24.

Hitler, en cet été 1943, alors que Staline célèbre les victoires russes, sait-il que la guerre, sa guerre, est perdue ?


Les yeux baissés, le buste penché en avant, les coudes appuyés sur les cuisses, les mains croisées sous le menton, il écoute Rommel, qu’il a convoqué à son Grand Quartier Général, songeant à lui confier le commandement des troupes allemandes en Grèce et, peut-être, en Italie.

Car aux désastres subis sur le front de l’Est s’ajoute la capitulation de l’Afrikakorps en Tunisie – 130 000 Allemands prisonniers et autant d’Italiens.

« J’aurais dû vous écouter », murmure le Führer.


Mais un autre front est ouvert : désormais c’est en Sicile que se dessinent de nouveaux désastres.

Aux premières heures du 10 juillet 1943, les Anglais de la 8e armée commandée par Montgomery et les Américains de la 7e armée du général Patton ont débarqué sur la côte sud-est de l’île.

« Vinceremo – nous vaincrons – répète Mussolini. Il faut que l’ennemi soit pétrifié sur la ligne de sable où l’eau s’arrête et où commence la mer. »

Mussolini se pavane, rappelle que 300 000 soldats italiens, disposant de 1 500 canons, font de l’île une citadelle inexpugnable. Quatre divisions allemandes complètent ce dispositif.



Mais il suffit de quelques heures pour comprendre que les Italiens ne se battront pas. Seuls les Allemands livrent des combats acharnés tout en se repliant, pas à pas, vers le détroit de Messine.

Le commandement allemand est révolté par l’attitude des Italiens. Le 12 juillet, la base d’Augusta s’est rendue aux Britanniques. L’amiral italien a fait sauter toutes les batteries côtières avant d’avoir vu un seul soldat anglais.

On dit que les Américains ont parachuté des membres de la mafia extraits des prisons des États-Unis pour prendre contact avec les « parrains locaux » de l’« honorable société » afin de les inciter à organiser la reddition des troupes italiennes.


La Sicile, prédit Rommel, devra être abandonnée.

Il dresse un tableau sombre de la situation du Reich.

« Nous perdons jusqu’à 30 sous-marins par mois. Bien entendu, nous allons produire encore plus d’armes et de munitions en conséquence de la mobilisation de la main-d’œuvre décrétée au début de l’année 1943. »

Il s’interrompt, observe le Führer.

« Mais même alors, ajoute Rommel, pourrons-nous faire face contre le reste du monde ? »


Rommel appréhende la colère du Führer quand celui-ci se redresse, le foudroie du regard et, le visage secoué par des tics, commence à parler. La voix est sourde, le ton grave.

« Je me rends bien compte, dit-il, qu’il reste peu de chances de gagner la guerre. Mais l’Occident ne veut pas conclure de paix avec moi alors que je n’ai jamais désiré la guerre contre l’Ouest. Eh bien, les Occidentaux vont avoir leur guerre, ils l’auront jusqu’au bout. »

Hitler se lève, va et vient, penché, les mains derrière le dos.

« Si le peuple allemand est incapable de vaincre, s’écrie-t-il tout à coup, alors qu’il crève ! De toute façon, les meilleurs sont déjà morts. S’il doit être vaincu, que le peuple se batte pour chaque maison, qu’il ne laisse rien debout ! Un grand peuple doit mourir héroïquement, c’est une nécessité historique ! »


« On a parfois l’impression que le Führer n’est plus très normal », confie Rommel à son fils Manfred, qui s’apprête à s’engager comme soldat auxiliaire de la Luftwaffe.

Puis Rommel, pour faire oublier ce commentaire et justifier sa fidélité, en cet été 1943, au Führer, précise à son fils :

« Il faudra t’habituer à obéir rapidement et sans hésitation aux ordres de tes supérieurs. Souvent ces ordres ne te plairont pas, souvent tu ne les comprendras pas. Obéis pourtant sans discussion. Un chef ne peut entrer dans de longues explications avec ses subordonnés, il n’a pas le temps d’indiquer ses raisons… »


Ainsi le Führer, s’appuyant sur la morale traditionnelle des officiers, continue-t-il de régner sur ces esprits formés à l’obéissance absolue.

