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Nicolas Bellanger ne s'était pas trompé : Pascal Robillard était bien là, assis à son bureau, cerné de tours de paperasse. Et, au milieu de tout ce chaos, son sac de musculation, couleur orange criard, qui devait avoir été acheté bon marché une bonne dizaine d'années auparavant. Dès qu'il vit Sharko, le lieutenant se leva et vint lui serrer la main chaleureusement.

- Tu sais qu'il y a de meilleurs moments pour se baigner dans un torrent ?

- Oui mais, l'hiver, on dit que ça raffermit la peau !

Échange de sourires, cependant, l'esprit de Sharko était ailleurs.

- Ça me fait plaisir de te revoir, en tout cas, fit Robillard en retournant à sa place.

Sharko ôta son gros blouson et le posa sur le dossier de sa chaise. Il ouvrit un tiroir et avala deux Dafalgan avec de l'eau. Sale journée. Il était presque 19 heures. Quelques officiers encore présents, au courant du retour du commissaire, vinrent prendre brièvement de ses nouvelles : les bonnes et les mauvaises infos se propageaient à la vitesse du feu à la Crim'. Une fois qu'il fut seul avec son collègue, Sharko lui demanda un point sur les investigations en cours. Très vite, le lieutenant aux petites lunettes rondes obliqua sur le message trouvé dans "Le Figaro".

- « On peut lire des choses qu'on ne devrait pas, au Pays de Kirt. Je sais pour NMX-9 et sa fameuse jambe droite, au Coin du Bois. Je sais pour TEX-1 et ARI-2. J'aime l'avoine et je sais que là où poussent les champignons, les cercueils de plomb crépitent encore. » Viens voir.

Sharko s'approcha de l'écran que pointait Robillard et sur lequel était affichée une carte des États-Unis.

- Regarde ici. Albuquerque, là où Valérie Duprès a passé quelques jours récemment, se situe au Nouveau-Mexique. Juste à côté, tu trouves le Texas et l'Arizona. NMX, TEX, ARI. Ce sont les diminutifs de ces trois États adjacents. J'ignore, par contre, ce que peut signifier le chiffre derrière. Des coordonnées géographiques qui désignent une région particulière dans le pays concerné ? Je n'ai pas pu trouver l'info. Mais...

Il zooma sur l'État du Nouveau-Mexique, dans les alentours d'Albuquerque, grosse ville à une centaine de kilomètres de Santa Fe. Elle accueillait l'aéroport international du pays.

- Tu vois, là, à l'extrémité sud-est d'Albuquerque ? C'est la base militaire de Kirtland, haut lieu de l'US Air Force.

- Le « Pays de Kirt », si on traduit.

- Pas mal, ta chute dans l'eau n'a pas tout cramé sous ton crâne. (Il sourit). À en croire ce message, Duprès est allée fouiner sur cette base. Je vais essayer de joindre leur service communication, pour voir si elle est bien passée par là.

Robillard était impressionnant de maîtrise. Sans décoller les fesses de son bureau, il était capable de partir aux quatre coins du monde et d'en rapporter des informations essentielles.

- Poursuivons. Pays de Kirt, avec une majuscule à « Pays », m'a orienté vers l'autre terme, Coin du Bois, en majuscule lui aussi. Je me suis dit qu'il s'agissait peut-être d'un autre jeu de mots, d'une autre traduction. Bingo. (Il écrasa son index sur la carte). Edgewood, petite ville paumée au milieu du désert, à une quarantaine de bornes d'Albuquerque.

- T'es incroyable.

- Mouais, ça a bouffé mon dimanche et toute cette nuit, si tu veux savoir. Et ce n'est pas fini, ce message codé m'a encore révélé de petites choses sympathiques. Cette Valérie Duprès avait une sacrée imagination.

- Ne parle pas d'elle au passé. On ne sait jamais.

- On ne sait jamais, tu as raison. Question : quand tu fais une radiographie, pourquoi tu te colles devant une plaque de plomb ?

Sharko haussa les épaules.

- Parce qu'elle empêche les rayons X de passer, fit Robillard. Ils sont composés d'éléments radioactifs, et le plomb stoppe la radioactivité. Les cercueils de plomb, qui crépitent, ne font pas référence à des enfants atteints de saturnisme, comme tu le pensais. Non... On enfermait dans des cercueils de plomb les corps frappés par la radioactivité.

Robillard ouvrit un favori Internet. Un visage apparut. Sharko écarquilla les yeux face à la terrible coïncidence.

- Marie Curie.

