1.

En ces premiers jours de janvier 1943, les soldats de la VIe armée allemande du général Paulus, encerclés dans Stalingrad, savent qu’ils vont mourir.


Ils se souviennent de ces trois semaines d’espoir, en décembre 1942, quand une armée de secours commandée par le Feldmarschall von Manstein et le général Hoth s’est élancée pour briser l’encerclement russe.

Le télégramme que leur a envoyé von Manstein : « Tenez bon, je vais vous sortir de là – Manstein », « c’était mieux qu’un train bourré de munitions et qu’un avion Junker plein de ravitaillement », s’est exclamé un jeune lieutenant.

Les soldats ont vu, à la mi-décembre, les signaux lumineux que leur adressaient leurs camarades parvenus à 50 kilomètres de Stalingrad. L’opération Tempête d’hiver semblait donc près de réussir.

Il fallait aller à leur rencontre !


Mais Hitler ordonne à Paulus de « tenir bon là où il est ». Il hurle, apostrophant son chef d’état-major le Feldmarschall Zeitzler : « Je ne quitterai pas la Volga, je ne me replierai pas. »

Zeitzler, accablé, insiste :

« Je conjure instamment le Führer d’autoriser, sans restriction, cette tentative de “sortie”, notre unique chance de sauver les 200 000 hommes de Paulus. Le Führer refuse de céder. En vain, je lui décris les conditions sévissant dans notre pseudo-forteresse, le désespoir de nos soldats affamés, leur manque de confiance dans le commandement, les blessés expirant faute de matériel médical, des milliers d’autres mourant tout simplement de froid. Le Führer demeure aussi insensible à ces arguments qu’aux précédents. »


Les soldats allemands savent donc qu’ils vont mourir. Ils se terrent « à quinze dans un bunker, c’est-à-dire dans un trou dans le sol de la taille d’une cuisine ».

Le désespoir et des myriades de poux les dévorent.

« Peu à peu, on est pris de dégoût pour soi-même. On n’a aucune possibilité de se laver convenablement, de changer de sous-vêtements. Ces foutus poux consomment entièrement votre corps. »

On crève de froid et de faim.

« Nous vivons essentiellement de viande de cheval, écrit un soldat, et moi j’ai même déjà mangé de la viande de cheval crue, tellement j’avais faim. »

Ils n’osent pas regarder leurs camarades, afin de ne pas se reconnaître dans les silhouettes enveloppées de hardes, hirsutes. Des abcès rongent leur corps. Ils se grattent sans cesse, « mort vivant », dit l’un, n’ayant que la peau et les os.

« On n’est plus qu’une épave, dit un autre, nous sommes tous complètement désespérés. »


On ne veut pas se rendre.

« S’il s’agissait des Français, des Américains, des Anglais, ce ne serait pas si mal mais avec les Russes on ne sait pas s’il ne vaut pas mieux se tirer une balle. »

Ils se souviennent de ce qu’ils ont vu, de ce qu’ils ont fait ; de ces prisonniers russes abattus parce qu’ils avaient une tête de commissaire bolchevik, de ces Juifs massacrés.

« Si tout tourne mal, mon amour, écrit un soldat à son épouse, ne t’attends pas à ce que je sois fait prisonnier. »

Le général Paulus, devant la multiplication des suicides, condamne, dans une adresse à ses soldats, cet « acte lâche et infamant ».


Mais ordre a été donné de laisser mourir de faim les malades et les blessés.

Il n’est plus possible de les soigner, de les abriter. Ils sont déjà plus de 20 000 entassés dans des caves transformées en hôpitaux souterrains. Des piles de cadavres gelés obstruent les entrées.

Les évacuations par voie aérienne ne concernent que quelques centaines d’hommes, et donnent lieu à de véritables ruées et à des violences : on veut embarquer à tout prix.

« Nous étions déjà une trentaine à l’intérieur de l’appareil, la plupart blessés, les grands blessés sur leurs brancards entassés les uns au-dessus des autres, raconte un soldat.

« Il y en avait d’autres aussi, de prétendus courriers et qui n’étaient pas le moins du monde blessés. Cette sorte de gens très astucieux qui se débrouillent toujours pour tirer leur épingle du jeu. »

L’avion roule, cahote, au milieu des nuages de neige que rejettent les hélices, puis il s’arrête, le pilote annonce qu’il faut alléger de 2 000 kilos pour pouvoir décoller. Vingt hommes à sortir de là…

« Ce fut alors un vacarme absolument terrible, tout le monde criait en même temps, celui-ci hurlait qu’il avait un ordre de mission de l’état-major de l’armée, celui-là, un SS, qu’il était porteur de documents très importants sur le Parti… Seuls les hommes allongés sur les brancards restaient silencieux mais la terreur se lisait sur leur visage. »


Puis, l’un après l’autre, ces aérodromes – Pitomnik, Goumrak – qui sont déjà sous le feu des canons et des « orgues » de Staline – ces lance-fusées – tombent aux mains des Russes. On se bat entre Allemands pour embarquer sur les derniers vols de la dernière piste, celle de Goumrak.

Des officiers donnent de fortes sommes aux pilotes pour obtenir une place.

On entend les rafales des fusils-mitrailleurs des fantassins russes qui pénètrent sur les pistes.

Alors on fuit, on regagne son « trou », on attend l’ultime assaut.

On ne sait pas quel visage aura la mort. Balle, poignard, gangrène, froid, faim.

« On a un kilo de pommes de terre pour quinze hommes. Pas de viande. On a mangé les chevaux à Noël. »


Vassili Grossman écrit dans L’Étoile rouge en ces premiers jours de l’année 1943 :

« Ces Allemands qui, encore en septembre, se ruaient dans les maisons au son grossier de leurs harmonicas, ces hommes qui roulaient tous phares allumés la nuit, et qui, le jour, chargeaient leurs obus sur des camions, ces Allemands se cachent aujourd’hui sous un chaos de pierres… Maintenant, il n’y a plus de soleil pour eux. Ils sont rationnés à vingt ou trente cartouches par jour, et ne tirent que s’ils sont attaqués. Ils ne touchent plus que 100 grammes de pain par jour, et un peu de viande de cheval. Tels des sauvages, ils se terrent dans leurs cavernes, rongeant un os de cheval… Nuit et jour, c’est pour eux la terreur. Là, dans les sombres et froides ruines de la cité qu’ils ont détruite, ils voient venir la vengeance ; ils la voient s’approcher sous les cruelles étoiles du ciel russe d’hiver. »

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