Et Rommel s’incline, accepte les décisions du Führer :

« J’apprends, écrit-il le 18 juillet 1943, qu’on a conseillé au Führer de ne pas me donner le commandement en Italie parce que je serais mal disposé pour les Italiens. J’imagine qu’il y a de la Luftwaffe – Goering ! – derrière cela. Mon envoi en Italie est donc remis. Le Führer va probablement rencontrer le Duce. »


Hitler veut conforter le Duce dont la situation est difficile.

Le roi d’Italie, Victor-Emmanuel III, les maréchaux et généraux, le plus souvent monarchistes, conspirent pour chasser le Duce du gouvernement qu’il préside depuis 1922 !

Les monarchistes espèrent ainsi préserver le roi, l’avenir de la royauté.

La chute du Duce permettrait de rompre avec l’Allemagne nazie et de se débarrasser du fascisme, accepté tant qu’il était triomphant, détestable maintenant que les revers militaires montrent sa faiblesse. Et le désir des Italiens de retrouver la paix et la liberté est irrésistible.

Mais les dignitaires fascistes, les plus lucides, ont le même objectif – chasser Mussolini, rompre avec les Allemands – mais leur finalité est autre : ils espèrent ainsi sauver le fascisme et leur pouvoir.

Ils obtiennent de Mussolini qu’il convoque pour le samedi 24 juillet 1943 le Grand Conseil Fasciste, où ils escomptent mettre Mussolini en minorité.


Le 18 juillet dans la matinée, l’ambassadeur allemand von Mackensen apporte à Mussolini une invitation urgente du Führer.

La rencontre est fixée en Italie dans une villa du XVIIIe siècle, près de Feltre.

Le Duce et le Führer se retrouvent à l’aéroport de Trevisio.


Le 18 au soir, Mussolini s’envole pour Trevisio avec son médecin et son secrétaire. Le général Ambrosio part par le train avec le secrétaire d’État aux Affaires étrangères, Bastianini. À Rome, tout s’arrête parmi les conjurés, l’espoir d’une solution Mussolini à la crise, comme en tant d’autres occasions, retient encore le roi, ses conseillers et les hiérarques fascistes.

Cependant, sur l’aérodrome de Trevisio, le Duce, les yeux levés, suit l’avion du Führer qui tourne au-dessus du terrain en attendant 9 heures, l’heure officielle de l’arrivée.


19 juillet 1943. Dans les rues de Rome, les premiers passants découvrent des tracts annonçant un bombardement imminent de la ville :

« Pour cette action, disent les tracts, ont été choisis des équipages soigneusement préparés et qui connaissent Rome. »

Les Romains ne prennent guère au sérieux cet avertissement : la Ville sainte ne peut être bombardée.

Le ciel est d’un bleu humide.


À Trevisio, l’avion de Hitler s’est posé.

L’atmosphère est lourde. Les deux dictateurs voyagent seuls, en train, jusqu’à Feltre, puis de là, en voiture découverte, ils se rendent à la villa Gaggia, véritable labyrinthe de couloirs, des « mots croisés pétrifiés », dira Mussolini.

Les deux délégations se réunissent à 11 heures dans le salon d’entrée et le Führer commence un long monologue. Mussolini, assis sur le bord d’un fauteuil trop profond, les mains posées sur ses jambes croisées, écoute patiemment, sans bien comprendre le sens de ce discours passionné, plein de reproches sur l’armée italienne dont « l’organisation est manifestement mauvaise ». Mais le Führer hausse le ton.

« La guerre, dit-il, peut être continuée à l’infini, elle se réduit au problème de la main-d’œuvre, c’est une question de volonté. »


À midi, le secrétaire particulier de Mussolini entre dans la salle et tend au Duce un message. Mussolini, d’une voix émue, traduit le texte en allemand :

« En ce moment, l’ennemi bombarde violemment Rome », dit-il.

