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Une reconstruction faciale en terre glaise.

C'était la première image qui était venue à l'esprit de Lucie lorsqu'elle avait affronté le visage de Joseph Horteville. Il n'avait ni cils, ni sourcils, ni cheveux. Sa peau, par endroits, était aussi brune qu'un café alors que venaient contraster, régulièrement, des îlots rosés, presque blancs, notamment autour des lèvres et du cou. Ses yeux paraissaient exorbités, certainement parce que la peau entourant les orbites était tirée vers le bas, comme celle des enfants voulant faire une grimace avec leurs mains plaquées sur les joues. Mais sa grimace à lui était permanente, empreinte d'une souffrance indescriptible. Une vraie plaie ambulante.

Camisolé, il était assis sur le lit et regardait la télé située en hauteur. Son univers se résumait à ces quatre murs serrés autour de lui, ce lit aux bords arrondis pour éviter qu'il ne se blesse et le petit écran, son seul lien avec le monde extérieur. La chambre était spartiate, lugubre, avec un ovale en Plexiglas qui donnait sur des sapins à perte de vue. Il y avait également des manuels d'échecs, un paquet de feuilles vierges et un crayon de bois sur une commode. Vingt-six longues années d'enfermement dans cette tombe grisâtre. Même s'il n'avait pas été fou en arrivant, il le serait devenu.

Le cahier caché dans le dos, le psychiatre s'approcha de lui, tandis que les deux flics restaient à leur place, pas très rassurés.

- C'est bientôt l'heure de ta partie. Tu as une revanche à prendre sur Romuald, si j'ai bien compris ?

Il ne clignait pas des yeux. Sharko se demanda un temps s'il avait des paupières. Le patient sourit imperceptiblement et frotta le menton contre sa camisole.

- On enlèvera la contention tout à l'heure, Joseph. Je voulais juste te présenter deux invités. Ce sont des proches de Philippe Agonla. Tu te souviens de Philippe ?

La grosse lèvre inférieure - une lèvre d'une épaisseur incroyable, comme si on y avait introduit cent grammes de silicone et que le poids la faisait pendre vers le bas - se mit à vibrer. Joseph acquiesça. Il hocha plusieurs fois le menton vers les feuilles vierges, tout en émettant de drôles de sons, pareils à des grognements. Il était petit, maigre, et paraissait aussi inoffensif qu'un vieillard.

- Très bien, fit Hussières. Tu es certain que tu n'as pas envie de t'arracher la peau ?

Hochement de tête négatif de Joseph. Le psychiatre éteignit la télé et appela un infirmier. Un type d'une quarantaine d'années arriva dans la minute. Mine fermée, crâne chauve, une carrure de falaise. Sur ordre du psychiatre, il ôta la contention, avant de se placer dans un coin, les bras croisés, prêt à intervenir.

Dans son pyjama bleu, le patient se toucha doucement le visage, les paumes plaquées sur ses joues. Puis il se pencha vers les feuilles, s'empara du crayon de bois et se mit à noter, presque frénétiquement. Ses doigts tremblaient. Tout excité, il tendit le papier en direction des flics. Le médecin intercepta la feuille, lut et répondit d'une voix posée :

- Philippe va bien. D'ailleurs, il les a priés de te passer le bonjour. Ce sont ses cousin et cousine. Il ne t'a jamais parlé d'eux ?

Joseph jeta un œil vers Lucie et Sharko, secoua la tête, puis émit ce qui ressemblait à des bruits de satisfaction. Avec un mouchoir, il s'essuya le bord des lèvres puis nota encore. Alors que Hussières se courbait pour prendre le message, Joseph se leva d'un bond et voulut s'approcher de Sharko. Vigilant, l'infirmier eut vite fait de s'opposer, le visage grave.

- Tu sais bien que non, Joseph. Retourne près du lit.

Par réflexe, le commissaire avait posé à plat la main sur le ventre de Lucie, comme pour la protéger. Son cœur venait de faire un bond. L'homme, dont il avait pu sentir l'haleine, ressemblait aux portes de l'enfer. Un quart de siècle à vivre enfermé ici, oublié de tous, avec un visage répugnant. Comment garder son humanité ?

- Qu'a-t-il noté ? demanda finalement le commissaire.

- Il vous demande pourquoi Philippe n'est pas venu lui-même.

Le psychiatre se tourna vers son patient.

