n'avaient jamais pris l'avion, ni même le TGV. Elles n'achèteraient jamais leur maison, ne vivraient jamais leur premier amour, ne caresseraient plus les animaux et n'iraient plus se promener dans les parcs.
Elles n'étaient simplement plus là.
Lucie manipulait son portable éteint, le regard triste, et se raccrocha à ses obsessions qui la forçaient à avancer : peut-être lui avait-on laissé un message annonçant que Léo Scheffer avait été arrêté, peut-être savait-on déjà ce qui était arrivé à tous ces enfants, et peut-être avait-on réussi à en arracher quelques-uns aux griffes des monstres qui les maltraitaient.
Ces mômes n'avaient rien demandé à personne, il fallait qu'ils vivent et puissent grandir.
Alors qu'elle était plongée dans ses pensées, les pneus du train d'atterrissage heurtèrent le tarmac et la décélération fut violente. L'avion alla se ranger au bord de l'aérogare et la passerelle mobile fut arrimée contre la carlingue. Juste avant que les passagers quittent l'avion, Lucie éprouva le besoin de toucher la petite fille, qui se trouvait cette fois juste devant elle. La môme ressemblait à Clara et Juliette. Lucie glissa ses doigts dans la longue chevelure, les yeux à demi clos, et se sentit bien. La gamine se retourna brièvement, lui sourit puis disparut parmi la foule, serrée contre sa mère. Lucie ne la revit plus.
Seule, elle récupéra ses bagages, franchit la douane et se dirigea vers le hall, là où les familles se reconstruisaient, où les maris retrouvaient leur femme et les pères leurs enfants.
Elle aperçut Sharko parmi les quidams. Sa lourde carrure, ses traits un peu sévères qu'elle avait appris à aimer, et son costume, qui lui donnait de la classe et de la prestance. Aujourd'hui plus que jamais, elle sut qu'elle en était toujours amoureuse, qu'elle avait besoin de lui. Mais à mesure qu'elle avançait, elle comprit pourtant que quelque chose clochait. Franck avait le sourire crispé et, surtout, Nicolas Bellanger était là, juste à ses côtés.
Le commissaire écarta les bras et se serra contre elle, soupirant dans son cou. Lucie lui caressa le dos.
- Vous avez eu Scheffer ? demanda-t-elle dans un souffle.
Sharko s'écarta d'elle et la regarda dans les yeux.
- Allons boire un café.
Il lui prit ses bagages, tandis qu'elle faisait la bise à Bellanger. Sharko les regarda du coin de l'œil.
- Comment s'est passé ton voyage ? questionna le chef de groupe.
- Bien, se contenta-t-elle de répondre.
Ils trouvèrent un coin relativement calme au fond d'un bar, au bout de l'aérogare. Bellanger commanda trois cafés et fixa Lucie dans les yeux.
- Pour le moment, nous n'avons coincé ni Scheffer ni Dassonville. J'ai eu un appel de Robillard, pendant qu'on t'attendait. Il a réussi à savoir que Scheffer s'était envolé précipitamment pour Moscou, hier soir. Interpol est en relation avec la police moscovite et met l'attaché de sécurité intérieure (L'attaché de sécurité intérieure est un haut gradé de la police ou de la gendarmerie, employé par l'ambassade de France sur le territoire concerné - ici, la Russie. Il gère, entre autres, la coopération entre les services de police étrangers et français, dans le cadre d'enquêtes internationales) sur le coup. L'ASI s'appelle Arnaud Lachery, un ancien de chez nous, il était à la BRI (Brigade de recherche et d'intervention). Franck l'a connu par le passé.
Lucie se contenta d'acquiescer en silence. Bellanger poursuivit :
- Interpol va émettre une notice rouge, on va bosser avec les Russes. J'ai déjà lancé des demandes de papiers pour qu'on ait l'autorisation de nous rendre sur le territoire russe en cas de nécessité, histoire qu'on ne soit pas pris de court.
- Et Dassonville ?
- Là aussi, les autorités du Nouveau-Mexique et Interpol sont au travail. Ils vont s'intéresser en priorité aux aéroports.
Il fixa Sharko et se racla la gorge.
- Il y a quelque chose d'autre dont nous devons te parler, auparavant.
- Arrêtez de tourner autour du pot, et dites-moi ce qui se passe.