Dans la ville, les sirènes ont hurlé à 11 heures. À 11 h 05, les premières bombes tombent des Forteresses volantes et des Liberator sur les voies ferrées, la gare, les quartiers ouvriers de San Lorenzo, Tiburtino, Appio Latino, les aéroports de Littorio et Ciampino. La défense antiaérienne qui, sur ordre du Duce, a tant de fois tiré pour rien, pour simplement créer une ambiance de guerre, n’atteint aucun appareil ; pourtant les avions volent très bas. Certains mitraillent les rues ; quatre vagues se succèdent pendant trois heures faisant plus de 1 400 morts et 6 000 blessés.


À Feltre, le Führer reprend, impassible, son monologue, donnant à Mussolini une véritable leçon, humiliant le Duce devant ses propres collaborateurs. Ceux-ci sont indignés. À 13 heures, au moment où va commencer le déjeuner, ils entourent Mussolini. Le général Ambrosio, pâle de colère, joue son va-tout, sans détour, formulant un véritable ultimatum :

« Vous devez parler clair aux Allemands, dit-il au Duce d’une voix forte, ils veulent se servir de l’Italie comme d’un rempart et ils se moquent de savoir si elle court à la ruine. »

Mussolini se tait, baissant la tête. Ambrosio poursuit :

« Vous êtes l’ami du Führer, faites-lui comprendre nos raisons, nous devons nous détacher et penser à nos affaires. Il faut sortir de la guerre dans les quinze jours, conclut Ambrosio en martelant ces mots d’un ton sans réplique. »

Mussolini ergote :

« Sommes-nous disposés, dit-il, à effacer d’un seul trait vingt ans de régime ? »


L’aveu est clair : le fascisme est lié au nazisme et son sort dépend du sort de la guerre, ceux qui espèrent encore en Mussolini n’ont pas compris cette donnée fondamentale. Mussolini sent-il d’ailleurs la gravité de l’ultimatum du général Ambrosio ? Il semble surtout préoccupé de savoir ce que penseront les Romains de son absence pendant le bombardement de la ville.

« Je ne voudrais pas que les Romains croient… », répète-t-il, laissant chaque fois sa phrase inachevée.

À 17 heures, Hitler et Mussolini se trouvent à l’aéroport de Trevisio. Au moment où le Führer le quitte, Mussolini s’écrie :

« Notre cause est commune, Führer ! »

Puis, tourné vers le maréchal Keitel, le Duce ajoute :

« Envoyez-nous tout ce dont nous avons besoin, pensez que nous sommes embarqués sur le même bateau. »

Tant que l’avion de Hitler reste en vue, Mussolini garde le bras levé pour le salut fasciste, puis, comme ses collaborateurs l’entourent, il dit d’une voix basse, en s’éloignant :

« Il n’a pas été nécessaire que je fasse un discours à Hitler. »

Ambrosio cette fois-ci a compris, on ne peut plus compter sur Mussolini. Le général dit à Bastianini, le secrétaire d’État :

« Il n’a pas pris mes paroles au sérieux. Mais il est fou. Je te dis qu’il est fou. Ce que je lui ai dit est une chose sérieuse, très sérieuse. »


À Rome aussi le roi va trancher. Quand il se rend vers 15 heures dans les quartiers dévastés par les bombes anglo-américaines, les incendies ne sont pas encore éteints, les blessés geignent ; personne ne dirige les opérations de secours ; à l’aéroport de Ciampino, tout le personnel de la base a fui dès l’explosion des premières bombes. Mais ce qui frappe le plus le roi, c’est le silence glacial qui entoure sa visite : pas un applaudissement, une réprobation muette. Quelques instants plus tard, Pie XII est au contraire l’objet d’une ferveur émouvante.



La froideur de l’accueil populaire, le rapport du général Ambrosio rentré de Feltre décident le roi. Il va destituer Mussolini. Il veut oublier qu’il a accepté, soutenu la politique du fascisme. Et c’est au Duce qu’il doit les titres d’empereur – d’Éthiopie – et de roi d’Albanie.

Mais les temps ont changé. Il faut rompre.


Le jeudi 22 juillet, Victor-Emmanuel III, nerveux et pâle, reçoit Mussolini.

« J’ai essayé de faire comprendre au Duce, raconte le souverain à ses proches, que désormais sa personne seule fait obstacle au redressement intérieur.

« C’est comme si j’avais parlé à du vent », conclut-il.

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