12

Sharko se réveilla en apnée.

Nul n'est immortel. Une âme, à la vie, à la mort. Là-bas, elle t'attend.

Il n'était sûr de rien. Une intuition, juste une intuition capable de le réveiller en pleine nuit et de tremper son corps de sueur.

En silence, il se leva et alluma une veilleuse. 2 h 19 du matin. Lucie dormait profondément, recroquevillée sur le côté et serrant un oreiller contre elle. Le dossier Hurault était au sol, avec quelques feuilles éparpillées. À pas de chat, il choisit des vêtements chauds et des grosses bottines de marche dans le dressing. Puis il éteignit et, après un rapide passage dans la salle de bains, se dirigea dans la cuisine, où il rédigea un petit mot.

« Avec toute cette histoire de noyades, je n'arrive plus à dormir, suis parti un peu plus tôt au bureau. À tout à l'heure, je t'aime. »

Il disposa le papier au milieu de la table, en évidence. Sans bruit, il s'empara de son Sig Sauer et se chaussa dans le fauteuil du salon. Il vit le journal du "Figaro", ouvert, mais rien de noté ni d'entouré. Apparemment, Lucie s'était couchée très tard et n'avait rien trouvé, elle non plus. Puis, bonnet noir sur la tête, il quitta l'appartement, verrouillant la porte d'entrée avec son double des clés. Ascenseur, sous-sol. Sharko n'osait croire à ce qu'il était en train de faire, et pourtant...

Dix minutes plus tard, il roulait sur l'A6, direction Melun, à une cinquantaine de kilomètres de là. Il avait enfin cessé de neiger. Des gyrophares orange trouaient la nuit par intermittence. Les saleuses, déjà à l'ouvrage, crachaient leurs tonnes de cristaux sur l'asphalte. Le ciel était d'un noir de Chine, les étoiles et la lune vomissaient leur lumière malade, lissant les reliefs d'une couche de givre. Sharko serra les mains sur son volant. Sa nuque était lourde. Chaque lampadaire qui défilait créait un flash douloureux dans sa tête.

Octobre 2002. Cette même route, la nuit. La rage, la colère, la peur me poussent vers un sadique qui torture et assassine des femmes. Un monstre traqué, identifié, qui retient Suzanne depuis plus de six mois. Je ne dors plus, ne vis plus, je ne suis plus qu'une ombre de violence. Seules l'adrénaline et la haine me permettent de garder les yeux ouverts. Ce soir-là, je m'apprête à affronter un tueur de la pire espèce. On l'a surnommé l'Ange rouge. Un monstre, qui met une ancienne pièce de cinq centimes dans la bouche de ses victimes, après les avoir assassinées avec une cruauté sans limites.

Presque dix ans, déjà, et tout était encore à vif. Le temps n'avait rien effacé, il avait juste poli les angles pour rendre le présent plus supportable. On ne se remet jamais de la disparition des êtres chers, on vit juste sans eux en espérant combler les vides. Sharko aimait Lucie, plus que tout au monde. Mais il l'aimait aussi parce que Suzanne n'était plus là.

N7, D607, D82... Personne pour sortir dans ces conditions à une heure pareille, la banlieue dormait. Dans la lueur de ses phares, agonisaient juste ces bourrelets de neige, de plus en plus présents à mesure que la taille des routes diminuait. Puis apparurent les premiers arbres de la forêt de Bréviande. Des chênes et des frênes dénudés, enchevêtrés comme des tessons de verre. Sharko n'était plus jamais revenu dans cet endroit maudit, pourtant, il se rappelait parfaitement la route. La mémoire gardait souvent le pire.

Au cœur de cette nuit glaciale s'élevait une drôle de clarté. La neige, la lune, les tons gris argenté de la réverbération révélaient des courbes insoupçonnées. Le véhicule bringuebala d'interminables minutes sur une voie cabossée. Après un ou deux kilomètres, Sharko ne put aller plus loin et dut descendre. Comme la dernière fois.