- Gloria Nowick, tu connais ?
Lucie les regarda, l'un après l'autre.
- Pourquoi vous me demandez ça ?
- Réponds juste à la question, fit Sharko.
Elle détestait le ton qu'il prenait, elle avait l'impression d'être suspectée de quelque chose et d'assister à son propre interrogatoire. Elle acquiesça néanmoins.
- Je l'ai rencontrée, quelques jours avant mon départ. Je suis allée chez elle.
- Pourquoi ?
Lucie hésita.
- C'est privé. Je ne peux...
Sharko tapa du poing sur la table.
- Elle est morte, Lucie ! Je l'ai retrouvée torturée et agonisante dans un vieux poste d'aiguillage ! On l'avait tabassée jusqu'à l'os et gravée d'un putain de coup d'échecs sur le front ! Alors maintenant, réponds à ma fichue question. Pourquoi ?
La flic encaissa la nouvelle, tandis que le serveur qui leur apportait les cafés les observait curieusement. Elle serra les lèvres.
- Parce que je voulais te faire un cadeau unique pour Noël. Un cadeau qui te toucherait, qui te ferait rire et pleurer. Un cadeau qui te ressemblerait.
Elle sentit l'émotion la submerger, mais essaya néanmoins de se contrôler.
- Toutes ces soirées, ces heures où je m'absentais, où je prétendais travailler sur des dossiers, c'était pour apprendre à mieux vous connaître, toi et ton passé. J'ai retrouvé tes anciens collègues, des amis que tu as perdus de vue, des connaissances... Gloria en faisait partie.
Sharko sentit une grosse flèche lui transpercer le cœur, cependant il ne dit rien. Lucie essaya de porter sa tasse de café à ses lèvres, mais sa main tremblait trop.
- Ça fait des semaines que je rassemble des témoignages. Je voulais faire le film de ta vie, Franck. De tes périodes de joie, mais aussi de tristesse. Parce que c'est ça ton existence, une montagne russe. Je devais encore discuter avec Paul Chénaix et quelques autres personnes qui te connaissent bien, qui comptent pour toi. Mais maintenant, je crois que ma surprise est ratée.
- Lucie...
Bellanger se leva et posa la main sur l'épaule de Sharko.
- Vous avez besoin de discuter un peu. Je sors fumer une clope et passer quelques coups de fil. Prenez votre temps.
Il s'éloigna. Lucie attrapa la main de Sharko et la serra dans la sienne.
- Tu as cru que j'avais quelque chose à voir avec la mort de Gloria ?
Le commissaire secoua négativement la tête.
- Jamais.
- Pourquoi on lui a fait ça ? Pourquoi on l'a assassinée ?
Le flic observa brièvement autour de lui, et se pencha en avant.
- Tout est ma faute. Le taré de l'affaire Hurault est revenu. Ce n'était pas qu'une obsession, Lucie. Ça a commencé jeudi dernier, le 15. J'avais fait des analyses de sang, histoire de... (Sharko hésita quelques secondes)... de voir si tout allait bien dans ma carcasse.
Lucie voulut parler, mais il ne lui en laissa pas la possibilité.
- L'infirmier qui m'avait fait la prise de sang a été agressé. Ce sang, il a été utilisé pour écrire un message, dans la salle des fêtes de la ville où était née Suzanne, Pleubian.
Et il lui raconta, depuis le début : le monstre né de la perversité de l'Ange rouge, qui avait démarré un jeu morbide avec lui. La découverte du sperme dans la cabane où avait été enfermée Suzanne. La piste qui menait à Gloria, son empoisonnement, puis cette pièce de cinq centimes retrouvée dans son estomac. Son aventure solitaire, avant que les équipes de Basquez soient impliquées. Ce puzzle macabre qui se précisait chaque fois un peu plus. Il parlait avec émotion, serrant fort les mains de sa compagne dans les siennes, et essayant de retranscrire toutes les grandes lignes, sans entrer dans les détails.
Lucie était abasourdie.
- Je ne sais pas comment tu réussis à encore être là, debout, et à encaisser toutes ces tortures mentales, fit-elle. Tu aurais dû m'en parler, j'aurais pu t'aider, j'aurais...
- Tu avais déjà ton lot de soucis. Je te vois encore les pieds nus dans la neige, au bord de l'étang gelé. Je ne voulais pas que ça empire.
