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Lise Lambert, Embrun...
Lucie avait sans peine réussi à récupérer l'adresse et le numéro de ligne fixe de la femme retrouvée dans le lac en janvier 2004 et ramenée à la vie. Lorsqu'elle avait composé le numéro de téléphone, quelqu'un avait répondu : une vieille dame, qui lui avait signalé que Lise Lambert lui avait vendu sa maison en 2008 et qu'elle était partie vivre du côté de Paris. Avec un peu d'insistance, Lucie était parvenue à lui raviver la mémoire et à lui faire prononcer approximativement le nom de la ville concernée, Rueil-Malmaison. Une recherche dans les Pages jaunes sur Internet lui avait délivré l'adresse exacte de Lise Lambert.
Elle salua Sharko, installé à son ordinateur, et quitta le bureau dans l'heure. À l'entrée de la cour du 36, quelques flics regardaient d'un air amusé des ouvriers de la mairie qui fixaient un nouveau panneau « 36, quai des Orfèvres ». On le dérobait de temps en temps, et celui qui avait réalisé le coup, cette fois, avait fait fort, déjouant la caméra de surveillance.
Lucie rejoignit sa petite 206 garée dans un coin. Franck et elle prenaient de temps en temps chacun leur voiture, ce qui leur laissait davantage de liberté de mouvement et évitait de quémander l'une des Renault, Bravia ou Golf de fonction, souvent trop peu nombreuses.
Après une heure de trajet - les routes étaient globalement toutes praticables, - elle arriva à bon port. Lise Lambert habitait un petit pavillon mitoyen qui ne payait pas de mine : étroite façade en crépi, toiture à refaire. Lucie trouva porte close. Une voisine lui indiqua que la propriétaire travaillait dans une grande jardinerie, le long de la nationale 13, à la sortie de la ville.
Lucie se sentit nerveuse lorsqu'elle se trouva en face de Lise Lambert, une grande femme brune, la quarantaine épanouie, les yeux noisette clair comme une grotte d'ambre. Elle fit très vite le rapprochement avec le profil des deux victimes retrouvées noyées.
L'employée était emmitouflée dans un gros gilet vert à l'enseigne du magasin, portait des mitaines vertes, elles aussi, et était occupée à référencer quantité de sacs de terreau et de sable dans la réserve glaciale de la jardinerie. Lucie l'interpella et se présenta : lieutenant de police à la Criminelle de Paris. Lambert cessa toute activité, interloquée.
- J'aimerais vous poser quelques questions au sujet d'une affaire que nous menons actuellement, fit Lucie.
- Très bien, mais je ne vois pas en quoi je peux vous aider.
Hâtivement, Lucie ôta ses gants, fouilla dans sa poche et lui montra une copie de la photo où Christophe Gamblin et Valérie Duprès posaient ensemble.
- Tout d'abord, connaissez-vous l'un de ces deux individus ?
- Oui. J'ai déjà vu l'homme. Il est venu il y a environ dix jours.
Lucie rempocha son cliché, satisfaite. Après sa fouille dans les archives de "La Grande Tribune" et son déplacement à Grenoble, Christophe Gamblin était logiquement venu ici.
- Que voulait-il ?
- Me parler de... Mais, que se passe-t-il, au fait ?
- Nous l'avons découvert assassiné, et l'autre, son amie, a disparu.
L'employée posa son appareil à codes-barres d'un geste un peu fébrile. Lucie avait toujours constaté que l'annonce d'un meurtre, quel qu'il soit, sonnait les gens. Elle poursuivit calmement :
- Donc ?
- Il menait une enquête sur l'hypothermie. Il voulait juste connaître les circonstances d'un accident que j'ai eu en 2004. Alors, je lui ai expliqué.
Un article sur l'hypothermie... Exactement le prétexte qu'il avait sorti au légiste grenoblois. Nul doute que Christophe Gamblin avait menti et caché le véritable objet de sa visite. Lucie fit comme si de rien n'était et poursuivit ses investigations :
- Votre sauvetage miraculeux dans le lac gelé ? Racontez-moi comment ça s'est passé.
