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Le troisième étage du 36, quai des Orfèvres, était presque vide.
Dès le début de l'après-midi, les policiers avaient commencé à déserter. Les collègues s'étaient salués et souhaité un bon réveillon, laissant les dossiers les moins brûlants en attente. Plus de la moitié des officiers ne reviendraient qu'après les fêtes du nouvel an.
Pourtant, une petite lumière subsistait. Celle qui éclairait l'open space de l'équipe Bellanger. Seul devant son ordinateur allumé, bien installé près du chauffage, le chef de groupe avait finalement décidé de libérer les lieutenants Robillard et Levallois. Les gars avaient travaillé comme des dingues depuis le début de cette enquête, aussi bien le jour que la nuit, et il se voyait mal les priver d'un Noël en famille.
Lui-même, d'ailleurs, était attendu chez des amis de longue date. Un groupe de célibataires, comme lui, qui n'avaient pas encore réussi à trouver l'âme sœur et écumaient les sites de rencontre, faute de temps.
Malheureusement, il ne serait pas au rendez-vous, encore une fois.
Sharko avait appelé depuis un hôpital de Kiev, une heure plus tôt. Lucie avait tourné de l'œil et subissait une poignée d'examens.
Il n'aurait peut-être pas dû congédier ses subordonnés, finalement, vu ce que Sharko venait de lui raconter : deux types hautement impliqués dans leur affaire, tout juste livrés à la police ukrainienne. Le cadavre de Valérie Duprès découvert dans les eaux radioactives à proximité de la centrale nucléaire. Les ruines des laboratoires soviétiques utilisés pour séquestrer des gamins, ensuite transportés avec des chargements de déchets nucléaires vers l'Oural.
Du pur délire.
À ce moment précis, le commissaire de police français siégeant à l'ambassade de France en Ukraine essayait de clarifier la situation sur place. Côté Russie, Interpol, Arnaud Lachery et le commandant Andreï Aleksandrov étaient aussi dans le circuit, de manière à préparer l'arrivée des deux policiers français sur leur sol et assurer la recherche, voire l'arrestation, de Dassonville et Scheffer.
À condition que Lucie n'ait rien de grave.
Bref, un sacré bordel qui tombait un sacré putain de mauvais jour.
Dans l'attente d'un coup de fil de Mickaël Langlois, l'un des biologistes des laboratoires de police scientifique, il persistait à enchaîner les appels avec les uns et les autres, ça n'en finissait plus. Parfois, il en avait sa claque. Dans dix ans, à continuer ainsi, il ne serait plus qu'une ombre.
Ce soir, il ne boirait pas, il ne ferait pas la fête, il serait enfermé ici, dans ces vieux locaux centenaires. Un mode de vie qui avait déjà fait exploser toutes ses tentatives amoureuses, mais il fallait faire avec.
Flic H24, comme disait l'autre.
Son téléphone sonna encore. C'était le biologiste.
- Oui, Mickaël. J'attendais ton appel.
- Bonsoir, Nicolas. Je suis au domicile de Scheffer. Dans sa cave, plus précisément.
Bellanger écarquilla les yeux.
- Qu'est-ce que tu fiches là-bas à une heure pareille ?
- Ne t'inquiète pas, j'ai les autorisations. Il fallait absolument que je teste quelque chose avant d'aller réveillonner. J'ai fait de belles découvertes, et c'est peu de le dire.
Il y avait de l'excitation dans sa voix. Nicolas Bellanger mit son portable sur haut-parleur et le posa devant lui.
- Je t'écoute.
- Très bien. Alors, essayons de procéder dans l'ordre. D'abord, les hydres. Elles ont été rendues radioactives, à des niveaux qui s'étalent de 500 à 2 000 becquerels par kilo, suivant l'aquarium. Plus les aquariums étaient à droite, chez Scheffer, plus le taux de radioactivité montait.
Bellanger interrompit ses mouvements. Il pensait aux tatouages des enfants.
- Des hydres rendues radioactives ? Quel est le but de la manœuvre ?
- Je pense que ça va prendre son sens quand je t'aurai expliqué tout le reste. Cet après-midi, j'ai obtenu les résultats des éléments retrouvés dans le congélateur. Ce n'est certainement pas le meilleur moment pour parler de ça, mais...
- Il faut le faire. Vas-y, déballe.
