27.

Ces « propres à rien » d’italiens, il n’y a pas que le Feldmarschall Rommel qui les soupçonne de double jeu.


Les généraux anglais et américains qui négocient avec les envoyés du roi d’Italie et du maréchal Badoglio sont tout aussi méfiants.

Ils ont pourtant obtenu la signature le 27 août d’un armistice, mais ils veulent en garder la date d’entrée en vigueur secrète, persuadés que les Italiens la communiqueraient à l’état-major allemand. Or, le jour de l’armistice, les Alliés veulent parachuter des troupes sur les aéroports de Rome et débarquer.

Quant aux Allemands, ils écoutent, sceptiques, les déclarations du maréchal Badoglio qui, se présentant comme l’un des trois plus vieux maréchaux (avec Pétain et Mackensen), s’étonne de la « défense du gouvernement du Reich à son endroit ».

« J’ai donné ma parole, j’y ferai honneur, dit-il au nouvel ambassadeur allemand, Rahn. Je vous prie d’avoir confiance. »

Mais l’état-major allemand n’est pas dupe.

Les aérodromes de Rome sont occupés par des SS et, le 30 août, le maréchal Keitel envoie à toutes les unités de la Wehrmacht un message sans ambiguïté :

« La tâche la plus importante est celle de désarmer l’armée italienne le plus rapidement possible. »


Le 8 septembre 1943, à 17 h 45, la radio américaine révèle la reddition du gouvernement Badoglio.

À 19 h 30, d’une voix lourde et sans intonation, Badoglio « reconnaît l’impossibilité de continuer une lutte inégale ».

« La trahison des Italiens est désormais un fait, écrit Rommel à son épouse. Nous ne nous trompions pas sur eux. »

Les patrouilles allemandes entrent en action, désarment, embarquent dans des wagons à bestiaux à destination de l’Allemagne les soldats italiens désormais prisonniers.

La colère et le mépris animent les Allemands contre les « Badoglio Truppen ».

« Le Duce, écrit Goebbels, entrera dans l’Histoire comme le dernier des Romains, mais derrière sa puissante figure un peuple de bohémiens finira de pourrir. »

Quant à Rommel, il note le 10 septembre :

« Dans le sud, les troupes italiennes se battent déjà contre nous aux côtés des Anglais. Dans le nord, nous les désarmons pour le moment et les envoyons prisonnières en Allemagne. Quelle fin honteuse pour une armée ! »


En fait c’est une armée – et un peuple – en proie au désarroi. Mais les actes de courage sont nombreux.

À Rome, des civils crient : « Donnez-nous des fusils, les Allemands arrivent. »

Les Allemands réagissent avec brutalité. Le commandement de la Wehrmacht tolère, durant 24 heures, ce droit de saccage pour la ville qui symbolise la trahison.

Quand des unités italiennes résistent, la réaction allemande est implacable, criminelle.

À Céphalonie, la division Acqui ouvre le feu sur les Allemands. Quand la défense cesse, faute de munitions, les nazis fusillent en un seul jour 4 500 officiers et soldats, et laissent leurs corps sans sépulture.

« Les rebelles italiens n’en méritent pas », dit un officier allemand.


Pendant que ces combats se déroulent et que les Allemands occupent l’Italie, l’agence allemande d’information DNB publie la première proclamation d’un nouveau gouvernement fasciste. Il comprend des dignitaires fascistes (Farinacci, Pavolini) et le fils de Mussolini, Vittorio.

« La trahison ne s’accomplira pas : un gouvernement national-fasciste s’est constitué, déclarent-ils. Il travaille au nom de Mussolini. »

Les Allemands, bénéficiant d’informations transmises par des policiers italiens restés fidèles au Duce, savent que Mussolini est détenu au Gran Sasso.


Hitler charge personnellement le SS – d’origine autrichienne – Otto Skorzeny de délivrer le Duce.

Les parachutistes du général Student arriveront en planeur au Gran Sasso et maîtriseront les carabiniers qui gardent le Duce.

Celui-ci quittera en compagnie de Skorzeny le Gran Sasso, à bord d’un petit avion Fieseler Storch, la « Cigogne ».

Le plan est hardi, sa réussite incertaine.


12 septembre 1943. Gran Sasso. Il est 14 heures environ. Mussolini, assis devant sa fenêtre, voit tout à coup un planeur se poser à deux cents mètres de l’hôtel, des hommes armés bondissent hors de l’appareil. Bientôt sept autres planeurs arrivent, un neuvième se brise à l’atterrissage, trois autres manquent la plate-forme et s’écrasent le long des falaises.

Les soldats s’avancent vers l’hôtel, les carabiniers hésitent ; devant les Allemands court le général des carabiniers Soleti que les hommes de Student ont enlevé la veille. Le général Soleti a tenté de se suicider, en vain, les Allemands l’ont poussé de force dans le planeur de tête. Bientôt, les Italiens sont désarmés, sans qu’un seul coup de feu ait été tiré.

