20.
En ce printemps 1943, Jean Moulin a le sentiment que l’Abwehr et la Gestapo sont sur ses traces, mais il ne soupçonne pas la précision et la masse de renseignements dont dispose Kaltenbrunner.
Moulin ignore que les Allemands ont réussi à retourner des résistants qui connaissent, parce qu’ils appartiennent à la direction du mouvement Combat – ainsi Jean Multon –, l’identité des principaux responsables du réseau comme ses voies de liaison et ses « boîtes aux lettres ».
« Protégé par des gardes du corps, écrira plus tard un témoin, Multon circule en France, hantant les capitales de nos régions, parcourant les avenues où nous avons l’habitude de donner nos rendez-vous, allant tout droit aux restaurants que nous fréquentons et donnant à ceux qu’il rencontre, et qui ne connaissent pas encore sa trahison, le baiser de Judas qui va les perdre. »
Moulin est aux aguets. Son intuition, ses sens en éveil l’avertissent du danger.
Il confie à sa sœur Laure :
« Je fais quelque chose de très important et difficile en ce moment. Si je réussis comme je l’espère, je passerai de l’autre côté de la Manche pour me faire oublier quelque temps.
« Je suis visé. Je dois redoubler de précautions. Ne m’écris pas, même si maman tombait malade, même si elle venait à mourir. On choisirait le moment des obsèques pour m’arrêter.
Je t’enverrai de temps à autre un mot par courrier mais toi, ne m’envoie rien. »
Dans un rapport destiné au général de Gaulle, et qui précède de quelques jours la première réunion du Conseil National de la Résistance, ce 27 mai 1943, il écrit :
« Je suis recherché maintenant, tout à la fois par Vichy et la Gestapo qui, en partie grâce aux méthodes de certains éléments des mouvements, n’ignore rien de mon identité ni de mes activités.
« Ma tâche devient donc de plus en plus délicate alors que les difficultés ne cessent d’augmenter. Je suis bien décidé à tenir le plus longtemps possible, mais si je venais à disparaître, je n’aurais pas eu le temps matériel de mettre au courant mes successeurs. »
Conscient du danger de plus en plus grand qu’il court, Moulin ne peut cependant cesser d’agir au moment où les efforts déployés depuis des mois ont abouti.
Chaque acteur est emporté par la nécessité.
Le général Delestraint, chef de l’Armée Secrète, multiplie les contacts. Il faut organiser les maquis, voir les chefs de réseau, établir une stratégie. Et Delestraint – qu’on désigne sous les noms de Vidal ou de Mars – est aussi menacé que Max-Rex.
De Gaulle sait les périls que courent Max et Vidal.
Mais, dit-il, « dans la nuit de l’oppression, comme au grand jour des batailles, la France pense à son avenir ».
Le 30 mai 1943, de Gaulle peut enfin se rendre à Alger.
Giraud et ses mentors – Churchill et Roosevelt – sont bien contraints d’accueillir l’homme du 18 Juin qui a rassemblé autour de lui toute la Résistance. Cette unité, sa force, c’est le Conseil National de la Résistance qui la lui confère.
Le 3 juin 1943 est constitué à Alger le Comité Français de Libération Nationale (CFLN), coprésidé par de Gaulle et Giraud.
« Ce qui est enjeu, dit de Gaulle, c’est notre indépendance, notre honneur, notre grandeur, c’est non seulement la liberté de la France martyrisée, mais la vie même de ses enfants livrés au pouvoir de l’ennemi.
« La route à parcourir est encore longue et cruelle. Mais regardez, voici qu’apparaît l’aurore radieuse d’une victoire qui sera aussi celle de la France. »
Pourtant, rien n’est joué.
Churchill arrive à Alger. Il a demandé à Anthony Eden de venir de Londres « pour être le garçon d’honneur au mariage Giraud-de Gaulle ».
De Gaulle rencontre le Premier ministre anglais.
Churchill n’a pas renoncé à « contrôler » ce de Gaulle qui « n’est pas tendre pour l’Angleterre ». Et les Anglo-Américains disposent parmi les Français de complices. Ainsi Jean Monnet, venu de Washington, conseiller de Roosevelt. En 1940, il a refusé de rallier la France Libre, bien qu’en poste à Londres.
De Gaulle se méfie. Il prend déjà ses distances avec le CFLN dans lequel il ne veut pas se laisser engluer.
« Comme il était à prévoir, nous sommes ici en pleine crise, écrit-il dès le 12 juin. La cause profonde est la dualité persistante entre Giraud et nous, dualité soigneusement ménagée par Monnet qui y voit le moyen d’exercer son arbitrage, c’est-à-dire sa direction.
« Monnet, naturellement, est le truchement de l’étranger. »
Dans les « dîners » algérois, Monnet s’en va, répétant que de Gaulle est un « danger public ». Mais cela, de Gaulle en est convaincu, sera balayé par la « force des choses ».
