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Un homme, assis seul sur un sol crasseux. Le vent froid qui s'engouffre par les vitres brisées siffle et vient percuter son visage dur. La neige qui tombe, dehors, et anéantit toute trace de vie.
Et partout autour, un silence de mort.
Sharko était revenu à la Petite Ceinture, dans le poste d'aiguillage abandonné, qui venait d'être passé au crible par Basquez et ses hommes. Devant lui, entre les éclats de verre, des clichés étaient disposés en arc de cercle. Ceux de la salle des fêtes de Pleubian, avec le message de sang. Ceux de la cabane au milieu de son étang, ceux de la scène de crime de 2004, concernant ce couple assassiné au bord du marais. Ceux, aussi, du visage défoncé de Gloria et de son corps nu, étalé sur la table d'autopsie. Tôt dans la matinée, Sharko avait insisté pour être présent à l'examen médico-légal, et Basquez, compatissant envers un collègue qu'il connaissait depuis des années, avait cédé.
Le commissaire avait voulu prendre la mesure de tout ce que la pauvre femme avait subi.
Pour entrer dans la tête du tueur.
Il sursauta quand son téléphone vibra au fond de sa poche. Il consulta le SMS :
« J'ai pris mes quartiers, tout s'est bien passé. J'espère que tout va bien de ton côté. Je t'aime. »
Je t'aime... Le mot résonna dans sa tête longtemps. Je t'aime, je t'aime... Il ne put s'empêcher d'imaginer Lucie, là, à la place de Gloria, gisant au sol. Emporté par ses pensées trop intenses, il sentit son souffle chaud dans son cou et la vit le supplier de la secourir. Il secoua la tête. Jamais il ne permettrait qu'on fasse du mal à sa Lucie. Jamais.
Dans un soupir, il rassembla les photos et se mit à les jeter une à une, comme lorsqu'on distribue des cartes à jouer sur la table. Il y eut un petit claquement sec au moment où l'un des rectangles de papier toucha le sol. Par l'une des vitres brisées, le vent s'engouffra et lui glaça les os. Parcouru d'un spasme, il trembla de la tête aux pieds.
Clac... Gros plan sur le torse bleuté de Gloria. Sharko avait fait le vide dans sa tête et gardait, à présent, un visage impassible. Il le fallait.
D'après le légiste, Gloria avait été pénétrée sexuellement avec une main gantée. Les ecchymoses entre ses cuisses en témoignaient cruellement. Son bourreau l'avait détenue, humiliée, tabassée juste là, à quelques centimètres. Le flic imagina les cris, la douleur, il vit les yeux de l'assassin s'agrandir, tandis que ses mains gantées serraient une barre de fer fendant l'air.
Cette façon de procéder portait les signes caractéristiques d'une démarche froide, méthodique, qui avait transformé Gloria en un simple objet, un passage obligé pour le toucher lui, Franck Sharko. L'homme était organisé, cohérent, il ne laissait rien au hasard. Il était le genre de type qui possède un véhicule fonctionnel et contrôlé régulièrement, qui paie ses factures et qui est en bonne forme, capable de se déplacer, de voyager, de porter un corps, de se fondre dans la masse.
Au magasin-relais du 1er arrondissement où Sharko venait de se rendre, personne ne se souvenait d'un individu venu chercher une grosse imprimante laser en 2007. Ça remontait à quatre ans, et le type n'avait pas marqué les esprits comme auraient pu le faire, peut-être, un Guy Georges ou un Philippe Agonla.
Où était cette ordure ? Que faisait-il, en ce moment même ? Regardait-il un film au cinéma, préparait-il son prochain coup d'échecs ?
Les échecs... La partie que lui livrait l'assassin était intitulée l'« Immortelle ». Le pro des échecs du 36 l'avait déduit grâce au tout premier message : « Nul n'est immortel. » Il s'agissait de l'une des parties les plus connues, jouée entre Adolf Anderssen et Lionel Kieseritzky en 1851. L'Allemand Anderssen avait gagné en réalisant un mat parfait, déployant avec force ses pièces blanches, alors que toutes celles de son adversaire étaient encore sur l'échiquier, mais tellement mal coordonnées qu'elles n'avaient rien pu empêcher. Le Cxg7+ en était le vingt et unième coup.