- C'est pour ça que tu cherchais à m'éloigner en permanence de Paris. Chambéry, le Nouveau-Mexique. Pour me protéger.
Elle secoua la tête, les yeux dans le vague.
- Et dire que je n'ai rien vu, bon Dieu.
Elle se recula sur sa chaise, profondément perturbée. Elle ne réussissait pas à lui en vouloir ni à le blâmer. Elle avait plutôt envie de le serrer contre lui, de l'embrasser et de lui dire combien elle l'aimait. Mais pas ici. Pas au milieu de tous ces inconnus. Son regard s'assombrit soudain.
- Comment on va le coincer, Franck ?
On... Sharko se retourna, afin de vérifier que Bellanger ne revenait pas, puis parla à voix basse :
- J'ai franchi une étape supplémentaire par rapport à l'avancement de l'enquête de Basquez, mais n'en parle surtout pas à Bellanger, ni à personne d'autre.
Elle retenait sa respiration. Son compagnon de flic agissait encore en dehors des règles, comme il l'avait si souvent fait au long de sa carrière. Ils étaient exactement pareils, tous les deux. Des chiens fous, incontrôlables.
- Je n'en parlerai pas.
- Très bien. J'ai failli coincer l'assassin, ça s'est joué à quelques minutes. Ma dernière piste m'a orienté vers une péniche abandonnée. Dans sa cale, j'ai trouvé une centaine de photos récentes de moi, prises à la volée. Mais il y en avait aussi des plus anciennes. Moi à l'armée par exemple, ou posant avec des collègues de la Crim'. Je...
- Attends. Cette photo avec tes collègues, elle a été prise dans la cour du 36, c'est ça ? Dans les années 1980 ?
Sharko acquiesça. Lucie porta ses mains au visage, manquant de renverser sa tasse de café. Elle prit son inspiration et lâcha :
- Il y a deux mois, j'ai trouvé une pub sur le pare-brise de ma voiture. Un professionnel proposait de réaliser des films ou des albums souvenirs à des prix défiant toute concurrence, à partir de documents, de photos, de vidéos. Avec ces vieilles cassettes dans tes tiroirs, tous ces albums que tu possédais, ça m'a donné l'idée de ton cadeau. J'ai rencontré le type, il m'a convaincue de le laisser réaliser le fameux film de ta vie, à partir des éléments que je lui fournirais : tes cassettes huit millimètres, les photos de tes albums, mais aussi des témoignages audio, papier ou vidéo que j'ai pu récupérer de tes anciennes connaissances. La fameuse photo du 36 fait partie du matériel que je lui ai mis entre les mains. Il a tout, Franck. Tout sur toi et ton passé.
Le commissaire sentit ses tempes pulser. Il se redressa brusquement, sur le qui-vive.
- T'as son nom et son adresse ?
- Bien sûr. Rémi Ferney. On avait toujours rendez-vous dans un café du 20e arrondissement. Je crois que c'est dans ce coin-là qu'il habite.
Au bord de la crise de nerfs, Sharko jeta un billet sur la table. Le 20e, ça pouvait coïncider avec ses différentes hypothèses concernant l'endroit où vivait le tueur.
- On dégage. Tu ne dis surtout rien à Bellanger.
Lucie se redressa à son tour, les sourcils froncés.
- Qu'est-ce que tu veux faire ? Y aller seul ?
Le commissaire ne répondit pas. Lucie l'attrapa par la manche et l'emmena à l'écart.
- Tu veux le tuer, c'est ça ? Et après ? As-tu pensé une seule seconde aux conséquences de ton acte ? À ce que je deviendrais sans toi ?
Le commissaire détourna la tête. Son corps n'était plus qu'un gros nœud douloureux. Les voix, les grondements lointains des réacteurs, les annonces au micro : tout bourdonnait.
- Regarde-moi, Franck. Et dis-moi que t'es prêt à tout foutre en l'air pour une histoire de vengeance.
Sharko fixait toujours le sol, les poings serrés. Il redressa lentement la tête et plongea ses yeux dans ceux de Lucie.
- J'ai déjà tué des salauds de son espèce, Lucie. Et bien plus que tu ne peux l'imaginer. T'as lu ça aussi, dans mon passé ?