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De Boulogne-Billancourt, Sharko était retourné à Paris pour récupérer sa voiture et avait pris la direction du sud, vers l'Essonne. Et plus précisément, Vigneux-sur-Seine, en bordure de la forêt de Sénart.

Peu importaient les conditions météo et le temps qu'il mettrait pour arriver à destination. Il fallait y aller. Ce soir.

Le cauchemar se poursuivait, s'amplifiait, même. Coincé dans les bouchons, le commissaire retraçait mentalement cette vieille enquête de 2005, où il avait eu affaire à un criminel particulièrement sadique. L'individu en question, auteur de plusieurs meurtres, avait utilisé des papillons sphinx à tête de mort pour orienter Sharko et son équipe vers un piège où une jeune femme avait trouvé la mort de façon abominable.

Les insectes l'avaient mené droit dans un cimetière de péniches, à proximité de Vigneux. Il se souvenait encore parfaitement du nom du vieux navire abandonné, où s'était déroulé l'effroyable drame : La Courtisane.

L'assassin de Gloria ne se contentait pas de lui voler des parties de son intimité - sang, poils de sourcils, ADN, - il lui aspirait aussi son passé, utilisant des lieux qui le blessaient, ravivant des souvenirs insupportables. Dans la cale de La Courtisane, Sharko avait vu une pauvre fille se vider de son sang, et il n'avait rien pu faire. Il visualisa de nouveau distinctement le quadrillage de plaies sur le corps blanc et nu, l'incompréhension dans les yeux de la victime et cette main suppliante qui s'était tendue vers lui. Une affaire médiatisée, encore une fois. Le « tueur aux insectes » n'avait eu de secrets pour personne.

Sharko revint dans la réalité du présent.

La neige, le froid. Et toutes ces bagnoles qui n'avançaient pas.

Il lui fallut deux heures pour sortir du périphérique, et deux de plus pour descendre jusqu'à Épinay. L'enfer absolu. Il était presque 22 heures, il n'en pouvait plus lorsque son téléphone sonna.

C'était Lucie. Enfin.

- Ma chérie !

Il éprouvait l'envie de chialer, encore. Jamais il ne permettrait qu'on lui fasse du mal. Jamais, jamais.

La petite voix féminine résonna dans l'écouteur. Elle était si lointaine, si inaccessible.

- Bonjour, Franck. J'ai eu tous tes messages. Je n'ai pas pu t'appeler avant, faute de réseau.

- Dis-moi juste que tout va bien. Qu'il ne t'est rien arrivé.

- Ça va, ça va. Tu as l'air tout paniqué. Que se passe-t-il ?

- Rien. Parle-moi. Raconte-moi.

- Pour faire vite, ça a bien bougé ici. Je file vers l'aéroport, je vais essayer d'attraper le prochain vol pour Paris et revenir pour demain, jeudi 22.

Sharko eut mal aux doigts, tant ils étaient crispés sur son téléphone portable.

- Tu as trouvé quelque chose ?

- Deux éléments extrêmement importants, oui. Le premier, c'est que Dassonville est ici.

- Quoi ? Mais...

- Ne t'inquiète pas, ça roule.

- Ça roule ? Ce type est un tueur de la pire espèce !

- Qui est en fuite et que je ne reverrai plus, c'est certain.

- Parce que tu l'as...

- Laisse-moi parler, bon sang ! Il faut lancer des procédures avec la police du Nouveau-Mexique, et le plus rapidement possible. Ça fait presque quatre heures que j'ai perdu sa trace, il doit être déjà loin à présent. S'il se trouvait à Albuquerque, c'est parce qu'il voulait éliminer une ancienne journaliste. Cette journaliste, c'est le deuxième point important. Elle m'a fourni une identité : Léo Scheffer.

Sharko avait la tête qui bourdonnait. Dassonville, au Nouveau-Mexique. Il essaya de se concentrer sur la route. Ici, dans ces voies plus isolées, pas de saleuse. Ses pneus s'enfonçaient dans la neige toute fraîche.

- Qui est ce Scheffer ?

- Un spécialiste des radiations, un docteur en médecine nucléaire qui a quitté les États-Unis pour la France, accroche-toi bien, en 1987, soit un an après l'apparition chez nous du fameux manuscrit et de l'assassinat des moines. Je crois que Scheffer et Dassonville sont de mèche, et qu'ils se sont croisés dans les années 1970, lors de conférences scientifiques à Paris. À mon avis, le moine est venu chercher Scheffer en 1987, le manuscrit en main, pour qu'il l'aide à en percer les secrets.

Sharko entendit un coup de Klaxon.

