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2 heures du matin, jeudi 22 décembre.
L'intervention chez Léo Scheffer allait avoir lieu.
Les deux véhicules de police s'étaient rangés dans l'une des rues enneigées du Chesnay, banlieue chic à l'ouest de Paris, derrière le véhicule de Sharko. Le commissaire avait appelé Bellanger, obtenu l'adresse et attendu les équipes seul, assis dans sa Renault 25, à gamberger. Il n'avait laissé aucune trace dans la péniche. Les photos, les CD, les spermogrammes étaient au fond de son coffre, sous une couverture.
Et en attendant ses collègues, il avait ruminé, observant, encore et toujours, la centaine de photos. Ça tambourinait partout dans son crâne.
La BAC (Brigade anticriminalité) avait été sollicitée pour l'intervention. À ce moment même, les hommes vêtus de noir s'organisaient autour de la grande maison individuelle, cernée d'un jardin, tandis que Sharko et Bellanger se tenaient plus en retrait, à proximité des voitures. Le jeune chef de groupe était engoncé dans un gros blouson en cuir fourré et son bonnet descendait jusqu'aux sourcils. Sharko essaya de se remettre dans la dynamique de leur enquête : - Tu as pu contacter Interpol concernant Dassonville ?
- Oui. Il a fallu réveiller du monde, ça n'a pas été simple. Si proche des fêtes de Noël, je te laisse imaginer le cirque. Je crains que tout ça ne se mette en route sérieusement demain matin.
Sharko soupira, puis tourna la tête vers la demeure. Des ombres furtives s'engageaient dans l'allée.
- Qu'est-ce qu'on a sur Scheffer ?
- Pas grand-chose pour le moment. Robillard devrait être arrivé au 36, il va creuser davantage. On sait juste qu'il n'a pas de casier et n'a jamais eu d'ennuis avec la justice.
- Je crois qu'à présent il va en avoir.
Bellanger fixa le visage de son subordonné à la lueur d'un lampadaire. Sharko avait le visage très blanc et les traits tirés sous son bonnet noir, au bord légèrement enroulé.
- On dirait que t'es malade. Tu couves quelque chose ?
- La fatigue... Et puis savoir que Dassonville était là-bas, au Nouveau-Mexique, aux côtés de Lucie, ça me bouffe de l'intérieur. J'espère que tout ça va se terminer très vite.
Il glissa les mains dans ses poches, il n'en pouvait plus. Autour, aucune trace de vie. Les rues étaient vides, les gens dormaient. La couche de neige qui luisait sous les lampes orangées donnait à l'endroit des airs de lieu hors du temps.
Il y eut soudain un gros bruit. Les hommes de la BAC s'engouffraient dans la maison. Sharko et Bellanger se précipitèrent dans le jardin et s'engagèrent dans le vaste hall d'entrée. Des lampes et des flingues braqués s'agitaient dans toutes les directions. Claquements de semelles dans l'escalier. Des portes qui s'ouvrent brutalement, des voix graves qui ordonnent.
Au bout de deux minutes, les flics eurent la certitude qu'il n'y avait personne dans la maison. Le capitaine de la BAC amena Sharko et Bellanger dans la chambre. Il actionna un interrupteur puis désigna les armoires ouvertes, les valises de différentes tailles, les quelques vêtements au sol.
- On dirait qu'il a fichu le camp, et ça s'est fait dans la précipitation. On n'a pas trouvé de véhicule dans le garage.
Sharko n'arrivait pas à faire retomber la tension accumulée en lui. Cette nuit maudite n'en finirait jamais. Après avoir rangé son arme, il alla dans la petite salle de bains attenante. Elle était splendide, de style grec : marbre au sol, faïence ancienne sur les murs, avec une gigantesque frise sur l'un d'eux, représentant un serpent qui se mord la queue. Les gants de toilette, le savon, la brosse à dents étaient en place, confirmant que Scheffer avait fait au plus vite.
Le flic revint vers la chambre, jeta un œil rapide au mobilier de luxe, aux quelques œuvres d'art, au lit parfaitement fait. Scheffer ne s'était même pas couché : Dassonville avait dû l'avertir dès qu'il s'était aperçu de la présence de Lucie.
- Il faut lancer son signalement au plus vite. On doit coincer ce fils de pute avant qu'il nous glisse entre les doigts.
Bellanger soupira brièvement en regardant sa montre.
- On va faire ça, oui. On va faire ça.
