31
Lundi matin, 19 décembre.
7 heures.
Le réveil avait arraché les deux amants de leur sommeil. Ils s'étaient couchés tard, après avoir dîné au restaurant de l'hôtel, bu modérément et fait l'amour. Sharko s'était rasé et avait enfilé un jean et un pull, Lucie avait caressé son ventre plat devant le miroir avec un sourire. Grâce à un test de grossesse qu'elle avait déjà au fond de son sac, elle aurait la confirmation, pour la fin d'année - on conseillait d'attendre une dizaine de jours avant utilisation, - que « ça » avait fonctionné.
Puis, après un petit déjeuner copieux pour elle et moins pour lui, ils s'étaient mis en route vers la gendarmerie de Chambéry, pour qu'on prenne leur déposition. Plus tard, ils attendirent le moment opportun pour s'isoler avec Pierre Chanteloup. Assis dans le bureau du commandant, ils lui expliquèrent calmement le fil de leurs découvertes récentes. Le cahier. Les propos d'Hussières sur l'assassinat des moines. L'implication potentielle de l'abbé François dans cette histoire. Ils ne manquèrent pas de lui dire qu'ils prenaient la route, là, maintenant, et que la SR de Chambéry ne les aurait plus jamais dans les pattes. Après cette ultime annonce, le gendarme, qui était passé par tous les états de nervosité, sembla finalement prendre la chose avec professionnalisme. Il était surtout soulagé que ces deux-là fichent le camp de ses montagnes.
- Très bien. Je vais rouvrir les dossiers sur l'incendie de 1986 et creuser en priorité sur ce François Dassonville. Soyez certains qu'avec ce que vous venez de nous raconter, on ne va pas le lâcher.
Il fixa Lucie dans les yeux :
- Mes subordonnés m'avaient signalé que vous étiez retournée dans la cave de Philippe Agonla. Je ne vous cache pas que j'étais sur le point d'en informer votre hiérarchie, en exigeant une sanction disciplinaire.
- Tout est bien qui finit bien, donc, répliqua Lucie, non sans une pointe d'arrogance.
- Vous concernant, sans doute. Mais pour l'affaire, c'est une autre histoire.
Sharko se leva et enfila son caban.
- Nous comptons sur vous pour nous tenir informés de vos investigations. Nous ferons évidemment de même de notre côté. Les fils de la pelote sont emmêlés. Ni vous ni nous n'y arriverons seuls, nous avons tout intérêt à coopérer.
Chanteloup acquiesça et serra la main que lui tendait Sharko. Le commissaire ajouta, avec un sourire forcé :
- Avant de rentrer à Paris, nous souhaiterions des copies d'excellente qualité de ce cahier, et idem pour la photo d'Einstein. Plusieurs exemplaires, si possible. Vous pouvez faire ça pour nous ?
15 h 45.
Lucie somnolait, sa tête émettant de brusques va-et-vient entre sa poitrine et le repose-tête de son siège. Durant tout le trajet du retour, Sharko n'avait cessé de ruminer. En cette période chargée des fêtes de fin d'année, il allait devoir refaire certains papiers - permis de conduire, certificat d'assurance - et récupérer une nouvelle arme de service. Bref, des après-midi à galérer de commerces en administrations, au milieu de la cohue.
Il venait d'acheter à la va-vite un téléphone portable avant le départ de Chambéry : un appareil bas de gamme, avec un numéro qu'il avait déjà mémorisé et un forfait jetable qui lui permettrait de tenir en attendant de régulariser la situation avec son opérateur. Au milieu de tout ce chaos, il pensait aussi, évidemment, aux résultats d'analyses de sperme. Le bilan ADN devait être disponible sur la boîte mail bidon et le flic se sentait incapable d'attendre le lendemain matin. Aussi, après avoir déposé Lucie à l'appartement, il retournerait au 36 pour récupérer dans son ordinateur l'adresse tordue et, ensuite, se connecterait à la messagerie adéquate via Internet.
