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Les lieutenants Robillard et Levallois avaient de nouvelles informations à transmettre. Aussi, dès son retour au 36, Nicolas Bellanger organisa une réunion avec ses quatre subordonnés. Il ferma la porte qui donnait sur leur open space, tandis que Lucie arrivait avec des cafés pour tout le monde.

Il fallait allumer la lumière, tant il faisait sombre avec ces lourds nuages qui chargeaient le ciel. Les visages des cinq flics étaient tous marqués par la fatigue et les longues journées qu'ils venaient de vivre. Robillard aurait dû être auprès de sa famille depuis la veille, mais il était encore là, à racler les fonds de tiroirs, malgré les scènes de ménage et les « T'es où, papa ? ». Sharko venait de passer par le bureau de Basquez, qui n'avait toujours pas de piste probante au sujet du tueur de Gloria. Le capitaine de police avait finalement écouté le commissaire et avait mis une voiture en planque devant la résidence de L'Haÿ-les-Roses.

Quant à Lucie, elle détenait à présent leurs billets électroniques pour l'Ukraine, ainsi que la réservation à l'hôtel Sherbone, à Kiev. L'avion décollait en direction de la capitale ukrainienne à 18 h 02. Le bureau des missions se chargeait d'organiser au mieux leur périple avec la collaboration de Wladimir Ermakov, le guide traducteur de l'association.

Dire que le lendemain au soir, c'était le réveillon...

Un réveillon pas comme les autres, parce qu'il se ferait à la lueur d'un réacteur nucléaire qui avait tué des millions de gens. Il y avait mieux, comme voyage d'hiver.

Le lieutenant Levallois but une gorgée de café et attaqua :

- Alors, j'ai eu le retour concernant les organismes de santé spécialisés dans la contamination radioactive. Le gamin présentait un taux de césium 137 de 1400 becquerels par kilo.

- 1400, répéta Sharko. C'est le nombre inscrit sur son tatouage. Il est marqué avec le taux de césium qu'il a dans le corps. Ça confirme bien que toute notre histoire a rapport avec cette cochonnerie.

Levallois poursuivit ses explications :

- Le becquerel est une unité de mesure radioactive. Pour vous donner une idée de ce taux, si le gamin pèse trente kilos, cela veut dire qu'il y a plus de quarante mille particules d'énergie émises par son corps chaque seconde.

Quarante mille. Chacun tenta d'estimer en silence ce que cela pouvait représenter.

- Et, même mort, ça continuera à émettre. Son squelette continuera à balancer de la radioactivité, dans dix, vingt ans. Et à supposer qu'on l'incinère, alors chaque milligramme de cendre, répandu au gré du vent, pulserait comme la lumière d'un phare. Toujours, toujours.

Lucie serra les lèvres. Le réacteur de Tchernobyl avait explosé vingt-six ans plus tôt, mais son spectre était en chacun de ces enfants. Levallois continua :

- Il faut savoir que, au-delà de 20 becquerels par kilo, la santé commence à être mise en danger sur le long terme. Les organismes de santé ont confirmé ce que nous savions déjà : ces taux de contamination ne peuvent que provenir des endroits fortement touchés par le nuage radioactif, là où il y a eu des précipitations. Ils ont d'ailleurs été très précis. Et devinez ce qu'ils ont utilisé ? Des cartes établies par la Fondation des Oubliés de Tchernobyl.

La fondation, encore. Le lieutenant tendit une feuille de format A4 à Bellanger.

- Voici une carte qu'ils m'ont envoyée par mail, créée à partir des conditions météo de l'après-catastrophe. Là où il y a les taches les plus sombres, ce sont les endroits où il y a une probabilité plus forte de césium dans le sol. Mais, comme vous voyez, c'est vaste. Les plus grosses taches sombres s'étendent sur la Russie, la Biélorussie et l'Ukraine.

Il tendit l'index sur un point particulier de la carte.

- Cependant, on a une tache très sombre ici, à l'ouest de la centrale nucléaire. Là où le bus de l'association est passé pour prendre les enfants. On a donc la confirmation que c'est dans ce périmètre que notre gamin de l'hôpital est monté dans les soutes.

Lucie fixa le morceau de carte avec attention, elle avait en face d'elle l'expression du néant. D'interminables espaces vierges, désertés, et quelques points de vie qui persistaient, au milieu des ténèbres. De gros cercles sombres indiquaient les taux hallucinants de contamination au césium 137, semblables à des taches cancéreuses sur un poumon. Ils n'étaient, en définitive, que le souvenir de la situation météorologique post-26 avril 1986 et de ses terribles pluies mortifères. La flic en frissonna. Comment des gens pouvaient-ils encore habiter au cœur de la radioactivité ?

- Et c'est sans doute là-bas que Valérie Duprès s'est rendue, fit-elle. Et qu'elle a disparu.