Son visage resta un instant figé, piégé dans une expression que Lucie interpréta comme une profonde angoisse. Elle se dirigea vers la porte de la réserve et la referma, avant de revenir vers son interlocutrice. Il gelait dans cette salle qui donnait directement sur les serres. La flic croisa les bras pour se réchauffer.
- Un sauvetage miraculeux, oui. Je reviens de loin. Huit ans, déjà. Ce que le temps passe vite.
Elle sortit un mouchoir et essuya le bout de son nez qui gouttait.
- Je vais vous répéter ce que je lui ai dit, au journaliste. Quand je me suis réveillée à l'hôpital, cette fameuse nuit-là, je n'ai rien compris à ce qui m'était arrivé. Le médecin m'a annoncé qu'on m'avait repêchée au bord du lac d'Embrun, et que j'ai été physiquement morte durant au moins dix minutes. Dix minutes pendant lesquelles mon cœur s'est arrêté de battre. C'était effroyable d'entendre une chose pareille. Vous dire que vous n'étiez plus de ce monde, que vous aviez franchi la frontière.
Elle releva ses yeux noisette et s'arrangea pour toucher le bois d'une palette. Une superstitieuse, estima Lucie. Mais comment ne pas l'être ou le devenir après ce qu'elle avait traversé ?
- La mort... je n'en ai aucun souvenir.
Elle haussa les épaules.
- Pas de tunnel, pas de lumière blanche, pas de décorporation ou je ne sais quoi. Juste du noir. Le noir le plus profond et effroyable que l'on puisse connaître. D'après le médecin, je n'aurais jamais dû y réchapper. Mais il y a eu un concours de circonstances qui a fait que j'ai survécu.
- Quelles circonstances ?
L'employée arrondit sa bouche et souffla un petit rond de condensation.
- La première, le froid. Lorsque je suis tombée dans l'eau, le choc thermique a été tel que mon organisme s'est naturellement mis en veille. Le sang a immédiatement quitté la périphérie pour se concentrer sur les organes nobles, comme le cœur, le cerveau, les poumons. Dans certains cas qu'on n'explique pas encore, il se passe un phénomène qui plonge quasi instantanément l'organisme en hibernation. Au fur et à mesure que la température du corps décroît, les cellules se mettent à consommer de moins en moins d'oxygène. Le cœur freine progressivement ses battements cardiaques, jusqu'à l'arrêt définitif parfois, et le cerveau fonctionne au ralenti sur ses réserves, ce qui évite qu'il se dégrade. Je vous récite là ce qu'on m'a expliqué.
Malgré ses doigts gelés, Lucie essayait de prendre quelques notes.
- Vous avez parlé de plusieurs circonstances.
- Oui. La deuxième est relativement incompréhensible. Normalement, un ultime réflexe aurait dû me pousser à respirer dans l'eau. C'est humain, on ne peut l'éviter et c'est ainsi que l'on se noie. Mes voies respiratoires se seraient alors remplies de liquide, et j'aurais été morte asphyxiée. Or, je ne me suis pas noyée. Ce qui signifie que j'étais forcément en apnée inconsciente. Cela se produit si on tombe dans l'eau alors qu'on est assommé, par exemple.
- On vous a agressée ?
- Les médecins n'ont trouvé aucune plaie, aucun hématome.
- Droguée ?
- Les analyses sanguines n'ont rien révélé.
Elle secoua la tête, les yeux dans le vague.
- Je sais, c'est incompréhensible, et c'est pourtant ainsi que ça s'est passé. Troisième et dernière circonstance : cet appel téléphonique. D'après le Samu, il a eu lieu à 23 h 07, précisément. Ils m'ont sortie de l'eau à 23 h 15. J'ignore à quelle heure exacte je suis tombée dans le lac mais, sans ce coup de fil, il est fort probable que je ne serais pas ici à vous parler.
- On connaît son auteur ?
- On ne l'a jamais retrouvé. On sait juste qu'il a appelé depuis une cabine située à une cinquantaine de mètres du lac. Vraiment à côté de l'endroit où l'on m'a repêchée.
Lucie réfléchissait à toute vitesse.
- C'était la seule cabine téléphonique du coin ?
- La seule, oui.
- Pourquoi votre sauveur par téléphone n'est-il pas intervenu de lui-même ?
