39.

En cette fin d’année 1943, comment la gaieté pourrait-elle éclore, fleurir dans ce continent européen martyrisé et dont Rommel semble ignorer qu’en tant de ses lieux il est devenu un abattoir ?


Les SS exterminent à Auschwitz, à Birkenau. Ils massacrent mais ils ont peur.

Le ghetto de Varsovie s’est insurgé et les combattants juifs ont choisi de mourir les mains nues contre une troupe SS surarmée.

Plus angoissant encore pour les bourreaux, les Juifs des camps de Treblinka et de Sobibor se sont soulevés.

À Sobibor, un groupe de prisonniers soviétiques, ayant à leur tête un lieutenant juif de l’armée Rouge, ont « liquidé » un SS, 300 détenus ont réussi à s’échapper, à gagner les forêts voisines. Les Russes ont traversé le Bug et rejoint les partisans.


Face à l’ébranlement de son empire, Himmler donne l’ordre de tuer, de tuer encore et de plus en plus vite.

Dans le camp de Maidanek, le 3 novembre 1943, les SS tuent 10 400 détenus.

Les haut-parleurs déversent des flots de musique afin de noyer les détonations et les cris des assassinés.

Les SS ont donné comme nom de code à cette tuerie : « Fête de la moisson » !


Et la mort fauche partout.

Sur le territoire du Reich, on vide les prisons en transférant les détenus dans des camps de concentration, où l’on tue d’une balle dans la nuque, à coups de pioche, par pendaison.


Au camp de Mauthausen, les déportés ont dû tailler dans la paroi d’une carrière cent huit hautes marches.

Ils doivent les gravir, portant des pierres d’une cinquantaine de kilos.

Les SS souvent les poussent afin qu’ils basculent dans la carrière où d’autres détenus creusent la roche.

Et les SS donnent l’ordre de verser sur eux les pierres contenues dans les bennes des camions.


Des dizaines de milliers de travailleurs forcés meurent dans les usines souterraines de faim et d’épuisement. Souvent, ils sont battus à mort.


Francfort, Brème, Berlin reçoivent, au mois de décembre 1943, 2 000 tonnes de bombes lâchées par des centaines de bombardiers de l’US Air Force et de la Royal Air Force.


La France n’est pas épargnée.

Les miliciens, la Gestapo y torturent et y fusillent.

Et les avions alliés bombardent les gares, les villes industrielles. Des centaines de morts sont retirés des décombres d’Ivry, de Bois-Colombes, d’Asnières.


Ce n’est pas de cela qu’on se soucie à Vichy.

Le maréchal Pétain et son entourage hésitent encore à s’opposer ouvertement aux Allemands.

Le message que Pétain voulait, le 13 novembre, adresser aux Français est toujours censuré par l’occupant.


Le 2 décembre au soir, Maurice Sarraut, directeur du journal radical La Dépêche de Toulouse, est assassiné alors qu’il rentrait chez lui dans la banlieue de la ville.



Il a été un des notables de la IIIe République et pouvait établir un lien entre l’État français et les républicains modérés qui, en juillet 1940, ont voté les pleins pouvoirs à Pétain, mais qui, conscients de la défaite allemande que tout annonce, veulent organiser la transition en écartant de Gaulle et « ses » communistes.

« C’était un grand Français en réserve », commente le Maréchal.

Ce crime ne peut profiter qu’aux « collaborationnistes », qui savent que leur sort est lié à celui de l’Allemagne nazie.

Les soupçons se portent sur des miliciens de Darnand, qui n’ont pu agir qu’avec l’assentiment ou même l’instigation des Allemands.


Les automitrailleuses chargées de SS entrent à Vichy le 4 décembre 1943. À 11 heures du matin, elles prennent position devant l’hôtel du Parc.

Les gardes mobiles, les policiers mêlés à des agents de la Gestapo entourent l’hôtel.

On assure que de forts détachements de la Wehrmacht occupent les environs de la ville.

D’une voiture escortée de motocyclistes de la Feldgendarmen descend l’ambassadeur du Reich, Otto Abetz. Il remet au maréchal Pétain une lettre du ministre des Affaires étrangères Ribbentrop.

Le ministre doit faire connaître un ultimatum en cinq points établi par le Führer.


Abetz, durant l’entrevue avec Pétain qui dure une demi-heure, les résume.

Pas question de retour à la République. Laval est chargé de remanier le gouvernement.

« Aujourd’hui, redit Abetz, le seul et unique garant du maintien du calme et de l’ordre public à l’intérieur de la France et par là aussi de la sécurité du peuple français et de son régime contre la révolution et le chaos bolcheviques, c’est la Wehrmacht allemande. Je vous prie de prendre acte de ce que l’Allemagne saura sauvegarder ses intérêts dans toutes les circonstances, d’une façon ou d’une autre. »

Mais ajoute Abetz :

« Le Führer vous laisse entièrement libre de tirer les conclusions qui vous paraîtront utiles… »


Pétain reste immobile, les mains posées l’une sur l’autre, les avant-bras appuyés à son bureau, le buste droit.