La partie en comportait vingt-trois.
Deux coups supplémentaires, qui menaient irrémédiablement à la mort du roi noir.
Clac, clac, Sharko continuait à faire défiler les photos et essayait de visualiser une silhouette mentale. Si le tueur s'identifiait à Adolf Anderssen, alors il dégageait une personnalité à la rigueur exemplaire. Anderssen était un théoricien au jeu classique, sans coups de folie, dévoreur de littérature échiquéenne plutôt que batailleur compulsif. L'Immortelle, avec ses pièces noires toutes présentes mais inefficaces, pouvait très bien montrer l'image que l'assassin avait des flics : une armée d'incompétents dont il se jouait ouvertement, incapables de le saisir. Vouait-il une haine sans limites à la police ?
Le flic vit aussi, dans son analyse mentale, un voyageur, un homme de l'ombre, un métronome, qui savait quand et où frapper, dans la plus grande discrétion. Aujourd'hui, ce monstre avait une quête profonde, un but : la destruction. Il avait fait de Sharko un cristal de haine, une pièce à anéantir mais pas trop vite. De ce fait, il avait probablement mis de côté toutes ses activités annexes, ses loisirs, pour se consacrer exclusivement à cette monstrueuse vengeance (comme Anderssen, jouant aux échecs pendant ses congés, car il était professeur dans un lycée) sans que personne s'aperçoive de rien.
Clac... Ce vieux poste d'aiguillage, photographié sous tous les angles. Sharko ferma les yeux et réfléchit. Pourquoi avoir choisi ce bâtiment-ci en particulier ? Le tueur avait cherché un lieu isolé, coupé de la vue des passants, où il était certain de ne pas être dérangé. Mais il existait des centaines d'endroits comme celui-là autour de Paris. Alors, pourquoi ici ?
Sharko déploya une carte de la capitale qu'il avait emportée avec lui. Il traça des croix aux points stratégiques. L'imprimante dans le 1er arrondissement. Ce lieu, dans le 18e, à quelques kilomètres seulement. Garges-lès-Gonesse, là où avait été enlevée Gloria. Le flic savait que ce type de pervers agissait, la plupart du temps, dans un environnement qui lui était familier. L'homme avait parcouru une bonne vingtaine de kilomètres depuis Garges pour déposer Gloria spécialement ici. Vivait-il dans le coin ? Comment avait-il appris à connaître cet endroit abandonné ?
Clac, les corps dépecés d'un couple. Sharko respira bruyamment sans quitter la photo des yeux. Les jeunes n'avaient pas été épargnés, ils hurlaient encore leur souffrance sur le papier glacé. Découverts en 2004, au bord d'un marais, et tués par celui que Sharko traquait. À l'époque, les flics avaient parlé d'un connaisseur de l'anatomie humaine, à cause de la précision de la dissection. Un type cultivé, astucieux, appliqué dans son « travail ». Pourquoi cette violence extrême ? Pourquoi s'être arrêté après un seul passage à l'acte ? Juste une démonstration ? Stabilité affective ? Contrainte extérieure, comme un séjour en hôpital psychiatrique ? Long déplacement à l'étranger ou prison ?
Peu importait : ce malade était fin et réfléchi, puisque ce double homicide barbare de 2004 n'avait jamais été résolu, en dépit de tous les efforts déployés par la police criminelle. Par-dessus tout, le tueur connaissait les techniques des forces de l'ordre, les analyses ADN, le fichage des données génétiques... Il faisait partie de ces cinq pour cent qu'on n'attrape jamais, parce qu'ils mettent de l'intelligence derrière chacun de leurs actes.
Le commissaire ragea, il n'avait rien à sa disposition, hormis un profil fantôme et de fichues statistiques : probabilité d'homme blanc à soixante-quinze pour cent, âge estimé entre trente et quarante-cinq ans, socialement intégré, célibataire, peut-être, mais que rien n'empêchait d'avoir une famille et des gosses. Celui qu'on pouvait croiser dans la rue, chaque matin, sans jamais se douter de ses activités, et qui possédait sans doute un emploi stable. Et blablabla.