- Chaque petit sachet contient un prélèvement d'une partie du corps humain. On y trouve de tout : morceau de cœur, de foie, de rein, de cerveau, différents types d'os ; il y a aussi des glandes, des testicules, des tissus. Il s'agit d'un inventaire quasi complet de notre organisme.
Bellanger se passa une main sur le front, enfoncé dans son fauteuil.
- Prélevés sur quelqu'un de vivant ?
- Vivant, ou juste mort. Pas de trace de putréfaction, bien au contraire. Pour info, ils n'ont pas été congelés, mais surgelés.
- Quelle est la nuance ?
- Lors de la surgélation, la température à cœur est atteinte beaucoup plus rapidement que pour une congélation classique, et on avoisine les -40 à -60°C. La surgélation est utilisée en industrie, elle permet une conservation plus longue et de meilleure qualité.
Bellanger se massa les tempes, fatigué. Pourtant, il n'était pas près de se coucher.
- Pourquoi Scheffer aurait-il utilisé la surgélation ?
- La question est surtout : pourquoi avoir surgelé les différentes parties d'un organisme humain ? Quel était le but de la manœuvre ? Tu sais comme moi que la majeure partie du corps humain est composée d'eau. D'ordinaire, le temps que le corps passe de la température ambiante à la surgélation, il se forme des cristaux de glace, partout dans l'organisme. Leur concentration est moindre que lors d'une congélation classique, certes, mais elle demeure quand même importante. Or, là, les échantillons étaient complètement lisses, comme s'ils avaient été cirés. J'ai regardé à la loupe : il n'y avait aucun cristal de glace ni à la surface ni au cœur des tissus.
- Et comment peut-on éviter leur formation ?
- On ne peut pas, normalement. Quelques poissons de l'Antarctique ont de l'antigel fabriqué naturellement dans leur organisme, mais on reste aux alentours des -2, -3°C. Dans notre cas, il faudrait une surgélation quasi instantanée, ce qui n'existe pas.
- Tu as dit « normalement ».
- Normalement, oui. Accroche-toi, j'ai découvert que tous ces échantillons de tissus humains sont eux aussi irradiés au césium 137. Quand on ramène le calcul au kilo, on obtient un taux de césium de 1300 becquerels environ.
Soupir de Bellanger.
- 1300... Les gamins qui viennent en France par l'association de Tchernobyl présentent des taux analogues. Notre petit irradié de l'hôpital avait un taux de 1400 becquerels par kilo.
- Curieuse coïncidence, n'est-ce pas ? D'après ce que j'ai pu constater, il semblerait que les particules d'énergie émises par les cellules irradiées empêchent la formation de cristaux durant la phase de baisse de température. Elles les cassent, en quelque sorte. Il faut savoir que le césium 137 produit des particules bêta et gamma. Ce sont celles qui ont la plus forte énergie, elles sont capables de traverser intégralement un corps humain et d'en sortir. Bref, le radionucléide est idéal pour casser les cristaux. De plus, l'émission radioactive est indépendante de la température, donc le processus d'émission d'énergie fonctionne en permanence, y compris pour les températures les plus basses.
Il se racla la gorge avant d'éternuer.
- Excuse-moi, je me suis chopé un fichu rhume... Attention, tout ce que je te raconte là n'est qu'hypothèse. Je n'ai jamais entendu parler d'une chose pareille. À ma connaissance, de telles recherches entre la radioactivité et la surgélation n'existent pas dans le monde de la science.
- Et quel serait l'intérêt de supprimer ces cristaux de glace ?
- L'intérêt ? Que se passe-t-il quand de l'eau se glisse dans les interstices d'une pierre et qu'ensuite il gèle ?
- La pierre éclate.
- À cause de ces cristaux, oui. Mais empêcher la formation de cristaux, c'est éviter que la pierre n'éclate. Et si on rapporte cela au corps humain...
- On empêche les cellules congelées d'éclater.
Bellanger se figea dans le silence, plus perturbé qu'il ne l'était déjà quelques minutes auparavant. Progressivement, une idée monstrueuse prenait forme dans son esprit.
Une idée qu'il ne pouvait concevoir.
Le biologiste le coupa dans ses pensées.
- Quand j'ai compris ça, je me suis dit que Scheffer avait probablement fait une découverte extraordinaire. Je suis allé voir Fabrice Lunard, notre spécialiste de la chimie et des réactions organiques, pour voir ce qu'il en pensait. Ça tombait bien, Lunard venait de trouver des infos très intéressantes sur Arrhenius, le scientifique aux côtés d'Einstein et de Curie.