Il ne paraissait pas au mieux, lui non plus, avec ce nouvel échec. Et puis le manque de sommeil, les heures qu'il ne comptait plus, le stress. Cette enquête les mettait sur les rotules, les uns après les autres.
Un homme de la BAC apparut dans l'embrasure.
- Vous devriez venir voir à la cave.
Ils sortirent tous de la chambre et descendirent, s'attendant encore une fois au pire. La maison était immense, les perspectives s'ouvraient sur des espaces toujours plus grands.
- Ce type a l'air de sacrément bien gagner sa croûte. Une telle baraque au Chesnay, ça ne doit pas être donné.
Au fil de sa progression, Sharko remarqua l'omniprésence du temps : il y avait des horloges, des carillons partout. Les aiguilles couraient sur les segments, les balanciers allaient et venaient, les petits bruits résonnaient dans toutes les pièces. Un sablier géant reposait au milieu du hall, avec un sable de couleur rouge, accumulé en un gros tas pointu.
Les policiers s'engagèrent dans une autre cage d'escalier qui les mena au sous-sol. L'air était relativement tiède dans ce couloir étroit, aux murs peints en gris. Ils bifurquèrent dans une petite pièce faiblement éclairée, d'où se dégageaient des odeurs d'humidité et de plantes. L'épaisse porte avait été forcée par les officiers de la BAC.
Sharko plissa les yeux.
Des aquariums. Des dizaines d'aquariums.
Des lumières bleutées jouaient avec les bulles d'eau qui se dégageaient des pompes, des plantes vertes dansaient lentement au gré des courants induits. C'était calme, reposant, presque hypnotique.
Le commissaire s'approcha, les sourcils froncés. Au fond des récipients, des espèces d'animaux blanchâtres étaient accrochés aux rochers. Corps en forme de tronc, avec des sortes de branches ou de bras qui s'agitaient par le haut. Ces organismes mesuraient, au maximum, un centimètre de long.
Sharko se pencha et observa attentivement. Ces bestioles étaient présentes dans tous les aquariums. Il n'y avait aucun autre être vivant, hormis les plantes.
- Je crois qu'on sait à présent ce qui est tatoué sur les mômes et qu'on retrouve dans le manuscrit. Quelqu'un a une idée de ce que sont ces bestioles ?
Personne ne répondit, tandis que l'évidence sautait aux yeux de Sharko : Scheffer était bien impliqué au plus haut degré dans leur enquête. Le commissaire songeait à tous ces enfants allongés sur des tables d'opération, et marqués de l'emblème de ce curieux organisme vivant.
- Viens voir, Franck.
Bellanger avait disparu dans une petite pièce annexe, elle aussi doucement éclairée. Le commissaire le rejoignit. L'endroit était sommaire, voûté, probablement destiné à y entreposer du vin. À la place des bouteilles, Sharko y découvrit un petit congélateur circulaire perfectionné, qui ressemblait à une cuve en fonte. Dessus était inscrit, en chiffres luminescents : -61°C. L'engin était branché à un énorme boîtier, lui-même relié au réseau électrique.
Les deux hommes se regardèrent, interloqués.
- On ouvre ? fit Sharko en désignant un bouton-pressoir noir.
- Vas-y... Un congélateur normal fonctionne à quelle température, d'ordinaire ?
- -18, je crois. Du -60, c'est plutôt le genre de température qu'il fait au pôle Nord.
Le commissaire s'exécuta, pas vraiment rassuré. Il y eut un bruit de piston, et le couvercle du dessus s'ouvrit légèrement. Sharko retendit ses gants et termina d'ouvrir manuellement. Une bouffée glaciale vint lui frapper le visage. Le nez dans l'écharpe et le bonnet sur la tête, il se pencha vers l'intérieur du congélateur.
Dans le coffrage glacé, de nombreux sachets transparents, qui ressemblaient à des sacs de congélation classiques. Sharko y plongea la main et en récupéra un le plus rapidement possible. Il chassa les quelques cristaux de glace accumulés sur la surface du plastique et regarda son minuscule contenu.
- Qu'est-ce que c'est ?
- On dirait un morceau d'os.
Il s'empara d'un nouveau sachet, qui contenait un cube de chair foncée. Puis un autre, qu'il leva devant ses yeux.
- Du sang... fit-il en fixant Bellanger.
Le chef de groupe s'appuya contre le mur, soufflant entre ses mains.
- On va faire partir tout ça pour des analyses au plus vite. Faut qu'on nous explique, là. Parce que, bordel, où est-ce qu'on a encore atterri ?