Le flic se leva et cogna contre le mur en criant.
- Fichues conneries !
Les photos ne lui parlaient pas, les lieux ne lui parlaient pas, rien ne lui parlait. Où étaient ses intuitions, celles qui, par le passé, lui avaient permis de résoudre des affaires de ce genre ? Qu'avait-il espéré ? Y arriver seul ? Le capitaine Basquez, de son côté, allait se charger de ratisser le voisinage de Gloria, d'interroger ses voisins, de lancer une enquête de proximité là-bas, à une centaine de mètres, auprès des sociétés de transport. Il avait certainement plus de chances d'aboutir que lui, Sharko, enfermé dans cet endroit maudit, à tourner en rond.
Il regretta de ne pas avoir informé ses collègues dès qu'il avait compris le sens du message de Pleubian. Au moins, ils auraient tous gagné du temps et peut-être évité la mort atroce de Gloria.
Comment réagirait Lucie quand elle apprendrait toute cette histoire, et à quel point il lui avait menti ?
Il ramassa ses photos et, encore, se mit à les claquer au sol, d'un geste mécanique. Ses yeux fixaient le béton, ses pupilles se dilataient. Il entendit les cris, il sentit la peur de Gloria, son désespoir. Il n'eut plus faim, ni froid, ni soif, tout devint trouble, sans consistance.
De longues minutes plus tard, il retrouva ses esprits lorsque son téléphone sonna. C'était son chef, qui lui annonçait une relative bonne nouvelle : il n'était pas suspendu de ses fonctions. Sharko raccrocha sans le moindre sentiment de joie. Il frotta la poussière sur son costume du dos de la main, fixa une dernière fois le poteau en béton et le sang, juste devant ses chaussures, avant de disparaître, les épaules basses.
Au milieu de l'après-midi, il récupéra un nouveau pistolet à l'armurerie du 36. Un Sig Sauer tout neuf, dix-huit balles, dans un étui ainsi qu'un holster. Il caressa longtemps la crosse, promena l'arme d'une main à l'autre, avant de la ranger à sa place, le long de son flanc gauche. Curieusement, il avait toujours aimé ce geste rassurant, il en avait toujours été fier, en dépit de tout. Quand il remonta au bureau, Bellanger était en train d'enfiler son blouson. Sharko s'approcha et lui tendit la main.
- Je crois que je dois te remercier.
Ils échangèrent une poigne solide. Le commissaire salua également Robillard et revint vers son chef.
- Du neuf ?
- Plutôt, oui. Et ce n'est pas gai.
- T'as vu une lueur d'espoir depuis le début de cette enquête, toi ? Explique.
- D'abord, un chirurgien a jeté un œil aux photos des mômes allongés sur la table d'opération, en particulier celui avec la cicatrice. Selon lui, il s'agit d'une opération visant le cœur, ou dans le but d'établir une circulation extracorporelle.
Sharko fronça les sourcils.
- Comme cette histoire de cardioplégie froide...
- C'est l'option qui me paraît la plus évidente, en effet.
Ces réflexions instaurèrent un silence malsain. Depuis son bureau, Pascal Robillard écoutait la conversation. Bellanger tourna les yeux vers une feuille posée devant lui.
- Ce sont les résultats des analyses sanguines du gamin qu'on a retrouvé dans l'étang, le labo me les a faxées tout à l'heure. C'était une bonne intuition de creuser par là, parce que ce qu'ils ont trouvé dans son sang est particulièrement intrigant.
- Du genre ?
- D'abord, le dosage de la TSH, qui est l'hormone en rapport avec la glande thyroïde, est inférieur à la moyenne. Cela signifie que le môme était en hyperthyroïdie. Pas de quoi laisser penser à un cancer de la thyroïde mais, en tout cas, c'est anormal pour un enfant de cet âge-là.
Sharko connaissait cette glande, située au niveau du cou. On en avait beaucoup parlé lors de la catastrophe nucléaire de Fukushima, au Japon, parce qu'elle emmagasinait l'iode radioactif qui fuyait de la centrale nucléaire. De fil en aiguille, il songea au voyage de Duprès au Pérou et au taux hallucinant de gamins atteints de saturnisme.