Les panneaux, les kilomètres se succédèrent encore. Il faisait terriblement froid mais ne neigeait plus depuis deux jours, ce qui avait permis à la DDE de déblayer complètement les grands axes. Autour, par contre, le paysage était lunaire : étendues blanchâtres à perte de vue. Sharko ne se souvenait pas d'un tel hiver, avec de si importantes précipitations sur l'ensemble du pays. Même à Nice et en Corse, ils avaient eu leur dose de flocons.
Le véhicule était à une cinquantaine de bornes de la banlieue parisienne lorsque Lucie fut brusquement tirée de son état de somnolence par la sonnerie de son téléphone portable. Elle s'étira deux secondes avant de décrocher. Sharko put la voir se décomposer en temps réel, tandis qu'elle ne répondait que par de courts acquiescements sonores. Après qu'elle eut raccroché, elle plaqua ses mains sur son visage dans une inspiration, puis se tourna vers Sharko.
- C'était Bellanger. Il est en forêt de Combs-la-Ville, proche de Ris-Orangis, avec le gendarme de Maisons-Alfort, ce...
- Patrick Trémor.
- Patrick Trémor, oui.
Ses doigts se crispèrent sur son cellulaire, jusqu'à faire blanchir ses phalanges.
- Le môme, c'est ça ? dit Sharko.
- Ils viennent de retrouver son corps. Il était pris dans les eaux gelées d'un étang.
Elle fixa alors les champs, le regard vide, sa tempe droite butant contre la vitre. Bong, bong, bong. De son côté, Sharko avait envie de donner un gros coup de frein et de sortir pour crier. Crier toute sa rage, crier à l'injustice dans ce monde de merde. Il s'imagina une fraction de seconde en face de celui qui avait fait ça. Lui et l'autre ordure, seuls dans une pièce.
Après plusieurs kilomètres d'horrible silence, Lucie revint vers lui, le regard déterminé.
- C'est sur la route. On y va.
- Pas toi, Lucie. C'est un môme. Tu ne peux pas rompre tes promesses et défoncer des portes qui commencent à peine à se refermer.
- Toi, tu peux lâcher l'affaire. Mais moi, rien ne m'empêchera d'aller au bout. Je veux coincer le fils de pute qui a fait une chose pareille.
17 h 32.
Des températures folles, peut-être -8 ou -9°C. Des halogènes, qui buvaient l'obscurité et dessinaient des cercles d'un jaune cru, presque blanc. Des silhouettes figées, enfoncées dans des parkas dont la bande réfléchissante luisait dans la nuit. Le craquement des pas dans la neige gelée, pareil à une toux.
Lucie et Sharko arrivèrent côte à côte auprès de leur chef, qui discutait au bord de l'étang avec des gendarmes, dont Patrick Trémor. Bellanger se détacha de son petit groupe et vint les rejoindre, engoncé dans un manteau de ski, la tête sous un bonnet bleu marine. Sharko ignora si cela était dû au froid, mais ses yeux étaient rouges, et son visage tiré comme si on avait accroché des poids à ses joues. Il paraissait avoir vieilli de cinq ans.
- Enquête de merde, fit-il. Ce n'était qu'un môme.
Il avait perdu ses certitudes, cette force sereine qui en faisait un chef de groupe qu'on écoutait. Ses yeux croisèrent brièvement ceux de Lucie, et revinrent vers Sharko. Il se dandinait pour ne pas finir gelé sur place.
- Comment ça va, toi ?
- On fait aller. Ces températures glaciales commencent à me taper sur le système. On se croirait au Groenland.
Lucie fit un pas sur le côté, l'œil rivé vers le petit attroupement, à proximité d'un gros tronc.
- Il est là-bas ?
Bellanger se demanda une fraction de seconde s'il devait lui répondre. Il chercha la confirmation dans les yeux du commissaire, qui rabattit lentement ses paupières en signe d'acquiescement.
- Dans une housse, oui. Les gendarmes l'embarquent dans dix minutes, direction l'IML. Ils prennent le truc en charge. Au moins, on n'aura pas à se farcir l'autopsie.