Libéré, Mussolini apparaît amaigri, vieilli ; il remercie Skorzeny, demande à rentrer chez lui à Rocca della Caminate. Mais l’Histoire lui joue son dernier tour : il est trop tard pour qu’on le laisse échapper à son rôle, trop tard, les Allemands ont des ordres stricts, il faut ramener Mussolini à la base aérienne de Pratica di Mare.



L’avion d’observation « Cigogne » atterrit près de l’hôtel. Mussolini, en pardessus noir, chapeau noir, s’assoit entre les jambes du massif capitaine Skorzeny. L’avion cahote sur la courte piste improvisée, plonge dans une crevasse qui barre le terrain en pente ; l’appareil tombe un instant puis le pilote Gerlach, un as de la Luftwaffe, redresse et met pleins gaz.

L’opération Eiche a réussi. Les Allemands ont un nom célèbre pour le gouvernement national-fasciste.

Le maréchal Badoglio a certes déclaré que Mussolini ne sortirait pas vivant de sa prison mais en quittant Rome précipitamment, à l’aube du 9 septembre, le maréchal n’a donné aucune directive.


Et Mussolini est libre, entre les mains des Allemands.


Un Heinkel le conduit de Pratica di Mare à Vienne où il débarque vers minuit. Là, démuni de tout, mort de fatigue, il couche à l’hôtel Continental. Le 13 septembre, il est à Munich où il retrouve sa famille qui jusque-là avait été internée à Rocca délia Caminate ; il passe une journée avec sa femme et ses fils cependant qu’arrivent dans la ville les hiérarques que l’entrée des Allemands à Rome a libérés.

Dans la capitale de la Bavière se rassemblent ainsi les survivants du fascisme, et dans la ville il y a aussi, tenus à l’écart, les Ciano qui sont là au milieu de leurs ennemis.


Le 14 septembre 1943, à son Quartier Général, le Führer reçoit Mussolini. Les deux hommes s’étreignent longuement ; entre eux renaît ce lien qui s’est tissé au cours des rencontres et qui a fait de Hitler le meneur incontesté. La discussion commence et elle durera deux heures dans le bunker du Führer.

Mussolini a-t-il déclaré vouloir se retirer de la vie politique, n’a-t-il pas accepté de reprendre la tête d’un gouvernement fasciste que devant la menace de dures représailles allemandes contre les Italiens (emploi des gaz, mainmise du Reich sur la plaine du Pô) ? C’est une défense facile même s’il y a une part de vérité dans l’évocation des intentions de Hitler et dans l’affirmation du désir de Mussolini d’abandonner la partie.


Au vrai, Mussolini a subi la menace, l’ascendant de celui qu’il avait choisi de suivre, et surtout il a dû être repris par l’illusion d’un retournement éventuel de la situation.

En vieux routier de la politique, il imagine qu’un coup de chance reste toujours possible, qu’il n’y a pas de damnation en politique, qu’il suffit parfois de durer pour se sauver. Et puis, il y a le pouvoir, même s’il n’est plus qu’une apparence.

Et il se livre. Hitler le fait même examiner par son médecin personnel, le docteur Morell.

Autour de Mussolini grouillent déjà les intrigues et les rivalités des chefs fascistes, de Farinacci à Pavolini, chacun se présentant comme l’interprète des nazis. Mussolini à leur contact retrouve son passé, il est de nouveau le Duce.


Le 15 septembre, l’agence allemande DNB annonce :

« Mussolini a repris la direction du fascisme en Italie. »

Cette communication est suivie de la lecture de cinq arrêtés, les Fogli d’ordini (« feuilles d’ordres ») du nouveau régime :

« Arrêté n° 1 du régime :

« Aux camarades fidèles de toute l’Italie :

« Je reprends à partir d’aujourd’hui, 15 septembre 1943, an XXI de l’Ère fasciste, la direction suprême du fascisme en Italie.

« Benito Mussolini.

« Arrêté n° 2 du régime :

« Je nomme Alessandro Pavolini au secrétariat temporaire du Partito Nazionale Fascista qui s’appelle à partir d’aujourd’hui Partito Fascista Repubblicano (PFR).

« Benito Mussolini. »

Les autres arrêtés prévoient la reconstitution de tous les organismes du Parti.


À la lecture des journaux, les Italiens demeurent silencieux. Les uns finissent un rêve, les autres, le petit nombre des fascistes, sortent d’un cauchemar. Le Duce est revenu, et la peur que ces fascistes ont vécue pendant cinquante jours, ils vont la faire payer cher. Ils ressortent en chemise noire, insigne à la boutonnière, ils vont frapper aux portes, ils se font provocants et beaucoup d’italiens retrouvent – mais cette fois-ci la rage au cœur – leur visage d’impassibilité et d’humilité cependant que paradent quelques prepotenti (« fiers-à-bras ») fascistes.