Sa remarque laissa un blanc. Chacun avala une gorgée de café, qui laissa un goût amer sur les langues. Sharko rompit le silence le premier.

- Tu as pu jeter un œil aux classeurs fournis par le directeur de l'association ? Notre gamin ou ceux sur les tables d'opération en faisaient-ils partie ?

- Non. Aucun.

- Et vous avez pu creuser un peu sur la fondation de Scheffer ?

Robillard acquiesça.

- C'est propre et transparent, de prime abord. D'après ce que j'ai pu récolter sur le Net, une centaine de gros donateurs du monde entier apportent des fonds, principalement pour financer les centres de diagnostic et les bureaux au Niger. Des employés de la fondation œuvrent sur le terrain en collaboration avec Greenpeace ou d'autres ONG réputées. On ignore les montants de ces investissements extérieurs, mais, vu la clientèle, ce doit être important : riches hommes d'affaires, chefs de grosses entreprises ou de multinationales, le tout-venant de l'étranger, principalement des États-Unis. Même Tom Buffett, le multimilliardaire du Texas qui s'est payé un voyage dans l'espace l'année dernière, fait partie des donateurs. J'ai branché la brigade financière sur le coup, parce que ça va être compliqué de mettre le nez là-dedans. À mon avis, si la fondation a des choses à se reprocher, l'accès aux données sensibles doit être bien protégé.

- Par « choses à se reprocher », tu penses principalement à des détournements de fonds ?

- Évidemment. On a créé des activités-écrans, des emplois bidons, et le gros de l'argent passe ailleurs pour financer autre chose. D'après les premiers retours de la Financière, Scheffer a plusieurs comptes en Suisse. Quant à l'association, elle ne lui coûte pas énormément d'argent, puisque les mômes sont pris en charge par les familles. Il y a beaucoup de bénévoles, aussi.

Les flics s'étaient un peu écartés les uns des autres, chacun réfléchissant dans son coin.

- Pourquoi des types de la trempe de Buffett viendraient mettre de l'argent dans des centres de diagnostic au fin fond du Niger ? fit Bellanger. Ça ne rime à rien.

- Ça ne rime à rien si on se contente de rester à la surface, répliqua Lucie. Tout comme ça ne rimait à rien lorsque Scheffer, en 1975, s'occupait des stocks de nourriture de son centre des Lumières pour y glisser de l'avoine radioactive. Ce type est un démon. Derrière cette fondation, il y a les gamins opérés à cœur ouvert sur des tables en métal. Il y a aussi le manuscrit, et tout ce qui en découle. Deux journalistes et un enfant sont morts pour ça.

- Valérie Duprès est peut-être encore viv...

- Sans déconner. T'y crois, toi ?

Bellanger serra les lèvres. Pascal Robillard leva le doigt pour prendre la parole.

- Sinon, j'ai encore du croustillant, si ça vous branche.

Les regards convergèrent de nouveau vers lui. Il tenait un bâton de réglisse mâchouillé dans la main.

- J'ai eu un retour d'Interpol. L'attaché de sécurité intérieure de Russie, Arnaud Lachery, a bien bossé.

- Ça ne m'étonne pas de lui, fit Sharko. Ce type était un bon flic.

- Après avoir atterri à Moscou, Léo Scheffer a pris un vol intérieur vers une ville du nom de (il lut sur son papier) Tcheliabinsk. Elle est située à mille huit cents kilomètres à l'est de Moscou. Un monstre soviétique de plus d'un million et demi d'habitants.

Il tourna son écran vers ses collègues.

- Elle se trouve ici, au sud de l'Oural. Autant dire au milieu de nulle part. C'est la seule ville de cette région de la Russie qui possède un aéroport. Scheffer a pu juste y atterrir, puis ensuite partir n'importe où. Arnaud Lachery bosse activement avec les flics moscovites, il va essayer d'en savoir plus. Je leur ai transmis nos dossiers, afin qu'ils soient parfaitement au jus.

Il afficha une autre page Internet contenant des photos de rues grises, bordées de bâtiments à l'architecture d'une froideur toute soviétique.

- Quelque chose me porte à penser que Scheffer est resté dans les environs de Tcheliabinsk. À quatre-vingts bornes de là se trouve Ozersk, elle est ce que l'on appelait une Atomgrad. La ville était l'une des cités secrètes de Russie durant la guerre froide. Elle a porté plusieurs noms - Tcheliabinsk 40, Mayak, Kychtym - et n'était référencée sur aucune carte, complètement invisible à l'œil occidental. Il s'agissait, à la base, d'un complexe militaro-industriel ultra-secret, choisi en 1946 par le père de la première bombe atomique soviétique, Igor Kourtchatov.

- Le nucléaire, encore.

- Oui, encore, comme tu dis. Il s'agissait, en quelque sorte, de la version soviétique du projet Manhattan. À l'époque, la ville contenait plus de cinquante mille personnes, confinées entre des murs de dix mètres rehaussés de barbelés. Pour l'édifier, les autorités ont puisé parmi les prisonniers des goulags.

