5.

Stalingrad : ce nom, dans la France occupée de ce début d’année 1943, est sur toutes les lèvres.

Il n’est point besoin de le prononcer.


Parfois, il suffit d’un clin d’œil complice, d’une question prudente :

« Vous avez vu ? Qu’est-ce qu’ils prennent ! »

On cite le refrain d’une chanson satirique, diffusée par Radio-Londres : « C’est la défense élastique… »

On murmure le titre d’un livre qui commence à circuler sous le manteau, Le Silence de la mer, dont l’auteur qui use évidemment d’un pseudonyme est un certain Vercors.

Or, dans les états-majors des mouvements de résistance, on sait qu’il y a des plans pour faire du massif du Vercors une forteresse où pourraient être parachutés armes et combattants. Cette citadelle accueillerait ces jeunes « réfractaires » qui refusent de partir travailler en Allemagne, comme leur en fait obligation la loi du 17 février 1943 sur le Service du Travail Obligatoire qui concerne les jeunes gens nés en 1920, 1921, 1922.

Les trois « classes » – avec des exceptions pour les agriculteurs – sont entièrement mobilisées pour une durée de deux années.


Le Gauleiter Sauckel, chargé de recruter ces travailleurs nécessaires à l’industrie du Reich, a reçu de son ministre Albert Speer des directives précises.

Selon Speer : « Le Führer a indiqué qu’il n’est pas nécessaire à l’avenir d’avoir des égards particuliers vis-à-vis des Français. »

Il faudrait que, avant la mi-mars 1943, « 150 000 spécialistes, 100 000 manœuvres, hommes et femmes, soient transférés en Allemagne ».


Le chef du gouvernement, Pierre Laval, placé devant ces exigences, veut à la fois répondre aux demandes allemandes et conserver aux yeux de l’opinion l’apparence du pouvoir et obtenir quelques concessions.

« Je vous prie de bien me comprendre, dit Laval à Sauckel. J’accepte votre programme. Je ne réclame rien qui puisse affaiblir la force offensive de l’Allemagne. Je prie le Gauleiter Sauckel de reconnaître pleinement les difficultés auxquelles je me heurte. »


Laval le dit et le redit :

« Comment voulez-vous que je fasse ? a-t-il tenté d’expliquer au Führer lors de leur dernière entrevue à la mi-décembre 1942. Où que je me tourne, je n’entends crier que “Laval au poteau !”.

— J’ai confiance en vous, a répondu Hitler. Je ne traiterai qu’avec vous. Vous êtes le dernier gouvernement de la France. Après vous, ce sera un Gauleiter. »

Et Ribbentrop, le ministre des Affaires étrangères du Reich, développe le même argument, le 2 janvier 1943 :

« La France se trouve aujourd’hui à un carrefour. Elle doit choisir entre son adhésion sans réserve à l’Europe et sa disparition totale de la scène du monde. »


Laval cède, parce qu’il est allé trop loin dans la collaboration pour pouvoir se renier, et parce qu’il a besoin de l’illusion qu’il conserve à la France toutes ses cartes en collaborant avec les nazis.

L’un de ses proches confie :

« La souveraineté française est encore sauvegardée. Pierre Laval était parti à ce rendez-vous avec le Führer, investi par le Maréchal des pleins pouvoirs ; il revient de son voyage avec les pleines responsabilités. »

Et Laval ajoute :

« C’est un nouveau départ. On avait donné à la France sa chance, on lui en donne une nouvelle… »


Qui peut le croire ?

Il faudrait imaginer que l’Allemagne peut encore gagner la guerre. Et il suffit de ce nom, Stalingrad, pour que le doute détruise les illusions auxquelles s’accrochent les collaborateurs les plus compromis.


Mais l’atmosphère a changé à Vichy.

On ne voit plus le maréchal Pétain – et Pierre Laval – se promener sans escorte dans les rues.

Les intrigants, les ambitieux, les admirateurs du Maréchal ont déserté Vichy qui n’est plus la capitale d’un État qui conserve une part de sa souveraineté puisque la France est occupée depuis le débarquement américain au Maroc et en Algérie.

Les Allemands sont les maîtres de tout le territoire national et le « gouvernement français » – Pétain, chef de l’État, et Laval, chef du gouvernement – ne dispose plus que de quelques apparences de pouvoir.


Des « gardes mobiles » et la garde du Maréchal, soit quelques centaines d’hommes, assurent la protection de Laval et de Pétain.

L’hôtel du Parc est gardé comme une forteresse. Une porte blindée a été installée dans l’escalier qui permet de passer de l’étage Laval à l’étage Pétain.

Laval, qui passe ses nuits dans sa propriété de Châteldon, rejoint chaque matin Vichy en voiture blindée. Le long de la route, un garde armé est en faction tous les cent mètres. Des policiers, revolver au poing, attendent Laval devant l’hôtel du Parc.