Bellanger glissa sa main dans l'épais dossier devant lui et en sortit la photo des trois scientifiques réunis autour de leur grande table. Einstein, Marie Curie, Arrhenius. Il fit courir son index sur leurs visages, leurs yeux sombres qui fixaient l'objectif. Le biologiste poursuivit :
- Lunard venait de mettre la main sur un document scientifique qui relate les découvertes d'Arrhenius lors de ses carottages en Islande. D'après les écrits, le chercheur a trouvé, à l'époque, une hydre congelée à proximité d'un volcan, dans une carotte de glace âgée de plus de huit cents ans. Il a analysé la composition de cette glace. Elle contenait du sulfure d'hydrogène et des particules de roche volcanique radioactives. Mais les recherches s'arrêtent là.
- C'est-à-dire ?
- Curieusement, à partir de ce moment, il n'y a plus aucun document, aucun résultat, comme si Arrhenius avait stoppé sa prise de notes.
- En réalité, il l'a continuée, mais dans le mystérieux manuscrit.
- Oui, c'est évident. Il a dû faire une découverte primordiale, extraordinaire. Et moi, j'ai compris, Nicolas.
Bellanger se concentra davantage.
- Tu m'intéresses.
- J'ai repensé aux petites hydres qui nageaient dans leur aquarium dans la cave de Scheffer. C'est la raison de ma présence chez lui, il y a quelque chose que je voulais vérifier par moi-même. J'ai pris trois hydres irradiées de chaque aquarium, je les ai mises dans des sachets et je les ai plongées dans le surgélateur, en écrivant sur chaque plastique le taux de radiation associé. J'ai attendu une bonne heure, puis j'ai sorti les sachets et ai laissé la décongélation opérer, l'accélérant tout de même avec un petit séchoir à main.
Bellanger s'était levé. Il fixait les lumières de la ville, une main crispée sur le radiateur. Il avait toujours aimé cette période des fêtes de Noël, et plus particulièrement quand il neigeait. Les rues étaient si belles, les gens semblaient tellement heureux, engoncés dans leurs beaux vêtements d'hiver. Ça pouvait faire oublier tout le reste. Les crimes, les ténèbres...
Il soupira silencieusement, il avait si mal au fond de lui-même.
Parce qu'il pensait avoir compris.
Les mots de Mickaël Langlois confirmèrent sa pensée :
- Aussi extraordinaire que cela puisse paraître, les hydres qui présentaient les taux de césium les plus élevés se sont remises à bouger, Nicolas. Elles étaient... elles étaient vivantes, suspendues dans le temps sur la durée de leur séjour dans le surgélateur ! Elles sont là, face à moi, bien en forme dans leur aquarium. Je crois que c'est ce qu'Arrhenius avait découvert par hasard : son hydre irradiée de huit cents ans est peut-être revenue à la vie lorsqu'il l'a réchauffée. Il a dû écrire cela dans le mystérieux manuscrit, y publier ses recherches, ses déductions. L'hydre a toujours été probablement gardée comme symbole ou animal d'étude par ceux qui ont eu ce manuscrit entre les mains, en souvenir de la découverte d'Arrhenius, parce que cet animal devait subjuguer autant qu'il intriguait. Tu te rends compte de ce que ces découvertes signifient ?
Le jeune chef de groupe resta figé quelques secondes, les yeux dans le vague. Il se dirigea doucement vers le portemanteau et prit une cigarette dans la poche de son blouson.
- Merci, Mickaël. Passe un bon réveillon.
- Mais...
Il raccrocha sèchement et resta là, sans bouger, la clope entre les mains.
Plus tard, il tenta de joindre Sharko sans succès. Il laissa quelques mots sur sa messagerie, lui demandant de le rappeler dès que possible.
Il ne rentra pas chez lui ce soir-là, occupé à gérer les multiples ramifications de l'enquête. Dans les autres services - Interpol, la sécurité intérieure des ambassades... - des homologues étaient comme lui : pas de réveillon de Noël en perspective.
Le capitaine de police s'enfonça dans son fauteuil, la tête dans les mains.
Les visages d'enfants anonymes, étalés sur des tables d'opération, ne le quittèrent pas de la soirée. Ces enfants, dont il connaissait désormais le triste sort.