Lucie fut traversée d'un frisson et, les bras croisés, le col de son blouson remonté jusqu'au nez, elle avança doucement. Autour, les branches craquaient, en proie au gel. La flic roula les yeux, persuadée que des spectres couraient autour d'elle, le long des arbres, mais ce n'étaient que les ombres étirées des gendarmes. À chaque pas elle entendait les petites voix de filles plus distinctement au fond de sa tête. Elle essaya à tout prix de les chasser, serrant les poings. Mines graves, les hommes s'écartèrent et la laissèrent regarder ce petit sac noir, posé sur une civière, avec sa longue fermeture Éclair qui brillait outrageusement sous les ampoules brûlantes.
« On ignore s'il s'agit de Clara ou de sa jumelle. Le corps a été brûlé dans sa totalité, sauf les pieds, qui étaient nus et devaient être à l'abri des flammes. Ils se trouvaient peut-être sous un rocher, ou quelque chose comme ça. »
Lucie détourna le regard vers l'homme à ses côtés.
- Qu'est-ce que vous avez dit ?
- Rien. Je n'ai rien dit, madame.
Lucie rentra la tête entre ses épaules. Au moment où elle s'agenouillait dans la neige pour baisser la fermeture Éclair, elle sentit une main la tirer par le bras. Sharko la ramena à lui.
- C'est inutile. Viens.
Elle tenta de résister et se laissa finalement emmener au bord de l'étang, auprès de Bellanger, qui se mit à raconter :
- En début d'après-midi, des adolescents sont venus jouer sur l'étang, pour faire des glissades. La surface était gelée et recouverte d'une infime couche de neige. À force de piétiner, l'un d'eux a fini par apercevoir le corps. Il était piégé sous la glace, le visage tourné vers le ciel.
Il parlait comme s'il était essoufflé. Le froid le prenait aux poumons.
- ...Les collègues de Ris-Orangis sont arrivés une heure plus tard. Grâce au plan « Alerte enlèvement », ils ont immédiatement fait le rapprochement avec le môme de l'hôpital et appelé Trémor. (Il soupira). C'est le même môme.
- Comment...
Lucie n'arrivait pas à terminer sa phrase, les images étaient trop vives, puissantes dans son crâne. Elle fixait ses chaussures, enfoncées dans la neige. Juliette avait été retrouvée elle aussi dans un bois, comme ici. Tout ce qu'il restait d'humanité se résumait à deux pieds blancs comme le sel. Sharko la serra contre lui, lui caressant le dos, et indiqua d'un coup de menton à Bellanger de poursuivre.
- Aux premières constatations, l'enfant a été étranglé avant d'être jeté ici. Il présente des marques caractéristiques autour du cou. Vous l'avez vu, la route n'est pas loin. Le tueur n'a pas eu de volonté particulière de dissimuler le corps au point qu'on ne le retrouve jamais. Non...
- Il voulait agir au plus vite, dit Sharko. De peur de se faire prendre suite au plan « Alerte enlèvement ».
Bellanger tourna les yeux vers les nuées d'empreintes, partout autour.
- Des dizaines de promeneurs sont passés dans les alentours, surtout hier, donc, pour les traces de pas, c'est fichu. Quant au séjour dans l'eau... Au revoir l'ADN et les indices quelconques.
- Une estimation de l'heure de la mort ?
- Il est gelé, était en immersion, donc c'est difficile. Mais le légiste table sur quarante-huit heures, minimum. D'autant plus que, il y a deux jours, il ne faisait pas si froid, les eaux devaient encore être à l'état liquide.
Sharko fit un rapide calcul, tandis que Lucie fixait, sans plus bouger, la surface fracturée de la glace.
- L'assassin serait venu directement ici après l'enlèvement à l'hôpital. Ce gamin ne représentait probablement rien pour lui.
Bellanger acquiesça. Il entraîna Sharko un peu à l'écart et parla tout bas.
- Ça n'a pas l'air d'aller, Lucie... Elle devrait prendre un peu le large, peut-être, non ?
- Tu n'as qu'à essayer de la convaincre, toi. Elle est à fond dans le coup, personne ne pourra la sortir de là.
Bellanger soupira, les lèvres pincées.
- Concernant le môme, un morceau de chair a été prélevé sur sa poitrine. L'assassin a fait disparaître le fameux tatouage dont tu m'avais parlé. Il a peut-être eu la stupidité de croire que nous ne l'avions pas remarqué.