- Il n'est pas venu, simplement parce qu'il a eu un accident. Un accident qui lui a causé un grave problème de mémoire. Oh, il va bien, ne t'inquiète pas. Il ne se souvient pas de grand-chose, mais il se souvient de toi, de vos parties d'échecs et de tous ces bons moments que vous avez partagés.

Malgré les cratères de chair cramée, les boursouflures, le visage se chargeait d'émotion. Joseph récupéra une larme du bout des doigts, juste au-dessous de son œil droit, et la contempla longuement. Lucie estima qu'il s'agissait peut-être d'une réaction physiologique, et non de vraies larmes.

- Il viendra ici dès qu'il le pourra, il l'a promis, poursuivit Hussières. Il voulait te faire un petit cadeau, alors, il t'a donné ceci.

Joseph s'empara du cahier que lui tendait le psychiatre et le caressa doucement. Il l'ouvrit avec un sourire, fit courir ses doigts brûlés sur le papier.

- Tu te rappelles, n'est-ce pas ? Et toutes ces feuilles que tu donnais en cachette à Philippe ? Il les a précieusement gardées dans son cahier.

Le moine acquiesça lentement. Son médecin attendit, puis sortit la photo noir et blanc de sa poche et la lui montra.

- Et cette photo ? Elle est à toi, n'est-ce pas ?

Nouveau hochement de tête. Joseph saisit le cliché, s'assit sur son lit et le considéra longuement. Son regard s'obscurcit. Il regarda de nouveau les flics, par-delà leurs épaules, comme s'il cherchait quelqu'un d'autre, et se renfrogna un peu. Il nota quelque chose, tout en émettant des sons curieux. Lucie remarqua à quel point l'infirmier était sur le qui-vive, prêt à bondir, lorsque Hussières s'accroupit face à Joseph et lui prit le papier des mains. Il le lut mentalement, le chiffonna et le fourra dans sa poche.

- Non, non, bien sûr que non, fit Hussières en se raclant la gorge. Tu ne crains rien. Revenons-en à cette photo, si tu veux bien. Tu ne l'as jamais eue en ta possession, ni à l'hôpital, ni ici. Tu l'avais cachée quelque part, dans l'abbaye, avant l'incendie. Oui, Joseph ?

Joseph acquiesça nerveusement. Il avait posé la photo, et ses mains commençaient à se crisper sur les draps. Le psychiatre leva un regard chargé de tension vers l'infirmier, l'incitant à ne surtout pas bouger. Les deux flics, eux, restaient immobiles dans leur coin, accrochés aux paroles du spécialiste.

- Tu l'as dissimulée quelque part, dans la bibliothèque. C'est pour ça qu'elle a brûlé en partie, oui ? Et tu avais indiqué la position de cette cachette à Philippe, et seulement à Philippe, parce que tu avais confiance en lui. Quand il est sorti de l'hôpital, il est allé là-bas, mais, hormis cette photo, il n'a trouvé que des cendres... Cette histoire est ancienne et je crois que Philippe voudrait maintenant que tu lui réécrives tout ce qui s'est passé avant l'incendie de la bibliothèque. Tout ce que tu lui as raconté et écrit entre ces murs, en cachette. Parce qu'il a tout oublié, et qu'il aimerait bien comprendre à nouveau.

Il poussa des feuilles vers Joseph.

- Vas-y. Tu as tout le temps. Reprends depuis le début. Depuis l'arrivée de l'Étranger, il y a vingt-six ans.

Joseph fixa les deux flics avec un air serein, malgré l'aspect répugnant dégagé par sa face de lune. Lucie eut envie de détourner la tête, mais elle résista, elle le regarda au fond des yeux. Sans la lâcher d'une miette, Joseph s'empara de la feuille et sortit un peu la langue. Puis il tourna enfin la tête et utilisa son bras pour cacher ce qu'il écrivait - ou dessinait. Lucie avait les doigts crispés dans le dos de Sharko.

Finalement, Joseph posa la feuille sur le lit, face contre le matelas, et considéra son psychiatre avec un sourire curieux. Lorsque Hussières retourna le papier, il était écrit : « Tu te fous de ma gueule ? Pourquoi tu parles à la place de ces deux connards de flics ? »

La seconde d'après, Joseph lui plantait le crayon de bois dans le dos de la main, d'un mouvement sec. Hussières hurla.

L'homme au visage cramé partit se recroqueviller dans un coin et commença à s'arracher la peau du visage en riant.

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