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Du matériel high-tech. Des unités centrales dernier cri, d'où ronflaient les processeurs surchauffés. De grosses imprimantes, des loupes binoculaires, des objectifs photo, posés sur des tablettes en bois.
Yannick Hubert, l'expert en traitement d'images et analyse de documents, était penché sur une table lorsque Bellanger et Sharko entrèrent dans le laboratoire. Après quelques mots, il emmena les flics devant deux agrandissements.
- Ils ne sont pas d'une qualité formidable, mais ça donne tout de même un résultat parfaitement exploitable. Regardez bien.
Il disposa les agrandissements côte à côte.
- À gauche, un môme, allongé sur la table d'opération, apparemment réveillé, sans la moindre cicatrice. À droite, le même môme, tout juste recousu au niveau de la poitrine. Faites omission du gamin, et regardez autour de lui. Les petits détails de la pièce.
Les deux policiers scrutèrent attentivement les clichés. Le champ était relativement réduit et l'enfant allongé occupait quasiment les deux tiers de l'image. Ce fut Bellanger qui réagit le premier. Il pointa un morceau de sol que l'on voyait à peine en bas de la photo, sous la table d'opération.
- Le carrelage n'est pas le même, on dirait. Mince, je n'avais pas fait gaffe la première fois.
- Carrelage bleu clair sur la photo de gauche, comme sur toutes les autres photos d'ailleurs, et bleu foncé à droite, avec une taille de carreau légèrement différente. Tu en connais beaucoup, toi, des blocs opératoires où l'on refait le carrelage pendant une opération chirurgicale ?
Sharko et Bellanger échangèrent un regard surpris. Le commissaire observa encore le cliché, les sourcils froncés.
- Pourtant, il semble que tout le reste est rigoureusement identique. La lampe, la table, tous ces chariots avec du matériel. On aurait transféré le gamin dans un bloc similaire, mais avec un carrelage différent ?
Hubert hocha la tête nerveusement.
- C'est ce que j'ai pensé, au début. Puis je me suis dit : et si c'était le même bloc, mais qu'il s'était passé du temps entre les deux clichés ?
- Du temps ? répliqua Bellanger. J'avoue que j'ai du mal à saisir.
- Et ça ne va pas s'arranger avec ce que j'ai encore à vous raconter. Écoutez-moi bien.
Il disposa les autres clichés, non agrandis, devant lui.
- Hier, je reçois ces dix photos en provenance de Chambéry. Sur neuf d'entre elles, il y a neuf gamins différents, tous tatoués, s'apprêtant apparemment à subir une opération chirurgicale. Le carrelage du bloc est bleu clair. Sur la dernière photo, la dixième, on retrouve l'un des neuf gamins opéré, avec une cicatrice toute fraîche sur la poitrine. Premier réflexe, je me dis : sur la première photo, le gamin subissait juste des examens. Puis il est revenu plus tard pour qu'on l'opère. Bref, deux passages différents au bloc, étalés dans le temps, et non un seul. Ça pourrait largement expliquer cette différence de carrelage.
- Cela me paraît être une bonne explication, en effet.
- Mais j'étais intrigué, alors je me suis mis en relation avec le collègue de Chambéry, qui disposait des originaux trouvés chez Dassonville. Moi, ici, je n'avais que des copies imprimées, ce qui m'empêchait d'analyser la qualité et, surtout, l'ancienneté du papier photo original. À ce collègue, j'ai demandé de vérifier si la photo de gauche et celle de droite provenaient du même tirage. Autrement dit, avaient-elles été développées à la même période, avec le même matériel d'impression ? Avaient-elles le même grain, la même définition, une qualité identique ? Quelle avait été la technique de développement : argentique ou numérique ? Bref, un tas d'éléments qui pourraient donner des précisions sur l'âge de ces photos, la qualité du matériel photographique utilisé, et de nombreux autres petits détails qu'il est parfois possible d'obtenir quand on a de la chance.
Il regarda son téléphone portable, posé sur la table.
- Il m'a rappelé il y a environ une heure. Et ce qu'il m'a raconté, ce n'est pas logique.
Il glissa une main sur son menton, considérant quelques secondes les photos d'un air perplexe.
- Selon ses observations, le moyen d'impression utilisé pour la dernière photo - celle du môme avec la grande cicatrice - est une imprimante à jet d'encre. L'agrandissement sous la loupe donne une image floue, et il m'a expliqué que la qualité et la technique de remplissage indiquent une technologie récente qui date, au maximum, de deux ans. L'appareil photo utilisé, quant à lui, est probablement numérique. Autrement dit, si ce môme est toujours vivant, il doit avoir, aujourd'hui, à peu près l'âge qu'il a sur la photo : une dizaine d'années. Mais...
