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Même avec les années, les souffrances traversées et les êtres chers perdus à cause de ce fichu métier, le shoot de l'arrivée sur le lieu d'un crime gardait toujours une intensité inaltérable. Qui serait la victime ? Dans quel état la trouverait-on ? Quel profil aurait son assassin ? Sadique, psychopathe, ou, comme dans quatre-vingts pour cent des cas, pauvre type paumé ? Sharko ne se rappelait plus précisément son premier cadavre, mais il se souvenait encore, plus de vingt ans après, de l'explosion de sensations qu'il avait alors ressenties : du dégoût, de la colère et de l'excitation. Et la vague revenait, enquête après enquête, toujours dans cet ordre.
Il s'avança dans le jardin, en direction d'une maison individuelle de plain-pied cernée de haies qui coupaient la vue aux voisins. Comme à chaque fois, des professionnels du macabre allaient et venaient, mallettes en main, portables à l'oreille : les flics du commissariat local, les techniciens de l'Identité judiciaire, un ou deux magistrats, des OPJ (Officiers de police judiciaire), des garçons de morgue... Le chaos rappelait celui d'une fourmilière, où chacun savait exactement ce qu'il avait à faire.
Il faisait froid dans la maison, de la buée sortait des bouches. Sharko lisait souvent de la fatigue sur ces visages-là, mais, cette fois, les traits exprimaient quelque chose de différent : de l'inquiétude, de l'incompréhension. Après avoir serré quelques mains, il se rendit dans la cuisine, prenant garde de ne pas sortir du chemin balisé à l'aide de rubans « Police nationale » par la police scientifique. Au milieu de la pièce, à même le carrelage, traînaient des barquettes de viande, des glaces fondues et tous types de surgelés en piteux état. Le lieutenant Lucie Henebelle, numéro cinq du groupe et petite dernière arrivée dans l'équipe Bellanger, discutait avec Paul Chénaix, l'un des légistes de la Râpée. Elle adressa un bref mouvement de tête à Sharko lorsqu'elle l'aperçut. Il salua son ami médecin, fourra les mains dans ses poches, face à Lucie, en lui lançant un simple :
- Alors ?
- C'est là-bas que ça se passe.
Tous les collègues du 36 les savaient ensemble, mais les deux policiers préféraient rester discrets. Jamais d'accolade trop appuyée, d'excès amoureux... Chacun connaissait leur histoire et la violence de la disparition des petites Henebelle, Clara et Juliette. Cela faisait partie des sujets tabous, dont on ne parlait que derrière des portes fermées et quand on savait les deux flics loin des couloirs.
Sharko suivit le regard de Lucie et s'éloigna dans un renfoncement de la cuisine, un endroit où s'accumulaient les appareils électroménagers.
Le corps masculin reposait au fond d'un grand congélateur vide, en sous-vêtements et recroquevillé. Les lèvres étaient bleues, la bouche grande ouverte, comme si l'homme avait cherché à crier une dernière fois. L'eau - des larmes ? - avait gelé près de ses paupières. Les cheveux blonds étaient recouverts de givre. Quant à la peau, elle était quadrillée d'entailles, notamment au niveau des membres supérieurs et inférieurs.
À côté du corps, au fond du congélateur, se trouvaient une lampe torche ainsi que des vêtements empilés : un jean tailladé, une chemise ensanglantée, des chaussures et un pull. Sharko observa les traces pourpres, partout sur les parois, ce rouge saillant mêlé au blanc éclatant de la glace. Le flic imagina la victime essayant à tout prix de s'échapper, grattant et frappant la surface jusqu'à s'en abîmer les phalanges.
Lucie s'approcha, les bras croisés.
- On a essayé de le sortir de là, mais... il est collé. Le chauffage était coupé à notre arrivée, on a tourné les thermostats à fond pour ramener de la chaleur. Les collègues de l'IJ (Identité judiciaire) vont revenir avec des radiateurs électriques. Il faut attendre qu'il ramollisse un peu pour les recherches de fibres ou d'ADN et, surtout, pour soulever le corps. La poisse.
- Il n'est gelé qu'en surface, compléta Chénaix, le légiste. En forçant un peu, j'ai pu relever en profondeur une température interne de 9°C. Le pouvoir et le temps de congélation n'ont pas été suffisants pour l'atteindre à cœur. Avec les caractéristiques du congélo et mes graphiques à l'IML (Institut médico-légal), je devrais pouvoir donner une fourchette assez précise sur l'heure du décès.
Sharko observa les aliments au sol. L'assassin avait d'abord vidé le congélateur, pour pouvoir y enfermer sa victime. Pas le genre à paniquer. Ses yeux revinrent vers Lucie.
- Les circonstances de la découverte du corps ?
