30
- On jette juste un œil, OK ? Il n'y a que toi qui es armée, je te rappelle, et on ne peut pas dire que notre précédente opération ait été un succès.
Sharko était accroupi dans la neige, le regard orienté vers deux sillons causés par des pneus. Une heure plus tôt, Léopold Hussières leur avait pointé l'adresse de l'abbé François sur une carte. Le religieux vivait seul dans l'isolement des montagnes, à proximité de Culoz, à une trentaine de kilomètres de l'hôpital psychiatrique.
Le commissaire de police se redressa.
- Le dessin des pneus est orienté de la maison vers la route d'où on vient. Donc, une voiture est partie d'ici au plus tard après les chutes de neige d'hier, et plus personne n'est revenu depuis.
- J'adore ton sens de la déduction. On dirait Sherlock Holmes.
Lucie était emmitouflée dans son blouson, les mains dans les poches. La bâtisse se trouvait en retrait, dans un relief creux qui, l'été, devait être une prairie. Le ciel dégagé et la lune, presque pleine, permettaient de cerner le paysage environnant, aux reflets bleus et gris. Pas une lumière alentour, pas une maison, la ville étant davantage en contrebas, dans la vallée. Encore un endroit de fin du monde.
À pied, les deux flics suivirent les sillons, car rien ne permettait de distinguer un chemin ou une route, tant la couche de neige était uniforme et lisse. L'habitation se dressa face à eux. Il s'agissait d'une espèce de bergerie, tout en longueur, avec un toit aux tuiles d'ardoise en mauvais état et des murs aux pierres imposantes, qui semblaient en équilibre les unes sur les autres. Pas de lumière à l'intérieur.
Lampe torche dans la main, Lucie fit un rapide tour de reconnaissance, ses pieds enfoncés dans la neige croûteuse. Elle revint vers Sharko en haletant légèrement.
- J'ai jeté un œil par les fenêtres. Personne, apparemment.
Sharko souffla un gros nuage de buée.
- Deux options. Ou on...
Lucie frappa du poing sur la porte, plaqua son oreille contre le bois et attendit quelques secondes.
- On prend l'option numéro deux, le coupa-t-elle en trépignant de froid. On agit, histoire d'avoir le cœur net sur l'implication de ce moine dans notre affaire.
Elle tourna doucement la poignée de l'épaisse porte d'entrée, sans réussir à ouvrir.
- J'ai vu une vieille fenêtre branlante, à l'arrière, où il y a pas mal de jeu. En forçant, ça devrait céder sans dégâts.
Elle jeta les clés de voiture à Sharko, qui soupirait.
- Va planquer la voiture plus loin, au cas où il reviendrait à l'improviste. Ce serait dommage qu'il prenne la fuite. Je t'attends à l'intérieur.
- Au cas où il reviendrait à l'improviste... Je rêve. Et tu crois que nos empreintes dans la neige ressemblent à celles de lapins ?
- Ça, on n'y peut rien.
Sharko finit par acquiescer, il ne se sentait pas d'attaque pour contrarier Lucie. Il s'enfonça dans la nuit cinq bonnes minutes et, lorsqu'il revint, sa compagne lui ouvrait la porte de devant, pointant le faisceau de la torche sur son visage.
- J'ai pu entrer sans rien casser.
- T'as pas remarqué que tu me mets la torche dans la figure, là ?
- Allez, viens.
Elle referma à clé derrière eux. Le rayon lumineux dévoila un aménagement spartiate. Quelques meubles de brocante, un téléviseur à tube cathodique, des murs couverts de trophées de chasse : têtes empaillées, gueules hurlantes, cernés de fusils posés sur des présentoirs. Lucie frissonna : tous ces animaux morts, avec leurs gros yeux noirs qui sortaient de leurs orbites, lui fichaient la chair de poule.
- Il fait presque aussi froid dedans que dehors. Mais on est où, là ? J'en ai ma claque de ces montagnes et de ces glaçons qui nous pendent au nez.
Sharko ne releva pas, il était déjà parti dans la cuisine. Les placards étaient remplis de boîtes de conserve. Dans le réfrigérateur, du lait, du fromage, quelques légumes dont certains commençaient à pourrir. Mains enfoncées dans ses gants en laine, Lucie ouvrit les tiroirs. À l'intérieur, juste du matériel de cuisine. Après avoir décidé d'appuyer sur les interrupteurs qui inondèrent de lumière les pièces, Sharko se dirigea vers le séjour. Un tas grisâtre reposait dans l'âtre de la cheminée ouverte, en grosses pierres de taille. Le commissaire se pencha, les yeux plissés, et fit glisser des cendres entre ses doigts.