« Giraud-de Gaulle, explique-t-il, le premier nom a un sens militaire. Le second un sens national, qu’on le veuille ou non. Quand nous rentrerons en France, mon rôle ne sera plus de commander une grande unité, bien que je le préférerais, mais de veiller au grain pour que la résurrection du pays ne soit pas le signal du désordre… »
Comment s’attarder à ces médiocres stratagèmes, alors que l’on reçoit un message de Jean Moulin où s’expriment la tristesse, le courage et l’angoisse d’un homme pourchassé ?
« Mon Général, écrit Jean Moulin,
« Notre guerre à nous aussi est rude. J’ai le triste devoir de vous annoncer l’arrestation par la Gestapo, à Paris, de notre cher Vidal – le général Delestraint. Les circonstances ? Une souricière dans laquelle il est tombé avec quelques-uns de ses nouveaux collaborateurs… Permettez-moi d’exhaler ma mauvaise humeur, l’abandon dans lequel Londres nous a laissés, en ce qui concerne l’Armée Secrète.
« Vidal s’est trop exposé. Il a trop payé de sa personne. »
Et Moulin ?
La conscience des dangers qu’affrontent Moulin et les résistants rend encore plus insupportables les manœuvres d’un Jean Monnet et de ses séides.
« Il faut avoir le cœur bien accroché et la France devant les yeux, écrit de Gaulle à son épouse, pour ne pas envoyer tout promener. »
Il faut inlassablement agir, accepter l’invitation à déjeuner du roi d’Angleterre, George VI – qui a lancé cette invitation en dépit des réserves de Churchill –, circonvenir le ministre, Harold MacMillan, qui représente le gouvernement britannique en Algérie.
MacMillan raconte :
« Après ce déjeuner, de Gaulle me demande ce que je compte faire de mon après-midi. Je pensais aller en voiture à Tipasa pour me baigner. Il me demande s’il peut m’accompagner, seul.
« C’est ainsi que j’ai passé trois heures et demie de voiture, de promenade dans les ruines et de discussion incessante avec cet homme étrange – attirant et pourtant impossible. Nous parlons de tous les sujets imaginables, de politique, de religion, de philosophie, des classiques, d’histoire ancienne et moderne, etc. Tout se rapporte plus ou moins aux problèmes qui préoccupent son esprit.
« Je me rappelle encore avec plaisir ce curieux épisode. Je me baigne nu à la pointe extrême de l’ancienne cité romaine, tandis que de Gaulle reste assis sur un rocher, drapé dans sa dignité, en uniforme, avec ceinturon et képi. Puis nous faisons un excellent petit dîner dans une auberge dont le patron était tout excité. »
De Gaulle est de retour à Alger. Dans le message qu’on a posé sur son bureau, il ne voit que le nom de Rex, arrêté le 21 juin à Caluire, dans la banlieue de Lyon, par les hommes du SS Klaus Barbie.
Mars-Delestraint d’abord, le 9 juin.
Rex-Moulin, le 21 juin.
Les meilleurs, les fidèles, « ceux qui incarnent leur tâche et qu’à ce titre on ne remplace pas ».
Qui les a trahis ?
L’un était le chef militaire, l’autre le chef civil et politique, le président du CNR.
La Résistance française vient de subir, à douze jours d’intervalle, le coup le plus rude qui lui ait encore été porté par la Gestapo.
C’est une blessure profonde qui meurtrit de Gaulle, dont il sait qu’elle ne se refermera pas, qu’avive la détermination anglo-américaine de le faire plier.
« Tous les reptiles à la solde du State Department et de ce pauvre Churchill, écrit-il, hurlent et bavent à qui mieux mieux dans la presse anglo-saxonne. Tout cela est méchant, idiot, mais quoi ! c’est toute la guerre… »
Il signe cette lettre du 24 juin à Yvonne de Gaulle : « Ton pauvre mari. »
Comment continuer ?
Il n’y a pas d’autre choix.
Il se rend à Tunis, esplanade Gambetta, et le 27 juin 1943, devant « ce rassemblement immense et enthousiaste de Tunis libérée », il lance :
« Au point où en est le drame, les Français, à aucun moment, ne détournent leur pensée de la France. »
De Gaulle s’adresse à la foule, aux Français, mais sous l’éloquence du tribun, c’est la confidence d’un homme blessé qu’il livre :
« À la France, conclut-il, à notre dame la France, nous n’avons à dire qu’une seule chose, c’est que rien ne nous importe ni ne nous occupe, excepté de la servir. Notre devoir envers elle est aussi simple et élémentaire que le devoir des fils à l’égard d’une mère opprimée. Nous avons à la délivrer, à battre l’ennemi et à châtier les traîtres qui l’ont jetée dans l’épreuve, à lui conserver ses amis, à arracher le bâillon de sa bouche et les chaînes de ses membres pour qu’elle puisse faire entendre sa voix et reprendre sa marche au destin.
« Nous n’avons rien à lui demander, excepté, peut-être, qu’au jour de la liberté, elle veuille bien nous ouvrir maternellement les bras pour que nous y pleurions de joie et qu’au jour où la mort sera venue nous saisir elle nous ensevelisse doucement dans sa bonne et sainte terre. »