- C'est un voisin qui a alerté la police. La victime s'appelle Christophe Gamblin, bien identifié comme le propriétaire de cette maison. Quarante ans, célibataire. Il est journaliste à "La Grande Tribune", le canard situé boulevard Haussmann. Son chien s'est mis à hurler vers les 4 heures du matin, devant la porte. C'est un cocker qui ne dort jamais dehors, d'après ce même voisin. La porte d'entrée n'a pas été forcée. Soit Christophe Gamblin a ouvert à son assassin, soit ce n'était pas verrouillé, à cause du chien justement, qu'il comptait faire rentrer tôt ou tard. Ce sont les flics municipaux qui ont remarqué le souk au milieu de la cuisine et qui ont ouvert le congélateur avec des pinces. Il était ceint d'une grosse chaîne et d'un cadenas, empêchant l'ouverture du couvercle. Tu verras sur les photos.
Sharko passa ses doigts sur les rebords du carénage en acier. Ils étaient renfoncés à divers endroits.
- Il était vivant là-dedans. Et il a essayé de sortir.
Il soupira et fixa Lucie dans les yeux :
- Ça va, toi ?
Sans trahir ses émotions, Henebelle acquiesça et demanda à voix basse :
- Au fait, t'es parti tôt de l'appartement, ce matin. Tu n'étais pas au bureau quand Bellanger a appelé ?
- Je me suis retrouvé dans les bouchons sur le périph. Et avec cette affaire qui nous tombe dessus, ce n'est pas aujourd'hui que je vais rattraper mon retard de paperasse. Et toi, t'es rentrée tard, hier ? Tu aurais pu me réveiller.
- Pour une fois que tu dormais à peu près bien. J'avais une procédure à terminer, il fallait que le parquet l'ait pour ce matin.
Lucie baissa le visage vers un trou, au beau milieu de la surface lisse du couvercle. Elle reprit un ton de voix normal :
- Tiens, regarde. Il a fait ça avec une perceuse, qu'on a retrouvée au sol, sans empreintes digitales. Il y a une petite remise à outils dans le jardin, dont la porte a été forcée cette fois. Ce n'est pas bien difficile à ouvrir ce genre de verrou, il suffit d'une bonne poigne. Probable que la chaîne, le cadenas et la perceuse viennent de là-bas. Dehors, le sol est très dur et très froid, on n'a par conséquent relevé aucune trace de pas.
Des techniciens se présentèrent avec des radiateurs électriques à l'entrée. Sharko tendit une main ouverte vers eux, les incitant à patienter.
- Pourquoi ce trou ? L'assassin ne voulait pas qu'il meure asphyxié ?
Après avoir enfilé des gants en latex, il referma le couvercle du congélateur et se pencha vers le petit orifice.
- Ou alors...
- ...Il voulait assister à sa mort. Voir jusqu'à quel point il se débattrait et lutterait.
- Ça te semble le plus plausible ?
- Sans aucun doute. On a retrouvé une petite plaque de verre au-dessus du trou. Elle lui a permis de regarder et certainement d'éviter la fuite du froid - amoindrie plus encore avec le chauffage coupé. Il l'a frottée après utilisation, si bien qu'on n'a trouvé aucune empreinte. On verra pour les traces corporelles ou l'ADN.
- Un méticuleux.
- On dirait. Et puis, ce trou explique la présence de la lampe torche, qu'il a dû déposer là-dedans en enfermant Christophe Gamblin. Il ne voulait pas rester dans le noir, alors il a allumé. Par la même occasion, il a permis à son tortionnaire de l'observer. Ce devait être atroce. Et puis, à supposer qu'il ait trouvé la force de crier, personne n'a pu l'entendre. Les parois sont épaisses, hermétiques, et la maison est individuelle.
Lucie marqua un silence, les mains gantées à plat sur ce cercueil glacé. Ses yeux partirent vers la fenêtre, où dansaient les premiers flocons de l'hiver. Sharko connaissait sa capacité à se glisser dans la peau des victimes. Là, en ce moment, Lucie était mentalement au fond du congélateur, à la place de Christophe Gamblin. Sharko, de son côté, se mit plutôt dans la tête du tueur. Le trou avait été fait par le dessus, et non sur l'un des côtés : meilleur point d'observation ou volonté de domination ? Avait-il utilisé ce trou pour interroger sa victime ? Le tortionnaire avait pris son temps, sans paniquer. Il fallait un sacré sang-froid.
Pourquoi cette mort-là, au cœur de la glace ? Y avait-il une quelconque connotation sexuelle dans un tel acte ? Avait-il surveillé Christophe Gamblin avant d'agir ? Le connaissait-il ? L'autopsie, les fouilles, les analyses prochaines lui apporteraient sans doute quelques réponses.
Sharko poussa doucement sa collègue et compagne vers l'arrière et rouvrit. Il examina encore le corps et se retourna, furetant à droite, à gauche.
- Dans le salon... fit Lucie. On a retrouvé de l'adhésif et du sang sur une chaise. C'est là-bas qu'on l'a torturé. On l'a attaché, bâillonné, et on l'a tailladé sur les membres, le ventre, avec un couteau peut-être. Puis on l'a traîné ici, pour l'enfermer là-dedans. Il y a du sang un peu partout au sol. Ensuite, on l'a regardé mourir.