- Décidément, t'es doué. Marie Curie, oui. Elle est morte d'une leucémie, causée par une trop grande exposition aux éléments radioactifs qu'elle a étudiés toute sa vie, le radium notamment. En 1934, on commençait à connaître sérieusement les dangers de la radioactivité. Le plomb de son cercueil était fait pour empêcher les radiations émises par son corps de passer. Ce fut le premier cercueil du genre. On en utilisa d'autres pour la plupart des grands irradiés de Tchernobyl. Des milliers de cercueils de plomb qui hantent les cimetières russes et ukrainiens, et qui doivent encore sérieusement crépiter de l'intérieur. En fait, ils crépiteront encore longtemps, certains éléments radioactifs ont des durées de vie de l'ordre du million, voire du milliard d'années. C'est complètement hallucinant quand t'y penses bien, et ça explique pourquoi aucun être humain n'habitera plus jamais une zone irradiée.

Le commissaire resta interdit quelques secondes. Il pensait aux photos d'Hussières : le porteur du manuscrit, étendu sur un lit d'hôpital, bouffé par des radiations jusqu'aux os. Il imaginait aussi d'immenses cimetières russes, au milieu de nulle part, crépitant de radioactivité.

Il fouilla dans les photocopies qu'il avait rapportées avec lui et montra la photo des trois savants à Robillard, qui l'observa avec attention.

- Einstein et Marie Curie, fit-il, étonné. Qu'est-ce que tu fiches avec ça ?

Sharko lui expliqua brièvement leurs récentes découvertes. Robillard ne reconnut pas non plus le troisième homme, mais pointa le doigt sur Einstein.

- Tout est si curieux. Je te parle de Richland, une ville liée par le passé à Los Alamos et au projet Manhattan, et tu me montres Einstein dans la foulée.

- Einstein a quelque chose à voir avec ce projet Manhattan ?

Autre clic sur un favori. Sharko se dit que son collègue avait vraiment planché sur le sujet, comme à son habitude.

- Einstein en est, bien involontairement, l'initiateur. À l'époque, tous les scientifiques du monde se penchent sur l'incroyable dégagement d'énergie provoqué par la fission nucléaire d'éléments radioactifs, notamment l'uranium et le plutonium. Einstein, Oppenheimer, Rutherford, Otto Hahn, les génies de la première moitié du XXe siècle... En octobre 1938, Einstein adresse une lettre au Président Roosevelt en personne, où il explique que les nazis sont en mesure de purifier l'uranium 235, avec l'objectif de l'utiliser, peut-être, comme une arme de guerre ultra-puissante. Il indique également l'endroit où les Américains peuvent se procurer de l'uranium : le Congo.

- En se rapprochant des Américains, Einstein voulait faire un pied de nez aux Allemands.

- Comme la plupart des esprits pensants de l'époque, que la montée en puissance du nazisme et la folie de Hitler inquiétaient. Peu après avoir reçu ce courrier, Roosevelt a décidé d'initier le projet ultra-confidentiel Manhattan, visant à maîtriser les secrets de l'atome et à créer cette bombe atomique le plus rapidement possible. Los Alamos regroupa les plus grands scientifiques du monde, y compris de nombreux Européens, et fit travailler des milliers de personnes, parquées dans une ville au beau milieu du désert. Ces gens ne savaient même pas sur quoi ils bossaient. Ils usinaient des pièces, portaient des marchandises, assemblaient des morceaux dont ils ne saisissaient pas l'utilité. On connaît la suite, sept ans plus tard : Hiroshima et Nagasaki.

Tandis que Sharko passait une main sur son visage, Robillard prenait son sac de musculation et enfilait son blouson.

- Voilà pour les nouvelles. C'est pas tout ça, mais j'ai une heure de pecs et de biceps à me coltiner, sinon, je vais me ratatiner.

- À ce niveau-là, ce n'est plus du sport, c'est de la souffrance !

- Il nous faut notre lot de souffrance à tous, non ?

- À qui le dis-tu !

- On se voit demain. Et si tu trouves l'explication pour cette histoire d'avoine dans le message, tu m'expliqueras. Parce que là, je sèche.

Il disparut et, quelques secondes plus tard, Sharko l'entendait dévaler l'escalier. La tête lourde, le commissaire de police s'écrasa sur son siège et soupira longtemps. Il ferma les yeux. Les cercueils de plomb qui crépitent... Des irradiés qu'on a enterrés quelque part ?

Il réfléchit longuement, et ne put néanmoins empêcher sa vie privée de prendre le dessus sur l'affaire. Il voyait encore Lucie, le regard vide, en chaussettes dans la neige. Il en frissonna. Les psychiatres avaient parlé de transferts, toujours possibles : des moments d'évasion où Lucie se mettait dans la peau de ses filles. Des corps morts qui prenaient leurs visages. Des voix qu'elle pouvait entendre, lors de situations stressantes ou en rapport avec la mort. Cette fichue enquête était en train de faire s'ouvrir, les unes après les autres, des plaies qui commençaient à peine à cicatriser.