Arme au poing, je m'approche des grands marécages. La cabane se dresse au milieu d'une île envahie de fougères et de hauts arbres. De la lumière filtre par les lames des volets fermés et se répand en douceur sur une barque accolée à la berge, de l'autre côté. L'Ange rouge est là-dedans, enfermé avec Suzanne. Je n'ai pas le choix. Je vais devoir traverser à la nage l'eau croupissante et froide, un fluide chargé de lentilles, de nénuphars et de bois mort.

Franck tomba à plusieurs reprises, surpris par les trous et les racines dissimulés sous la croûte de neige. Sa vieille Maglite - elle devait avoir une quinzaine d'années - éclairait une armée de troncs tous semblables. Qu'est-ce qu'il fichait là, en pleine nuit, sur un chemin qu'il ne voyait même plus ? C'était de la folie. Et s'il se plantait complètement de direction ? Où étaient ces fichus marécages ? Et la cabane du tueur en série qu'il avait abattu de sang-froid ? Dix ans après, elle devait être saccagée ou même détruite. Peut-être n'existait-elle simplement plus.

Le froid le saisissait à la gorge, aux pieds. Ses poumons lui semblaient geler de l'intérieur à chaque respiration. La forêt ne voulait pas de lui.

Il ne remarqua nulle autre trace de pas. Personne n'était venu ici depuis les premières chutes de neige. Il reprit son souffle quelques secondes, les mains sur les genoux. Autour, le bois craquait, des gerbes de flocons se décrochaient des branches et s'écrasaient comme des colombes mortes. Pas d'animaux, le temps paraissait figé. Il hésita franchement à rebrousser chemin quand il crut bien apercevoir la forme de la cabane. Son cœur pompa un gros coup et Sharko fut soudain traversé par un flux de chaleur. Il se mit à courir, en déséquilibre permanent, les gants au ras de la neige.

Le petit chalet était toujours là, au milieu de son île noire. Sans plus réfléchir, Sharko se précipita sur la barque qui l'attendait, au bord du marais. Elle avait l'air neuve, et il y avait même les rames. Il avait l'impression de s'enfoncer dans un piège, mais ne put se résigner à faire demi-tour. Il ôta la corde reliée autour d'un tronc et s'assit dans l'embarcation, après avoir chassé la neige sur le côté.

Une âme, à la vie, à la mort. Là-bas, elle t'attend. Cette partie du message était si claire à présent. L'âme de Suzanne était née à Pleubian. Et même si son épouse n'était pas physiquement morte au bord de ces marécages, son esprit, lui, l'avait été, dévoré par la folie et le sadisme d'un diable.

Trempé et frigorifié, je découvre l'horreur la plus brute lorsque je pénètre dans la cabane. Ma femme Suzanne, celle que je recherche sans relâche depuis plus de six mois, celle que, tant de fois, j'ai crue morte, est attachée en croix sur une table, nue, les yeux bandés et le ventre rond de notre future petite Éloïse. On l'a torturée. Elle hurle lorsque je lui ôte le bandeau. Elle ne me reconnaît pas. Je m'effondre, en pleurs, devant cette image abominable, lorsque le tueur surgit et me braque.

Un seul de nous deux survivra...

Le flic n'en pouvait plus de manœuvrer dans ce froid, sa gorge sifflait et l'air humide le suppliciait. L'âge pesait sur ses muscles et ses os, mais il ramait toujours plus, toujours plus vite, en dépit de la douleur. Il se demanda comment il aurait fait sans la barque. Aurait-il eu le courage de traverser l'eau presque gelée à la nage, comme il y a si longtemps ? C'était irréaliste d'être ici, dans ces marécages bleutés par le froid, ça avait des allures de cauchemar éveillé. Pourtant, les contours de la cabane se précisèrent bien trop pour qu'il s'agisse juste d'un rêve. La sommaire habitation avait vieilli, le verni se décrochait du bois, mais elle avait encore l'exacte image que Sharko en avait gardée. Personne ne s'était occupé de cette cabane maudite, on l'avait laissée là, à l'abandon, en attendant que le temps fasse son travail et gomme l'inavouable.