Elle partit vers la fenêtre, sans avoir décroisé les bras. Sharko la sentait à fleur de peau. Depuis le drame avec ses filles, Lucie avait parfois du mal à garder la tête froide. Elle n'assistait plus aux autopsies. Quant aux dossiers concernant les enfants, elle n'était jamais mise sur le coup.
Le commissaire Sharko préféra ne pas relever pour le moment et se concentrer sur son minutieux travail d'observation. Il se rendit dans le salon, pour constater. La chaise, les liens, le sang... Des flics, alentour, fouinaient dans les tiroirs. Sharko remarqua le portrait d'un homme et d'une femme, dans un cadre. Ils étaient grimés, portaient un chapeau et soufflaient dans des langues de belle-mère. Ils étaient heureux. L'un d'eux était la victime. Blond, fin, avec une véritable envie de vivre au fond des yeux.
Mais quelqu'un avait décidé d'abréger son existence.
Il revint dans la cuisine et s'adressa au légiste.
- Pourquoi avoir déposé les vêtements de la victime dans le congélateur ? Tu crois qu'il a fait ça avant ou après la mort ? C'est peut-être symbolique pour lui et...
Chénaix et lui étaient amis. Ils déjeunaient et buvaient des verres ensemble, une ou deux fois par mois. Le spécialiste ne se contentait pas de réaliser des autopsies, il aimait se sentir proche de l'enquête, débattre avec les policiers, connaître le fin mot de ces histoires dont il tournait la première page sans jamais refermer le livre.
- Ça n'a rien de symbolique. Je pense que notre victime était habillée en entrant là-dedans. Faudra jeter un œil plus précis aux vêtements quand ils seront décongelés, mais les entailles dans le jean et la chemise tendent à prouver qu'il ne l'a pas mis nu pour le torturer. C'est lui qui s'est déshabillé dans le congélateur.
- Faut m'expliquer, là.
- Tu n'as jamais ramassé des SDF morts de froid ? Certains d'entre eux sont retrouvés nus, leurs vêtements juste à côté. Ça arrive par très grand froid, c'est ce qu'on appelle le déshabillage paradoxal. La victime pense qu'elle aura moins froid toute nue. La plupart du temps, l'acte arrive juste avant la perte définitive de conscience. Ce comportement est dû à des changements dans le métabolisme cérébral. Disons que le cerveau se met à déconner, et la victime fait ou raconte n'importe quoi.
Lucie fixait son reflet dans la fenêtre. Dehors, les flocons zigzaguaient mollement. Si ses filles avaient été là, elles auraient hurlé de joie, enfilé leurs gants, leurs blousons et seraient sorties en courant. Plus tard, il y aurait eu des bonshommes de neige, des batailles de boules, des éclats de rire.
Avec une tristesse infinie, elle inspira et resta face à la vitre.
- Il a mis combien de temps à mourir ? demanda-t-elle sans se retourner.
- À première vue, les entailles sont superficielles. Il a dû tomber dans les pommes quand sa température corporelle est descendue sous les 28°C. Tout se passe très vite, lorsque autour de soi il fait -18°C. Les courbes confirmeront, mais je dirais une petite heure.
- C'est long, une heure.
Sharko se redressa et se frotta les mains l'une contre l'autre. Des photos avaient été prises pour immortaliser la scène. Ils pourraient la visualiser quand ils voudraient, le matin, la nuit, sous tous les angles. Ça ne servait plus à rien de rester dans cette pièce maudite. Il laissa finalement agir les techniciens de l'Identité judiciaire. Les hommes en blanc fermèrent les portes, branchèrent les chauffages électriques, installèrent de puissantes lampes au-dessus du congélateur, qu'ils allumèrent. Ils auraient pu accélérer les choses au séchoir électrique ou au chalumeau, mais c'était prendre le risque de souffler des indices.
Sous le feu des projecteurs, les cristaux de glace étincelèrent, révélant davantage l'atroce nudité du corps mutilé. Cette grotte de givre avait été son ultime refuge, et il s'y était recroquevillé comme pour se réchauffer une dernière fois. Frigorifié, Sharko s'approcha de nouveau, les sourcils froncés. Il se pencha à l'intérieur du coffrage.
- Je rêve ou il y a des inscriptions dans la glace, sous les coudes ?
Lucie ne réagit pas, les bras toujours croisés, les yeux plantés vers le ciel chargé. Dans son dos, Chénaix s'approcha du congélateur et se pencha.
- Tu as raison, il a essayé d'écrire quelque chose...
Il se redressa et s'adressa aux techniciens :
- Vite, aidez-nous à tirer sur le corps sans l'abîmer, avant que la glace fonde.
Ils s'y mirent sans l'aide de Lucie et, aussi délicatement que possible, parvinrent à décoller Christophe Gamblin, arrachant un minimum de peau. Le commissaire essaya de déchiffrer :
- On dirait que c'est écrit... ACONLA, ou... mince, certaines lettres sont à demi effacées.
- Le C pourrait être un G, fit Chénaix, et le L un I. Ça donnerait AGONIA. L'agonie, en latin. Ça colle bien avec ce qu'il a subi, non ?