Il eut envie d'appeler Bellanger, histoire de s'assurer qu'il ne s'était pas trop attardé à l'appartement.

Conneries...

Dans un soupir, il alluma son ordinateur, fouilla dans ses répertoires et ouvrit le fichier qui contenait son adresse mail bidon : fcksharko6932@yahoo.com. La gorge serrée, il se connecta, via le Web, au compte Yahoo correspondant. Un unique message se trouvait dans la boîte mail, avec, pour titre : Résultats d'analyses ADN de l'échantillon n° 2432-S.

Il le lut avec appréhension.

Les analyses avaient pu être possibles et les machines du laboratoire belge avaient craché une empreinte génétique composée d'un tableau de chiffres et de lettres, qui identifiait de manière certaine le propriétaire des spermatozoïdes.

Sharko ne connaissait pas par cœur son propre « code-barres », il allait falloir le comparer et pour cela, il avait besoin d'un accès au FNAEG. Normalement, il devait passer par la procédure : présenter une commission rogatoire aux services administratifs, qui se chargeraient de la comparaison et transmettraient le résultat par fax ou courrier à un juge ou à un procureur de la République. Ça pouvait prendre des plombes et, surtout, il fallait de bonnes raisons. Il imprima le contenu du mail et appela Félix Boulard, une vieille connaissance des services administratifs.

- Shark... ça faisait un bail. Il paraît que tu flirtes de nouveau avec la Crim', maintenant ?

- Ça fait presque deux ans que je m'y suis remis, t'es gentil. Et toi, toujours à moisir dans tes bureaux à 8 heures du soir ? C'est bientôt Noël, je te signale.

- Il en faut, des courageux. Les congés, ce n'est pas pour maintenant. Allez, annonce : qu'est-ce que tu veux ?

Sharko y alla franco :

- Que tu me lances une comparaison dans le FNAEG.

- Rien que ça. (Un léger soupir). Bouge pas, je démarre la bête. Voilà... Explique.

Sharko avait déjà vu comment le fichier fonctionnait. Un logiciel permettait la recherche de profils : on saisissait un « code-barres », et les serveurs informatiques, basés à Écully, près de Lyon, le comparait avec les millions d'empreintes stockées sur les disques durs. Pour être fiché dans le FNAEG, il fallait avoir été mis en examen, gardé à vue ou avoir commis des infractions qui allaient de l'agression au meurtre. On y intégrait aussi, progressivement, les professionnels au contact de scènes de crime, dont l'ADN était dit « contaminant ». Sharko savait que son propre profil génétique, comme celui de Lucie, se trouvait dans le fichier.

- Je te dicte les quinze nombres du profil que j'ai en main, tu es prêt ?

- Vas-y, répliqua Boulard. Mais pas trop vite, OK ?

Muni de sa feuille imprimée, Sharko dicta clairement la totalité des informations.

- C'est parti, fit Boulard, ta trace tourne dans le fichier. Je te rappelle d'ici quelques minutes, au pire, si on n'a pas de bol et que la trace se trouve en fin de base de données, dans une heure. Quel numéro ?

- Celui qui s'est affiché sur ton écran. Laisse un message si je ne suis pas là.

- À tout à l'heure.

Angoissé, Sharko en profita pour foncer à pied vers les laboratoires de la police scientifique, dans le département des « Documents et traces ». Yannick Hubert était encore là, assis devant un passeport ouvert et éclairé par une lampe à ultraviolets.

- Encore un faux ? fit Sharko dans son dos.

Hubert se retourna, il avait l'air fatigué. Les deux hommes se saluèrent sans grand entrain.

- Oui. Il y en a pas mal de ce type qui circulent en ce moment. Ils sont très bien imités et se comportent comme des vrais sous les ultraviolets. Ils passent presque tous les tests de sécurité, mais... (il sourit) la Marianne en filigrane est à l'envers. Tu te rends compte de la connerie ? Les mecs imitent tout à la perfection, jusqu'à la double couture, et font une erreur aussi grosse que celle de prendre une autoroute en sens inverse. Ils finissent tous par faire ce genre de conneries, tôt ou tard.

- Énorme... Pour ma feuille imprimée, avec le message bizarre, tu as eu le temps de jeter un œil ?

- J'ai laissé un message sur ton portable. Tu ne l'as pas eu ?

- Mon téléphone a pris un peu l'eau, pour tout te dire. J'ai un nouveau numéro.

- C'est assez fragile, ces choses-là. Bon... Le papier est de qualité standard, comme on en trouve dans toutes les papeteries, de même que la colle utilisée à l'arrière. Mais on a de la chance, l'imprimante est une laser couleur.

- Et alors ?

- Viens voir.