- Ils roulent comme des fous par ici, fit Lucie. Pour en revenir à Scheffer, il est loin d'être net. D'après la journaliste, il a mené des expériences sur des cobayes humains, comme son père, brillant physicien impliqué au plus haut point dans le projet Manhattan. Tout cela me fait évidemment penser aux mômes des photos. Des petits cobayes humains.

Sharko crispa ses mains sur le volant. Il songea à la gamine asiatique du métro. À ses promesses. Lucie poursuivit :

- C'est à Léo Scheffer que le message dans "Le Figaro" était directement adressé. Valérie Duprès a retrouvé sa trace, a probablement voulu lui faire peur ou le faire réagir. Ensuite, je crois qu'elle a réussi à mettre la main sur l'un des mômes, à l'arracher momentanément à son sort mais, aujourd'hui, elle a disparu. Scheffer est hautement impliqué dans notre histoire, autant que Dassonville. Et c'est l'ancien moine qui est chargé de faire le ménage.

Dans la lueur de ses phares, Sharko vit les premiers arbres de la forêt de Sénart. D'après ses souvenirs, il fallait la longer, jusqu'à atteindre un bras de la Seine. Puis continuer à pied, les chaussures dans la neige, encore une fois.

- Très bien, fit le commissaire. Tu contactes Bellanger, tu lui expliques tout en détail. Dès que tu as l'heure de ton vol, tu m'appelles. Je viendrai te chercher à l'aéroport.

- T'es dans ta voiture ? Il est quelle heure en France ? 22 heures ?

- Je rentrais à l'appartement. Il neige encore ici, c'est la galère.

- Quoi de neuf de votre côté ?

Quoi de neuf ? Gloria, une ex-prostituée dont je ne t'ai jamais parlé, retrouvée défoncée à coups de barre de fer dans un poste d'aiguillage. Sa mort par empoisonnement à l'hôpital. L'Ange rouge et le tueur aux insectes, réincarnés dans un esprit malade qui me traque.

Sharko dut réfléchir pour se replonger dans leur enquête.

- Quelque chose de curieux avec l'un des gamins opérés, sur les photos. Apparemment, deux clichés ont plusieurs années d'écart, et l'enfant n'aurait pas vieilli entre les deux.

- C'est dément.

- Tout est dément dans cette histoire. Quant au môme de l'hôpital, celui qui a été en contact avec Valérie Duprès et qu'on a retrouvé mort dans l'étang, eh bien, les analyses sanguines indiquent que son organisme est contaminé par des éléments radioactifs : de l'uranium, du césium 137, il y a aussi du plomb non radioactif. On en est arrivé à la conclusion qu'il avait grandi dans un environnement hautement contaminé, genre Tchernobyl.

Il y eut un bref silence. Sharko entendit que Lucie était elle aussi en voiture.

- Tout coïncide, fit-elle. Ce gamin contaminé, ou qu'on a volontairement contaminé, a forcément un rapport avec Scheffer. Il faut aller vite, Franck. Si Scheffer est de mèche avec Dassonville, il est sûrement déjà au courant que nous sommes sur ses traces. Je vais devoir te laisser.

Sharko vit le ruban noir de la Seine se déployer, sur sa gauche, alors que la lune apparaissait par intermittence. Il ne neigeait plus. Encore un petit kilomètre, et il pourrait se garer. Si sa mémoire ne le trompait pas, à moins de posséder une embarcation, le grand étang sur lequel flottaient les péniches était accessible à pied uniquement, après cinq ou six cents mètres de marche en forêt.

- Attends, Lucie. Je voulais te dire... Quoi qu'il arrive, quels que soient les obstacles qui se dresseront entre nous, je t'aimerai toujours.

- Moi aussi, je t'aime. J'ai hâte de te revoir, et que tout cela soit terminé. Dans trois jours, c'est le réveillon, j'espère qu'on aura un peu de temps, tous les deux. À demain.

- À demain...

... « ma petite Lucie », ajouta-t-il alors qu'elle avait raccroché.

Il s'enfonça en voiture dans un chemin aussi loin qu'il le put, et coupa finalement le contact.

Sa lampe torche prit le relais de ses phares.

Encore la forêt, encore la flotte. Ces gros troncs noirs lui fichèrent définitivement la chair de poule. Qu'est-ce qui l'attendait, cette fois, dans la cale de La Courtisane ? Quelles horreurs ?

Il songeait déjà aux conséquences de ses actes. Au 36, si on découvrait qu'il avait de nouveau agi seul, on ne lui pardonnerait pas ce coup-ci.

Mais c'était l'unique moyen d'affronter son adversaire.

Comme voilà des années, Sharko savait qu'il n'y aurait probablement qu'un seul survivant.

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