Il dit seulement à Abetz :

« Je comprends parfaitement le sens de cette lettre et, comme soldat, je ne peux admettre ce que vous exposez… Je vous demande de vous revoir demain pour vous donner ma réponse… »

Pétain paraît sûr de lui. Il confie à son entourage :

« Décidément, les hitlériens sont de peu profonds politiques et ce M. Laval est tout à fait ridicule de s’accrocher au pouvoir. S’il croit que M. Churchill et les Américains voudront s’asseoir à une table avec lui, il se trompe bien. Il m’empêchera de les recevoir, c’est tout ce qu’il aura gagné. S’il était intelligent, il aurait saisi l’occasion de s’envoler en Argentine ou ailleurs. »


Le 5 décembre au matin, Pétain paraît encore résolu.

« Je ne veux pas de M. Laval. Je n’ai pas confiance en lui. Qu’il s’en aille… J’ai quatre-vingt-huit ans, je ne peux plus longtemps admettre cette situation… »

Mais au fil des heures et des jours, cette résolution s’effiloche. Pétain revoit Abetz, reçoit Laval.

« Laval est démoniaque, raconte Lucien Romier, ministre d’État de Pétain. Il voit quatre fois par jour le Maréchal. Il faut constamment défaire ce qu’il a fait. Je tourne la clef d’une montre sans ressort… Je n’en puis plus. »


Pendant ce temps, Marseille est bombardée par les Alliés. Le nombre des victimes des raids aériens atteint plusieurs milliers. On évoque même le chiffre de 30 000 victimes. Mais à l’exception de la presse ultra-collaborationniste, la population semble accepter comme une fatalité nécessaire que la guerre emporte la France dans un abîme de douleurs.

C’est le prix à payer pour le Débarquement, la Libération. On écoute Radio-Londres. On vomit l’occupant et ses sbires criminels qui se prétendent encore français.


Le maréchal Pétain, lui, dévide l’écheveau de ses capitulations.

Dans une lettre du 11 décembre 1943, il assure à M. le chancelier Hitler qu’il soutiendra tout gouvernement « qui pourra reprendre en main le pays ».

Il accepte donc le gouvernement de Pierre Laval qui comportera les « Ultras » de la Collaboration, Déat, Doriot, Philippe Henriot.

« Je ne puis avoir, monsieur le Chancelier, poursuit Pétain, d’autre politique que celle que je viens de définir. Par la lutte contre le communisme et le terrorisme, elle contribue à la défense de la civilisation occidentale. Elle est la seule de nature à sauvegarder les chances de cette réconciliation de nos deux peuples qui est la condition de la paix en Europe et dans le monde. »


Le 18 décembre 1943, dans une seconde lettre au Führer, le maréchal Pétain se soumet, sans retenue, aux exigences allemandes, puisque Hitler ne s’est pas satisfait des formules générales de la lettre du 11 décembre.

« Monsieur le Chancelier,

« Comme suite à ma lettre du 11 décembre et au désir que vous avez exprimé, je précise que les modifications des lois seront désormais soumises avant la publication aux autorités allemandes. »


On ne peut aller plus loin dans la capitulation.

Ce 18 décembre 1943, Pétain a renoncé à être autre chose qu’un vaincu, soumis aux ordres du Führer.


Le 19 décembre 1943, au Vélodrome d’Hiver, en ce lieu même où avaient été rassemblés les Juifs au terme de la grande rafle du 16 juillet 1942, les « Ultras » – Marcel Déat, Philippe Henriot, Jacques Doriot – en uniforme de la Milice ou des Waffen-SS tiennent meeting, sous l’emblème de la croix gammée.

Ils invitent l’assistance à s’enrôler pour aller combattre sur le front russe.

Ce même 19 décembre 1943, Pétain, pour la première fois depuis la mi-novembre, assiste à la cérémonie du lever des couleurs. Quelques dizaines de personnes surveillées par une section de gardes mobiles l’applaudissent.

Puis Pétain rentre à l’hôtel du Parc.

Tout, en mode mineur – aucune voix ne crie « Vive le Maréchal » –, semble être rentré dans l’ordre.


Le 28 décembre arrive à Vichy l’Allemand Cecil von Renthe-Fink.

Le Führer a exigé la présence, auprès de Pétain, de ce « délégué spécial diplomatique ».

Ce « surveillant » doit contrôler tous les propos, toutes les activités de celui qui fut maréchal de France.

De ce titre qui lui valut tant d’adhésions, Pétain ne garde plus que l’uniforme et le képi.

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