Le commissaire posa un regard tendre sur la nuque de sa compagne. Seule et immobile, elle tremblait. Puis il se retourna vers Bellanger, qui la regardait aussi.
Ils s'éloignèrent encore, afin d'être sûrs qu'elle n'entendrait pas.
- Tu as les résultats de ses analyses sanguines ?
- C'est dans les tuyaux depuis peu. Ça m'étonnerait qu'on ait quelque chose demain, mais mercredi matin, normalement, on en saura plus sur ce dont souffrait ce gamin.
Il eut une inspiration chargée d'amertume.
- On doit retrouver le monstre qui a fait ça, Franck.
Sharko garda un air impassible, cette fois.
- Dans la voiture, tout à l'heure, Lucie a dit une phrase intéressante sans s'en rendre compte. Elle a dit : « On y va, c'est sur la route... » Le gamin a été enlevé à Créteil, on le retrouve vingt bornes plus au sud, le long de l'A6. C'est l'autoroute d'où on vient.
- Et donc, selon toi, l'assassin partait vers le sud ?
Sharko pensa à l'homme au Bombers. À la Mégane bleue qui les avait doublés dans les montagnes. À cette bergerie isolée, vide de toute humanité. Aux crucifix et à l'eau bénite. Une identité lui revenait en tête, sans cesse : l'abbé François Dassonville. Chanteloup avait-il finalement identifié le véhicule du religieux ? Allait-il creuser la piste, comme il l'avait certifié ?
- C'est une évidence. Possible que tout se joue chez les gendarmes de Chambéry, ces jours-ci. On doit garder un contact très étroit avec ce Chanteloup. Je compte sur toi pour le harceler au téléphone et ne pas le lâcher d'une semelle.
Le chef de groupe acquiesça. Deux garçons de morgue arrivaient pour emmener le petit corps : des gaillards costauds, bonnets sur la tête, gros gants en nylon et visages fermés. En retrait, le gyrophare bleu éclaboussait la végétation, donnant à cette forêt des allures apocalyptiques.
Sharko poursuivit :
- On doit comprendre le sens de la photo des scientifiques qu'on a entre les mains. Qui est la troisième personne sur le vieux cliché ? À quel sujet Einstein et Curie ont-ils pu se réunir ? Ce manuscrit mystérieux, rapporté par un homme de l'Est, est-il historiquement identifié ? Bref, on a besoin des meilleurs spécialistes. Je file au 36 pour déposer tout ça.
- Je peux le faire. Je repasse par là et...
- Non, non, j'ai un truc important à vérifier dans les fichiers. Tu pourras raccompagner Lucie à l'appartement ? Assure-toi qu'elle rentre bien, surtout, et qu'elle verrouille derrière elle.
Bellanger marqua sa surprise quelques secondes, puis hocha la tête, un peu gêné.
- Si tu veux.
- Merci...
- À mon avis, Pascal est encore au bureau, il te parlera du message du "Figaro". Il a pigé certaines choses très intéressantes. De plus en plus, j'ai la certitude que tout s'est déclenché au Nouveau-Mexique. J'ai déjà mis le bureau des missions sur le coup, les informant qu'on allait faire un petit aller-retour sur place, et ce, dès que possible. C'est-à-dire... probablement demain. La direction nous donne tous les moyens nécessaires pour qu'on avance au plus vite. Cette histoire commence à faire un sacré bruit. Sans oublier ce môme, maintenant.
- Demain, tu dis ?
- Oui, demain. Toi, tu as l'habitude des voyages, et tu sais aller à l'essentiel. Ça te brancherait ?
- Je n'en sais rien. Qu'est-ce qu'il y a de si important à trouver, au Nouveau-Mexique ?
- Pascal t'expliquera. Mais ça doit valoir le déplacement.
Sharko se rapprocha de Lucie et lui expliqua qu'il se rendait au Quai des Orfèvres. Elle ne le regarda pas, ne répliqua pas, comme si elle était ailleurs. Ses yeux accompagnaient le sac en plastique qu'on embarquait. Lorsqu'il la serra contre lui, le commissaire entendit deux objets lourds chuter au sol. Il baissa alors les yeux pour voir que la femme qui partageait sa vie venait de lâcher ses chaussures.
Elle était en chaussettes dans la neige.