La feuille que Sharko avait retrouvée collée sur la glacière était située sous une grosse loupe binoculaire et éclairée avec une ampoule électroluminescente de couleur bleue. Le commissaire plaqua ses yeux contre les viseurs. Il remarqua alors une mosaïque de points jaunes imprimés dans une grille de quinze colonnes de large et huit lignes de haut.

- Qu'est-ce que c'est ?

- C'est un marquage invisible à l'œil nu, situé en bas de chaque document imprimé, et révélé uniquement sous une LED à lumière bleue. Toutes les imprimantes laser couleur du commerce agissent de cette façon, même celles que tu achètes en tant que particulier. Il s'agit initialement d'un système pour déjouer la contrefaçon de billets ou de documents administratifs, mis en place par la majeure partie des fabricants d'imprimantes. Chaque grille est unique et caractéristique d'une imprimante bien particulière. Déchiffrés, ces points jaunes permettent d'obtenir une suite de chiffres hexadécimaux de type : F1 8C 32 80... Il est impossible de déchiffrer ce numéro sans disposer du fichier détenu par les fabricants. Fichier auquel nous avons accès, évidemment.

Il poussa un papier vers Sharko.

- Voici le modèle et la marque de ton imprimante, identifiée de manière certaine grâce à cette grille. Une Xerox, commandée par Internet sur le site de Boulanger. Cette imprimante est du très bon matos, elle n'est pas donnée.

- C'est une info géniale.

- Pas mal, en effet. Je t'ai mâché le boulot et ai appelé Boulanger. Une facture a bien été établie en 2007 à un certain Raphaël Flamand. J'ai vérifié, ce type et l'adresse fournie n'existent pas. L'identité est donc complètement bidon.

- Mince.

Il tendit un papier à Sharko.

- Tiens, c'est l'adresse de livraison, une supérette qui sert de relais dans le 1er arrondissement. Ça m'étonnerait fort qu'ils se souviennent du type, là-bas, mais tu pourras toujours essayer d'y faire un tour.

- Merci. Tu crois que le type savait, pour les codes cachés ?

- Ça m'étonnerait, c'est très confidentiel. Je pense qu'il a menti sur son identité parce qu'il ne voulait pas fournir ses coordonnées personnelles, tout simplement. D'ailleurs, tu as vu, il ne s'est pas fait livrer à son domicile. Ce genre de paranos qui détestent être fichés existent, malheureusement.

Sharko récupéra une copie de la facture et la fourra dans sa poche. Celui qu'il traquait était extrêmement prudent et zonait du côté du 1er arrondissement de Paris. Y habitait-il ? Il avait acheté une imprimante couleur, en 2007. Du matériel coûteux. Un type avec une bonne situation professionnelle ?

Des questions, toujours des questions.

Hubert n'avait plus d'informations supplémentaires à fournir. Tracassé, le commissaire le salua et retourna au 36, le pas lourd, la tête pleine d'interrogations. Au bureau, le répondeur du téléphone clignotait. Sharko écouta le message. « C'est Boulard. J'ai ta trace. Rappelle-moi... »

Ça se précisait : le propriétaire du sperme avait été trouvé dans le FNAEG. Le flic déglutit et composa le numéro de son collègue.

Boulard décrocha.

- Le profil que tu m'as donné a matché avec une empreinte génétique. L'individu en question s'appelle Loïc Madère.

Sharko fronça les sourcils. Loïc Madère, Loïc Madère... Il n'avait jamais entendu parler de ce type. À demi rassuré qu'on n'ait pas prononcé son propre nom, il demanda :

- Qu'est-ce qu'on a sur lui ?

- Né le 12/07/1966, il a fait l'objet d'un prélèvement biologique à la suite d'un braquage ayant entraîné la mort d'un bijoutier à Vélizy, procédure 1998/76 398 en date du 06/08/2006, prélèvement effectué par l'OPJ Hérisson, SRPJ de Versailles. J'ai jeté un œil dans le STIC (Système de traitement des infractions constatées) et le fichier prison.

Sharko réfléchissait aussi vite qu'il pouvait. Le propriétaire du sperme avait aujourd'hui quarante-cinq ans. Ces noms, ces données ne lui disaient strictement rien. Un braquage de bijouterie ? Qu'est-ce qu'il avait à voir avec une telle affaire ?

Il en revint aux propos de Boulard.

- Le fichier prison, tu dis ? Et Madère est sorti quand ?

- Il n'est pas près de sortir. Petit séjour à Meaux jusqu'en 2026.

- T'es sûr de ça ?

- C'est le fichier qui le dit.

Sharko en resta sans voix. Comment le sperme d'un homme incarcéré avait-il pu se retrouver dans une cabane, au fond d'une glacière ?

Il dit, finalement :

- Envoie-moi des infos, si tu veux bien. Et j'ai une dernière chose à te demander : arrange-moi un parloir avec lui, demain matin, 9 heures.

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