Le flic accosta du mieux qu'il put et, lampe et arme au poing, sauta sur la berge d'un blanc uniforme, vierge là aussi de toute empreinte. Le décor était magnifique, presque dessiné au fusain. L'eau, prise à certains endroits par la glace, palpitait sous de petits rubans de brume. Malgré tout, Sharko avait mal au ventre, au cœur. Les flashes continuaient à taper sous son crâne. Aucune des cellules de son fichu organisme ne voulait entrer là-dedans. C'était rouvrir les portes du passé et affronter de nouveau l'horreur d'heures qu'il avait tant cherché à oublier.

La porte n'avait plus de poignée.

Il entra prudemment, l'arme braquée devant lui.

Suzanne ligotée. La table ensanglantée. Les odeurs de sueur, de larmes et de souffrance. Le ventre en forme d'œuf.

De son mince faisceau, Sharko scruta la pièce centrale et l'autre pièce minuscule, en enfilade. Personne. Ni cadavre ni carnage. Les nerfs à vif, haletant comme une bête traquée, il observa les murs. Pas de messages en lettres de sang, pas d'indication, cette fois. Il respira un bon coup. Était-il possible qu'il se soit trompé ? Qu'il n'y ait rien à découvrir ? Il pensa à Lucie qui dormait, seule dans l'appartement, fragile et vulnérable.

- Qu'est-ce que je fiche ici ?

Il se demanda, une fraction de seconde, s'il n'était pas redevenu schizophrène. Ça avait commencé de cette façon, avec des visions, des délires de paranoïaque. On pouvait ne jamais guérir de ces trucs-là, avaient dit les psys.

Sous ses pieds, le plancher craquait, certaines lattes étaient rongées, trouées. Les vitres des fenêtres étaient toutes brisées, sans exception. Ne restaient plus que des squelettes de meubles, un vieux fauteuil défoncé, aux ressorts rouillés et jaillissant. Au sol, des traces de pas, partout dans la poussière. Des gens avaient dû venir ici, durant toutes ces années, pour voir à quoi pouvait ressembler l'antre d'un tueur en série. Envie de sensation et d'hémoglobine. Cette histoire avait été tellement médiatisée.

Tendu, il chercha encore, sans grand espoir. Son faisceau se posa soudain contre une surface lisse, accolée à une paroi. Il s'approcha, les yeux plissés, et s'agenouilla.

Une glacière.

Toute neuve.

Sur laquelle était scotchée une feuille de papier. Dessus, juste une phrase : « Lorsque résonne le 20 e coup, le danger semble momentanément écarté. 48°53'51 N. »

Franck se frotta le menton un long moment. Un autre message, une nouvelle énigme... Il ne s'était pas trompé de rendez-vous. Ses mains tremblaient parce qu'il imaginait le pire. Il pouvait y avoir n'importe quoi, là-dedans. Il songea à un film connu, à son horrible fin, lorsque le héros reçoit un carton d'un livreur, au milieu du désert, avec l'impensable à l'intérieur.

Il posa une main à plat sur le côté en plastique dur, glacé. Il se releva et se mit à aller et venir, le regard rivé vers cette boîte hermétique. Le nombre inscrit sur le papier semblait indiquer la première partie de coordonnées GPS. Quant au début du message, il ne saisissait absolument pas sa signification. Lorsque résonne le 20 e coup... Parlait-il d'une horloge ?

Que faire ? Et si le compartiment lui explosait à la figure ? Après de longues interrogations, il revint se positionner face à la glacière. Il plaça ses mains gantées de chaque côté, retint son souffle et souleva lentement le couvercle, l'arme juste à ses côtés, au cas où.

La glacière était remplie de pains de glace et de glaçons.

Il passa sa langue sur ses lèvres. Que lui réservait l'esprit tordu qui signait ses messages avec son sang ? Ce taré pouvait être n'importe quel quidam ayant été au courant des faits, à l'époque. Un lecteur de journal, un spectateur de télévision, quelqu'un qui avait décidé de s'acharner sur un flic, pour une raison débile. Sharko poussa la feuille et vida la glacière progressivement, jusqu'à tomber sur un tube de verre. Ou, plus précisément, une éprouvette bouchonnée. Il la leva devant lui, orienta le faisceau de sa lampe vers son maigre contenu.

À l'intérieur, c'était blanchâtre et épais.

Nul doute possible. Il s'agissait de sperme.

Загрузка...