- Et le plomb ? demanda-t-il. On en a décelé ?
- La plombémie... J'y viens. Le seuil de déclaration obligatoire du taux de plomb dans le sang aux autorités de santé publique, par le médecin, est normalement - je lis - de dix microgrammes par décilitre. L'enfant en avait le tiers, soit trois microgrammes, ce qui est relativement faible mais néanmoins anormal.
- Tout semble anormal avec ce gamin. La thyroïde, le plomb.
- Oui, et ce n'est pas tout. Les experts du labo ont aussi détecté des traces de radionucléides dans les cellules sanguines, notamment des dérivés d'uranium et, surtout, du césium 137.
Sharko fronça les sourcils. Le nucléaire revenait à la charge. Il pensa au voyage de Lucie, à la photo d'Einstein, de Marie Curie, à cette histoire de cercueils qui crépitent.
- De l'uranium et du césium ? Donc, cet enfant aurait été en contact avec un environnement pollué par le nucléaire ?
- Probablement, oui. Rappelle-toi, il avait aussi un début de cataracte, de l'arythmie, des problèmes rénaux. Un tas de dysfonctionnements qui pourraient être les conséquences de radiations directes ou indirectes, d'après les spécialistes.
- Par indirectes, tu entends ?
- Des problèmes génétiques transmis par des parents ayant été contaminés. Mais aussi l'absorption d'eau ou de nourriture ayant été en contact avec des éléments radioactifs. De la nourriture empoisonnée mais de façon invisible, si tu veux, et qui détruit l'organisme à petit feu.
Sharko se rappelait parfaitement le visage de l'enfant, à l'hôpital, qui paraissait pourtant serein et en bonne santé. Cependant, son organisme, ses cellules se dégradaient lentement et irrémédiablement. Le commissaire réagit lorsque Bellanger fit crisser la fermeture Éclair de son blouson.
- Et où trouve-t-on ce taux de césium ou d'uranium en France ?
- Nulle part, les concentrations sont bien trop élevées. Il est désormais évident que le môme vient de l'étranger.
- Où ?
- Je n'en sais rien. Un endroit fortement contaminé, c'est sûr. Les États-Unis ? La Russie ? Le Japon ? La région de Tchernobyl ?
- L'Ukraine... Ça pourrait être compatible avec ce type irradié jusqu'à l'os, arrivé chez les moines il y a vingt-six ans. Ce fameux « Étranger » qui a débarqué en France avec son manuscrit maudit. On en revient systématiquement à la même chose.
Il frissonna. Tchernobyl... Un mot qui lui faisait toujours aussi peur, tristement remis au goût du jour avec la catastrophe en Asie. Le flic avait déjà vu des reportages sur le sujet, il avait encore en tête l'image de bébés nés monstrueux et difformes, d'hommes brûlés par les radiations, de femmes chauves. Il songea également aux clichés de l'Étranger, agonisant sur son lit d'hôpital.
La voix de Bellanger lui revint aux oreilles :
- Les gars du labo poursuivent leurs investigations. Ils vont contacter les organismes de santé spécialisés nationaux et internationaux, établir le taux exact de césium dans l'organisme du môme et le comparer à des banques de données d'individus qui présentent ce genre de problèmes sanguins. En espérant qu'on aboutisse enfin à une piste sérieuse. Mais une chose est certaine : ce sang est du sang malade, contaminé, il n'a aucune valeur marchande. Il ne peut pas sauver des vies ni se vendre. Il est purement et simplement une monstruosité, le triste résultat des horreurs engendrées par l'homme lui-même.
L'air dégoûté, il fourra son téléphone portable dans sa poche et prit la direction du couloir.
- Suis-moi. Je file chez l'expert en analyse de documents. C'est à propos des photos des mômes justement, trouvées chez Dassonville. Tu te rappelles, la première photo de ce gamin au corps intact, et la seconde, où il est recousu en pleine poitrine ?
Sharko acquiesça en silence.
- Eh bien, il paraît qu'il y a quelque chose qui ne va pas, fit Nicolas Bellanger. Une incohérence.