- Du bois et du papier, on dirait.
Les doigts gantés de Lucie effleurèrent un crucifix, posé sur une vieille bible.
- Et alors ?
- Alors rien. T'as vu une facture, des documents administratifs, toi ?
Elle ouvrit des meubles, des tiroirs, jeta un œil dans une vaste bibliothèque, accolée à un mur. Des ouvrages religieux... différentes bibles... de la littérature scientifique : chimie organique, botanique, entomologie...
- Pas vraiment, fit-elle. Il n'est peut-être pas du genre à garder ses papiers. Et vu les environs, je me demande même si le facteur passe dans le coin. J'ai l'impression de me trouver au fin fond de nulle part et d'être revenue au Moyen Âge.
- Ce n'est pas qu'une impression. Ça aurait été bien de dénicher une carte grise, ou des papiers de voiture. Imagine qu'il possède une Mégane bleue.
- Ce qui, en soit, ne serait qu'une orientation d'enquête, pas une preuve.
Lucie mit la main sur une rangée de dictionnaires bilingues et de mini-aide-mémoire, qu'elle feuilleta rapidement. D'après la date indiquée en quatrième de couverture, ces ouvrages dataient d'une dizaine d'années.
- Du russe, fit-elle. Pourquoi un moine reclus au beau milieu de la montagne se mettrait-il au russe ?
Elle parla ensuite pour elle-même, tout bas.
- Il a acheté ces dictionnaires au moins quinze ans après l'arrivée du type de l'Est au monastère. Qu'est-ce qui cloche ?
Sharko jeta un œil par la fenêtre. Ensuite, direction la salle de bains, puis la chambre. Une armoire à demi bouffée par l'usure était entrouverte. Lucie trouva, à l'intérieur, des pulls en laine, des pantalons doublés et en toile, de grosses chaussettes, des bottes de chasse, quelques jeans, aussi. Plus haut, il y avait une énorme parka verte à capuche fourrée, et différentes chapkas, soigneusement accrochées. La flic observa les étiquettes, à l'intérieur. Alphabet cyrillique.
- Du russe, encore. Il ne faisait pas qu'apprendre la langue, il est aussi allé là-bas.
Le crucifix collé au fond de l'un des compartiments la fit frissonner. Elle referma la porte immédiatement.
- Fichus crucifix, il y en a partout. Ça me dérange quand même de violer l'intimité d'un ex-moine.
- Sans déconner. Fallait y penser avant.
Elle soupira.
- On ne sait même pas à quoi ce type ressemble. Pas une photo, rien.
Ils poursuivirent leurs fouilles, longtemps, et ne palpèrent du bout des doigts que le spectre de l'existence d'un homme reclus, qui vivait dans la simplicité et l'anonymat. Sharko sentait Lucie sur les nerfs, elle se mettait à tourner en rond. Il lui prit la main.
- Ça fait plus d'une heure qu'on cherche. Même si cet ex-abbé a quelque chose à voir avec notre affaire, il n'y a rien à trouver ici, et il est tard... Allez, viens.
Elle ne se laissa pas faire.
- Je ne sais pas. J'ai l'impression qu'un détail nous échappe. Qu'on n'effleure que la surface. Il faudrait faire une perquise en bonne et due forme. Fouiner dans les recoins.
- Tu t'attendais à quoi ? Un vieux manuscrit planqué au fond du Frigidaire ? Des cadavres dans le congélo ? Allez, amène-toi.
- Tout est trop propre. Je crois que cet homme est hyper méfiant, et qu'il n'a pas laissé la moindre trace d'objets ou de papiers qui pourraient nous en apprendre plus sur lui. On a fouillé sa maison, et on ne sait rien. Pas d'objets personnels, pas de lettres, ni de photos. T'as déjà vu ça, toi ?
- Ce type est ou était un religieux pur jus. Pauvreté, simplicité, don de soi, ça te dit quelque chose ?
Elle fureta encore du regard, hésitant quelques secondes.
- Bon, on sort, mais on attend encore un peu dans la voiture. Il finira bien par revenir.
- Et s'il ne revient pas ? S'il avait été là aujourd'hui, il ferait un peu plus chaud dans la maison, non ? Il a coupé le chauffage, ça laisse augurer une absence prolongée. Et même s'il se pointe, on lui tombe dessus et on l'interroge ? Tu crois qu'il va nous avouer, brut de fonderie, qu'il a brûlé les moines il y a vingt-six ans ?
Lucie inspira, puis acquiesça.