Vichy, jadis bruissant de rumeurs, de tensions et de conciliabules, n’est plus un lieu de pouvoir. N’y demeurent que les personnages « officiels » attachés à une fonction gouvernementale ou liés à Pétain ou à Laval.

Pour tous les autres, « Vichy n’est plus intéressant mais dangereux. Vichy est rejeté par les collaborationnistes comme par les gaullistes. La fidélité au Maréchal fond comme neige au soleil. Les vocations résistantes s’affirment, la onzième heure approche ».

C’est l’effet Stalingrad qui vient s’ajouter à l’effet El-Alamein et au basculement de l’Afrique du Nord après le débarquement américain du 8 novembre 1942.

Chacun pressent que le prochain « saut » conduira les Alliés en Europe. Débarquement en Sicile, en Italie, en Normandie, en Grèce, dans les Balkans ? On est sûr que l’un d’entre eux aura lieu.


Le temps n’est plus où l’on était fier d’avoir reçu des mains du Maréchal la « francisque », la décoration emblématique de la « Révolution nationale ».

« À Vichy, écrit Maurice Martin du Gard, chacun prépare son dossier. “Moi, dit tel ministre, j’ai sauvé tant de travailleurs !” “Moi, dit un chef de la police, j’ai planqué les fils de généraux gaullistes dans une école de gendarmerie.” “Moi, dit un autre, j’ai sauvé tant de Juifs.” »


Les collaborationnistes résolus – Marcel Déat, Jacques Doriot, Philippe Henriot, Joseph Darnand –, c’est-à-dire ceux qui savent que leur sort est déterminé par le destin du nazisme, dénoncent ce « cloaque » vichyssois, son attentisme.

Même s’ils critiquent Pierre Laval, s’ils espèrent – c’est le cas de Déat, de Doriot – lui succéder – avec l’appui allemand –, ils partagent l’analyse du chef du gouvernement lorsqu’il dit :

« Cette guerre est une guerre de religion. La victoire de l’Allemagne empêchera notre civilisation de sombrer dans le communisme.

« Il y a plusieurs routes à suivre, j’ai choisi la seule qui puisse conduire au salut de notre pays. Je ne me laisserai jamais égarer par l’opinion publique si elle doit me faire tourner le dos à l’intérêt de la France. Je renverrai impitoyablement tout ce qui, sur ma route, m’empêchera de sauver la France. »


Mais Pierre Laval, bien qu’enfermé dans le seul rôle qui lui reste à jouer, est aussi un homme lucide qui mesure les dérisoires moyens dont il dispose.

« Il est difficile, en toutes circonstances, de diriger la politique de notre pays, confie-t-il. Mais quand il se trouve sans armée, sans flotte, sans Empire et sans or, la tâche de celui qui est chargé de gouverner s’avère parfois insurmontable. »

Elle l’est en ce début d’année 1943, car la vie des Français devient de plus en plus difficile et ils savent bien que l’occupant allemand pille le pays.

Et les « bonnes intentions » des « ministres » de Laval, et de Laval lui-même, ne réussissent en rien – ou presque rien – à améliorer la situation de la plus grande partie de la population.


Il faut d’abord « nourrir » et « payer » la Wehrmacht.

Les officiers allemands et les « trafiquants », intermédiaires en tout genre à leur service, se gobergent dans les restaurants du marché noir : le prix d’un seul déjeuner dépasse le montant du salaire mensuel moyen !

Réduit aux seules denrées distribuées par le « ravitaillement légal », un Parisien ne peut vivre que cinq ou six jours par mois !

Chacun est donc contraint de se livrer au marché noir, et les plus humbles vivent avec la faim au ventre : 200 grammes de matières grasses et 300 grammes de viande par mois !

Les légumes frais sont rationnés… ail compris !

Quant au pain, sa ration varie selon les récoltes, mais lorsqu’elles sont abondantes, on relève de 25 grammes la ration attribuée !

Pour les travailleurs manuels, elle peut atteindre 350 grammes par jour mais elle sera au fil des mois réduite à 100 grammes, voire 50 dans certaines villes.

Le lait manque pour les nouveau-nés. Les mères ne peuvent allaiter pour cause de malnutrition.

En fait, la sous-alimentation est la cause immédiate de la mort de près de 150 000 Français.

Certes, agriculteurs, commerçants et privilégiés de la fortune peuvent échapper à la faim, mais le peuple souffre, épuisé, englouti par la recherche quotidienne d’aliments pour les enfants. Cette quête devient une « obsession » qui mobilise toute la volonté.


Or il faut de l’énergie physique pour vouloir et pouvoir se battre, et seuls les jeunes gens vigoureux s’engagent dans la Résistance.

Ils y sont poussés par la mise en œuvre du Service du Travail Obligatoire. Et les jeunes concernés, pour échapper à un départ vers l’Allemagne, se réfugient à la campagne, dans des villages, chez des paysans.