Il soupira et chargea une autre page Internet.

- Et ce qui devait arriver avec le nucléaire arriva : Ozersk a été le théâtre d'un grave accident en 1957. Le tout premier avertissement de l'atome de l'histoire, dont l'ampleur était la moitié de celle de Tchernobyl. Ses industries produisaient alors du plutonium 239 destiné aux armes nucléaires soviétiques. Une explosion chimique a propulsé à plus d'un kilomètre d'altitude des quantités effroyables d'éléments radioactifs et a gravement irradié des milliers de civils et de militaires.

- On n'en a jamais entendu parler.

- Normal : le secret sur la catastrophe n'a été levé que dans les années 1980 et on possède très peu d'infos là-dessus. Toujours est-il qu'aujourd'hui il existe, aux alentours d'Ozersk, une grande bande de sol contaminée, large de vingt kilomètres et longue de plus de trois cents. Car, en plus de l'explosion, le complexe rejetait ses déchets radioactifs à ciel ouvert dans cette zone de marécages et de sols semblables à des éponges. Bref, c'est aujourd'hui une zone sinistrée, glaciale et maudite, où plus personne ne mettra jamais les pieds. Le simple fait de marcher au bord d'un lac du coin appelé Karatchaï te donne, en une demi-heure, la dose de radioactivité tolérable sur une vie. L'enfer sur Terre.

Bellanger se massa les tempes.

- Qu'est-ce que Scheffer est allé faire là-bas, bon sang ?

- Qu'est-ce qu'ils SONT allés faire là-bas, tu veux dire. Parce que d'après les Américains, Dassonville aussi s'est envolé pour Moscou. Je n'ai pas encore de retour de Lachery quant à sa destination après son atterrissage à l'aéroport russe, mais il y a fort à parier qu'il a lui aussi pris la direction de Tcheliabinsk, puis d'Ozersk.

- Comme s'ils s'étaient donné rendez-vous au cœur de la radioactivité.

- Exactement. Lachery, que j'ai eu au téléphone, m'a signalé que nos deux gus faisaient une fois par an des allers et retours en Russie, avec des visas touristiques. Et tous les deux, ils ont fait la demande d'un nouveau visa il y a trois semaines. Juste après le message dans "Le Figaro". Ils ont flairé le danger et ont préféré prendre les devants, au cas où les choses s'envenimeraient trop.

Il y eut un lourd silence, chargé de signification : Dassonville et Scheffer se trouvaient désormais à des milliers de kilomètres d'ici, dans un pays dont les flics ignoraient tout.

Et ils ne reviendraient peut-être jamais.

- Tu as parlé d'Ozersk à Lachery ? fit Sharko.

Robillard secoua la tête.

- Ce n'est que mon hypothèse, je ne voulais pas...

- Fais-le.

- Très bien.

Lucie restait pensive.

- L'Oural, en plein hiver, ça doit être comme le pôle Nord, fit-elle. Tu imagines les températures qu'il fait, là-bas ?

- Aux alentours de -20 ou -30 en ce moment, répliqua Robillard.

- -30... Quelque part, il y a une forme de logique.

- Quelle logique ?

- Celle de ce froid et de cette glace qui nous accompagnent depuis le début de l'enquête. Le nucléaire et le froid extrême, réunis dans une même cité du fin fond du monde. Comme s'il s'agissait d'un aboutissement. D'une conclusion à quelque chose qui nous échappe encore.

Ils s'autorisèrent un nouveau moment de réflexion commun. Bellanger regarda sa montre. Il soupira.

- J'ai rendez-vous avec le procureur pour un point sur l'affaire, ça va être coton de tout lui expliquer.

Il tourna la tête vers Sharko et Lucie.

- Vous vous mettez en route pour l'aéroport vers quelle heure ?

- Vu les conditions météo, on déjeune et on file, histoire d'être certains de ne pas manquer l'enregistrement, dit Sharko. Aller à Charles-de-Gaulle ne va pas être une partie de plaisir.

- Très bien. Pascal, tu contactes encore Interpol, qu'ils préviennent juste l'ASI sur le sol ukrainien qu'on met les pieds là-bas, histoire d'être dans les règles.

Il se tourna vers Lucie et Sharko.

- La commission rogatoire pour la Russie est prête et, même si vous n'en avez pas besoin, vous l'aurez, ainsi que les coordonnées de Lachery et des policiers moscovites avec lesquels il est en relation. Je reviendrai vous apporter tout ça et vous souhaiter bonne chance avant votre départ.

Lucie s'était approchée de la fenêtre. Elle avait les yeux fixés vers le ciel aussi gris qu'une barre de plomb. Dire que l'intérieur du corps des petits Ukrainiens crachait autant de particules par seconde que chutaient de flocons devant elle !

- J'ai l'impression qu'on en aura bien besoin, de chance, murmura-t-elle.

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