- Très bien, tu as gagné. Mais demain, avant de rentrer à Paris, on met Chanteloup sur le coup, il faut que quelqu'un creuse sur ce François Dassonville et l'interroge dans les règles.
- Ça me paraît être la meilleure solution. En espérant que ce gendarme ne nous fera pas une crise d'épilepsie quand on lui apprendra que tu as piqué le cahier à la cave.
Ils vérifièrent qu'ils n'avaient rien laissé de travers puis se dirigèrent vers les fenêtres qui donnaient sur l'arrière de la salle à manger. Lucie avait forcé en poussant de l'extérieur et, avec le jeu, le loquet était sorti du petit verrou qui unissait les deux battants. La flic passa sa main sur le vieux bois, d'où s'écaillait de la peinture blanche.
- Ça a cédé en poussant mais, de dehors, il va être impossible de verrouiller de nouveau ces fenêtres. Je préfère qu'on referme ici proprement et qu'on passe par la porte d'entrée. Même si on ne peut pas verrouiller à clé, au moins, rien ne prouvera que quelqu'un est entré. L'abbé croira peut-être avoir oublié de la boucler.
- Bien sûr. Avec de belles traces de pas qui font le tour de la maison.
- T'es chiant, Franck.
- Je sais.
Elle hocha le menton vers la sortie.
- Il y a une remise à bois, à l'arrière. On fait un dernier tour par là et on décolle.
Après n'avoir rien découvert de plus dans l'abri à bois, ils regagnèrent leur véhicule, mirent le chauffage à fond et reprirent la route vers la vallée, direction Chambéry. Lucie grelottait encore et soufflait dans ses mains glacées.
- Il est temps qu'on retourne à Paris. Entre les cadavres dans le congélateur de Philippe Agonla, les yeux fous de frère Joseph et le fait que j'ai failli te perdre, je n'en peux plus de ces montagnes.
Elle fixa la route, qui se perdait dans la nuit. Les ombres des pins, menaçantes. Tous ces ravins qui lui fichaient le vertige.
- J'ai l'impression qu'on n'est pas en sécurité, ici.
Sharko songeait à la réalité qui l'attendait, dès son retour dans la capitale. Les résultats du test de sperme... Le taré qui semblait s'acharner sur lui et accélérer le rythme. Comment réussirait-il à protéger Lucie d'un malade qui voulait leur faire du mal ?
Il se pinça les lèvres et lâcha finalement :
- Paris n'est pas mieux, question sécurité. Là-bas, tu devras te méfier de tout le monde. Le moindre inconnu qui t'approche, le moindre regard de travers. Faudra que tu restes vigilante.
Ils traversaient une forêt de mélèzes. La route se tordait entre les troncs oppressants, la visibilité était réduite. Lucie fixa son compagnon étrangement.
- Pourquoi tu me ressors ton vieux discours de paranoïaque sur l'affaire Hurault là, maintenant, au milieu de nulle part ?
Sharko haussa les épaules.
- Mince, Franck, passe à autre chose ! Moi, je te parle de concret, de meurtres, d'enlèvements. T'as failli y rester dans le torrent parce que tu t'es laissé surprendre. Tu n'as jamais perdu ton arme de service, et voilà que ça t'arrive. Avant, t'aurais défoncé les portes de la bergerie, et c'est moi qui serais allée déplacer la voiture.
Elle souffla par le nez.
- Je ne sais pas... J'ai l'impression que t'es à côté de la plaque, ces derniers temps. Tu es là, avec moi, mais ton esprit est ailleurs.
Sharko bifurqua brusquement sur le bas-côté. Les chaînes crissèrent, le véhicule finit par s'immobiliser. Le commissaire ouvrit la portière d'un mouvement sec.
- Tu crois connaître mon passé, mais tu ne sais rien de moi.
- Au contraire, j'en sais plus que tu ne le crois.
- Qu'est-ce que tu veux dire par là ?
- Rien du tout. Fiche-moi la paix.
Il la regarda longuement et sortit. Lucie le vit courir vers l'arrière et ne distingua plus que sa silhouette, qui semblait s'acharner sur quelque chose. Elle mit le pied dehors au moment où il revenait vers la voiture avec une masse sombre dans les bras. Il ouvrit alors le coffre et y jeta le jeune sapin, dont les racines pleines de terre pendouillaient. Puis il se frotta les mains l'une contre l'autre et retourna dans la voiture. Une fois que Lucie vint se rasseoir à ses côtés, le fixant de ses grands yeux bleus, il redémarra en grognant : - Tu l'as, ton fichu sapin de Noël. T'es contente ?