Il leva l'index en l'air.
- Mais, mais, mais... pour ces neuf clichés-ci, c'est une autre affaire. L'image qui est imprimée sur le papier glacé ne provient d'aucune imprimante, mais d'un bain révélateur. Ça se voit quand tu agrandis à la loupe, l'image reste nette, car chaque grain, très très petit, peut prendre une infinité de couleurs, contrairement à une impression à jet d'encre, plus grossière. Autrement dit, ces photos ont été développées en chambre noire. Le cadrage est approximatif, la qualité n'est pas toujours au rendez-vous : celui qui les a développées était un amateur. Logique, je ne vois pas comment on pourrait apporter ce genre de clichés plutôt glauques dans un labo photo public.
- Qu'est-ce que tu es en train de nous dire ?
- Que ces neuf photos ont été tirées avec un appareil argentique. Vous savez, ces bonnes vieilles péloches qu'on développait chez le photographe ? Argentique d'un côté, numérique de l'autre... Louche, non ? Mais le coup de grâce, c'est pour maintenant : le papier photo utilisé est du Kodak, c'est écrit derrière. Pour le développement argentique, on utilise logiquement du papier photo argentique, qui contient un tas de composés chimiques, comme de l'halogénure d'argent, de la baryte, j'en passe. Chaque papier possède un grammage, une qualité, un lissé, une porosité qui lui sont propres. Le collègue est allé vérifier auprès de la marque Kodak. Le papier qui a servi à développer la photo du môme avec les plaies ouvertes n'est plus en circulation depuis 2004, à cause du raz-de-marée du numérique. Soit depuis sept ans.
Il écrasa les index de ses mains sur les deux visages côte à côte.
- Entre le premier passage sur la table d'opération et le second, il s'est passé au moins cinq ans. Et regardez ce gamin : il n'a pas vieilli d'un iota.
Sharko resta figé, l'œil fixé vers ces petits yeux bleus, ce crâne rasé. Son regard se balançait entre la photo de droite et celle de gauche. Même taille, même corpulence, mêmes traits caractéristiques. Il réajusta la veste de son costume, mal à l'aise.
- T'as une explication cohérente ?
- Aucune.
Sharko secoua la tête. C'était incompréhensible.
- Il y en a forcément une. Deux mômes qui se ressemblent à la perfection, par exemple ? Des frères ?
- Difficilement imaginable. Et regarde : le numéro sous le tatouage est exactement le même.
- Ou alors, il y avait peut-être deux photographes différents. L'un travaillant de nos jours avec l'ancienne méthode, avec du vieux papier. Les inconditionnels de l'appareil photo argentique existent encore.
- Franchement, t'y crois, toi ? Il faut admettre l'évidence : on est face à un truc qui, dans l'état actuel des choses, n'a aucune réponse.
Chacun se tut, secoué par ces révélations. Hubert rempila calmement ses clichés. Bellanger et Sharko le remercièrent et retournèrent au 36, tout en discutant sur ces incroyables découvertes. Le commissaire secouait la tête, les yeux dans le vague.
- Je tourne, je retourne l'histoire dans ma tête, depuis tout à l'heure. Je n'arrête pas de songer à ces femmes noyées dans les lacs, physiquement mortes, et qui reviennent miraculeusement à la vie. À ces histoires d'animation suspendue, qui permettent de ralentir les fonctions vitales. À ces moines que Dassonville a sacrifiés pour que jamais ils ne parlent. Et maintenant, à ce môme recousu au niveau du cœur, qui semble défier les lois de la nature.
- À quoi tu penses, précisément ?
- Je me demande vraiment si des gens n'essaient pas de jouer à Dieu en utilisant ces enfants malades comme cobayes.
- Jouer à Dieu ? Dans quel sens ?
- Explorer la mort. La comprendre, voir ce qu'il y a derrière. Et, peut-être, la repousser. Renverser l'ordre naturel des choses. N'est-ce pas ce qu'a essayé de faire Philippe Agonla ? Et tout cela, à cause de ce maudit manuscrit, qui a eu la mauvaise idée de tomber entre les mains d'un taré comme Dassonville en 1986. Le mal attire le mal.
Ils grimpèrent les marches en silence. Sharko imaginait des enfants qu'on kidnappait, qu'on retenait prisonniers, qu'on opérait illégalement. Où pouvait-on se livrer à de tels actes ? Quels barbares jouaient avec tant de vies ?
Dans les couloirs du troisième étage, les deux flics croisèrent l'un des lieutenants qui enquêtaient sur la mort de Gloria. Il portait deux gobelets remplis de café et se dirigeait vers un bureau au pas de course.
Sharko l'interpella :
- Du neuf pour mon affaire ?
- Carrément. On tient quelqu'un.