- Pas sûre que quelqu'un sauterait dans une eau gelée. Au téléphone, la voix masculine a juste dit : « Dépêchez-vous, quelqu'un est en train de se noyer dans le lac. » Le Samu avait enregistré l'appel. Quand je l'ai écouté, une fois rétablie, ça m'a fait bizarre. Parce que l'homme parlait de moi. C'était moi qui me noyais. S'il m'avait agressée ou poussée dans l'eau, pourquoi aurait-il ensuite appelé les secours ?
Lucie nota les circonstances, les horaires. Cette histoire lui paraissait complètement folle.
- J'ai le sentiment que vous ne vous rappelez pas les causes de votre immersion, dit Lucie. Comment vous êtes-vous retrouvée au bord de ce lac ? Quel est votre dernier souvenir ?
Lise Lambert ôta ses mitaines et les posa délicatement l'une sur l'autre, proche de l'ordinateur.
- Le journaliste m'a aussi demandé ça. Je vous répète ce que je lui ai dit : j'étais devant la télé, avec mon chien. Entre ce moment-là et celui où je me suis réveillée à l'hôpital, c'est le grand trou noir. Les médecins ont dit que l'amnésie était probablement conséquente à cet état de veille qui s'est installé durant l'immersion. La baisse drastique de la consommation d'oxygène aurait empêché les ultimes souvenirs de se fixer dans le cerveau. J'ai dû oublier les quelques heures précédant l'accident, tout simplement.
Elle regarda sa montre, faisant preuve désormais d'une légère impatience.
- 11 h 30... Je reprends à 12 h 15 aux caisses du magasin. J'ai tout juste le temps de déjeuner. Voilà, grosso modo, tout ce que je peux vous raconter. Et tout ce que je lui ai raconté, au journaliste.
Lucie n'avait pas envie d'arrêter là. Elle ne bougea pas d'un iota.
- Attendez. Vous étiez chez vous, devant la télé. Comment, à votre avis, vous êtes-vous retrouvée dans ce lac ?
- Il m'arrivait de me promener avec mon chien au bord du lac, même l'hiver et le soir. C'est peut-être ce qui s'est passé. J'ai sans doute glissé, je me suis alors cognée sans que ça laisse de marque. J'avais les cheveux longs à l'époque et...
- Votre chien a été retrouvé errant ?
Elle haussa les épaules.
- Il était devant la maison, en tout cas. Des gens sont entrés et sortis de chez moi après l'accident, cette nuit-là. Mes parents surtout, afin de récupérer des effets personnels pour mon séjour à l'hôpital.
- Et cet individu de la cabine téléphonique ? Vous vous êtes forcément posé des questions ? Avez-vous des souvenirs d'un inconnu ? Quelqu'un qui vous aurait abordée quelques jours auparavant ? Rien de remarquable que vous auriez à me signaler ? C'est très important.
Elle secoua la tête.
- Le journaliste, vous à présent... Qu'est-ce que vous avez à me demander ça ? Je vous ai dit : je ne me souviens pas.
Lucie tapotait nerveusement son carnet avec son stylo. Elle n'avait rien appris de fondamental, tout au plus une version améliorée du fait divers qu'elle avait lu. Elle joua l'une de ses dernières cartes :
- Il y en a eu d'autres, fit-elle.
- De quoi parlez-vous ?
- Des victimes. D'abord une autre femme, à Volonne, près de Digne-les-Bains dans les Hautes-Alpes, un an avant vous. Mêmes circonstances : la chute dans le lac gelé, l'appel anonyme au Samu, le retour miraculeux de l'au-delà. Aussi deux autres femmes, trentaine d'années, des brunes aux yeux noisette, retrouvées vraiment mortes cette fois, en 2001 et 2002. Enlevées à leur domicile, apparemment. Empoisonnées chez elles, puis déposées dans les eaux glaciales d'un lac, pas loin de leur habitation encore une fois.
L'employée de la jardinerie fixa Lucie de longues secondes, se mordant les lèvres.
- Vous le saviez, c'est ça ? fit Lucie.
La femme remonta la fermeture Éclair de son blouson dans un claquement sec.
- Venez avec moi au snack. Comme je l'ai fait pour ce journaliste, il faut que je vous raconte mes cauchemars.