Et ceci se produit dans toute l’Italie centrale et la plaine du Pô puisque les Alliés ne contrôlent que le sud de la botte, à partir du Garigliano, à environ deux cents kilomètres au sud de Rome.


Le 18 septembre, Mussolini parle à la radio de Munich. La voix est éteinte, lasse :

« Chemises noires,

« Italiens et Italiennes,

« Après un long silence, voici que de nouveau ma voix vous parvient et je suis sûr que vous la reconnaîtrez. »

Mussolini raconte les événements survenus, explique :

« Le mot “fidélité”, dit-il, a une signification profonde, éternelle, dans l’âme allemande. »

Après avoir attaqué le roi, Badoglio, tous les traîtres et les parjures, réaffirmé la nécessité de l’alliance allemande, il conclut :

« Il faut anéantir les ploutocrates parasitaires ! Paysans, ouvriers, petits employés, l’État qui va être construit sera le vôtre. »

La voix est sans chaleur, le discours pauvre et la démagogie outrancière et dérisoire.


Les Allemands refusent à Mussolini le droit de s’installer à Rome, ville ouverte. Il faut gagner Salò, sur les bords du lac de Garde, dans le voisinage direct du Reich. Il y a là Farinacci, Guido Buffarini-Guidi, ministre de l’intérieur, Pavolini et aussi le maréchal Graziani qui, par haine de Badoglio et fidélité à l’Allemagne et au Duce, dirige le ministère de la Défense.

Chaque ministre de la nouvelle République fasciste crée son corps de défense : milice, garde nationale républicaine ou Brigate Nere (« Brigades noires ») de Pavolini, corps de police et la Muti, formation autonome de répression qui a pris le nom de l’ancien secrétaire du Parti, élevé au rang de martyr du fascisme depuis qu’il a été abattu par les carabiniers de Badoglio. On utilise aussi des commandos de marine, la Xe MAS, du prince Valerio Borghese qui commande 4 000 à 5 000 hommes et les organise en un groupe indépendant aux vives ambitions politiques.

Dans tout cela, quelques jeunes gens voulant défendre la patrie contre l’envahisseur, quelques combattants fidèles aux camarades morts au cours de trois ans de guerre, et puis la tourbe des mal famés qui se rassemblent toujours autour des gouvernements imposés, petite troupe de vauriens de quinze à dix-sept ans, décidés aux meurtres et à la rapine et qui s’éclipsent quand viennent les vrais et durs combats.

Les SS du général Wolff et les espions allemands dominent ce monde qui n’est plus que le spectre du régime fasciste : même les communications téléphoniques passent par eux. Ils protègent et contrôlent. Ils sont en pays conquis et le gouvernement de Mussolini – celui de la République sociale italienne – n’est pas le paravent de leur domination.

Les journaux sont pleins d’« ordonnances du commandement allemand ». La Stampa du 2 octobre 1943, au milieu de sa première page, publie les photos du « mark d’occupation » dont le change est fixé à dix lires. Officiellement, l’Italie du Nord n’est plus qu’un pays militairement occupé.


Qui peut croire à la souveraineté de la République de Salò et de son Duce ?

Un garde SS, commandé par un vétéran, Sepp Dietrich, entoure Mussolini et sa maîtresse Clara Petacci.

Goebbels note que « la conduite personnelle du Duce avec sa petite amie que Sepp Dietrich a dû lui amener donne de sérieuses inquiétudes… Le Führer commence à rayer le Duce sur le plan politique ».

Avec suffisance, Hitler le confirme dans un bref discours à la radio :

« L’espoir de trouver des traîtres parmi nous, assure-t-il, repose sur une complète ignorance du caractère de l’État national-socialiste. La croyance que l’on peut susciter en Allemagne un 25 juillet, semblable à celui de Rome, repose sur une méconnaissance absolue de ma position personnelle ainsi que de l’attitude de mes collaborateurs politiques et de mes maréchaux, amiraux et généraux. »


Le Führer reçoit longuement Goebbels et ne lui cache pas la déception qu’il a éprouvée en constatant que la flamme qui brûlait le Duce s’est éteinte.

Goebbels conclut dans son Journal :

« Le Duce n’a pas tiré de la catastrophe italienne les conclusions morales que le Führer attendait… Le Führer espérait que le premier souci du Duce serait de tirer une terrible vengeance de ceux qui l’ont trahi. Mais il n’en a manifesté aucun signe, montrant ainsi ses vraies limites.

« Ce n’est pas un révolutionnaire de la trempe du Führer ou de Staline, commente Goebbels.

« Il est tellement lié à son peuple, si pleinement italien, qu’il manque des qualités nécessaires pour faire un révolutionnaire et un insurgé d’envergure mondiale. »

Загрузка...