Ils sont ainsi au contact des « maquis » qui commencent à rassembler des « maquisards », ces partisans peu nombreux encore.

Ils reçoivent quelques armes parachutées. Ils sont l’émanation des mouvements de résistance : Combat, Franc-Tireur, Libération, et les Francs-Tireurs et Partisans Français (FTPF) liés au Parti communiste.

Ces maquis encore embryonnaires révèlent que la « guerre de partisans » conduite par les Russes devient une référence que confirme l’écho des batailles qui se livrent sur le front de l’Est. Stalingrad exalte ces jeunes combattants.

Pour les Allemands et les collaborateurs enrôlés dans le Service d’Ordre Légionnaire, le SOL, créé par Joseph Darnand, ces « réfractaires », ces « maquisards » sont des « terroristes », des « communistes », des « gaullo-communistes » voués, lorsqu’ils sont pris, à la déportation ou, si c’est au terme de combats ou d’une opération « anti-maquis », au peloton d’exécution et souvent à la torture.


Les Allemands d’ailleurs ne cherchent plus à se montrer « korrect » : c’est ainsi que la population française les avait jugés dans les premières semaines de l’Occupation, dans l’été et l’automne 1940.

Aujourd’hui, en 1943, l’écrivain Jean Paulhan dit des Allemands, dans un article d’une publication clandestine, Les Cahiers de la Libération : « D’eux, il ne nous restera rien. Pas un chant, pas une grimace… Ils ne sont pas animés. Ils auront passé comme un grand vide. Comme s’ils étaient déjà morts. Seulement cette mort, ils la répandent autour d’eux. C’est même la seule chose qu’ils sachent faire. »


Ils ont pris en main le camp de Drancy jusque-là dirigé par les autorités françaises.

Le régime du camp sévère devient sous la férule des SS – et d’abord du Hauptsturmführer-SS, Alois Brunner – l’antichambre de la mort.

On y frappe, on y torture, on y tue. On y est poussé dans les wagons plombés qui partent pour les camps d’extermination et d’abord Auschwitz.

La Gestapo ne connaît plus aucune limite territoriale. Ses hommes envahissent l’ex-zone sud, interviennent en plein cœur de Vichy – ainsi un magistrat est-il arrêté dans le bureau du garde des Sceaux !

Ils se font ouvrir les portes des prisons, arrachent les détenus à leurs cellules et les conduisent à Paris où, le plus souvent, ils sont torturés, exécutés ou déportés.

Les bourreaux sont fréquemment des Français. Une Gestapo « française » est dirigée par un gangster, Laffont, et un policier révoqué, Bony.

Cette bande de la « rue Lauriston », composée de condamnés de droit commun que Laffont a fait libérer de prison grâce à l’appui des autorités allemandes, est plus cruelle encore que la Gestapo qui opère en plusieurs lieux et notamment rue des Saussaies. On dénombre plus d’une dizaine de centres de torture à Paris.


Les rafles visant les Juifs réfugiés dans l’ancienne zone « libre » se multiplient. La police française exécute les ordres des autorités allemandes. Les Juifs sont traqués. Ils fuient les villes de la côte méditerranéenne et d’abord Nice et Cannes, et gagnent les villages et les cités des Alpes.

Heureusement, les départements du sud de la France sont occupés depuis le 11 novembre 1942 par les troupes italiennes qui s’opposent à ces rafles, à ces déportations.

« Cela, remarquent les Italiens, a été fait non sans rencontrer toutefois une certaine résistance dictée encore une fois chez les Français par le désir de voir se confirmer leur souveraineté. »


Pierre Laval et René Bousquet, le secrétaire général de la police française, sont en effet soucieux de la « souveraineté française », quitte à obéir aux nazis – comme lors de la grande rafle du Vélodrome d’Hiver le 16 juillet 1942 !

Paradoxe, aveuglément, on devient l’exécutant des ordres nazis afin d’affirmer qu’on est « souverain » !


Quand, le 3 janvier 1943, un attentat a lieu contre une « maison close » du quartier du Vieux-Port à Marseille fréquentée par les soldats de la Wehrmacht, le problème de l’attitude des autorités françaises se pose aussitôt.

L’attentat a provoqué la mort de plusieurs « clients » des prostituées, autant d’Allemands que de Français. Mais Hitler, au vu du rapport qui lui est transmis, est emporté par la colère. Il convoque Himmler :

« La ville de Marseille est un repaire de bandits, dit-il. Cela a existé de tout temps ; mais aujourd’hui, c’est l’Allemagne qui en supporte les conséquences. »

Il serre les poings, les brandit.

« Il n’y a qu’une mesure à prendre. D’après les renseignements qui me sont donnés, tous les bandits sont concentrés dans le quartier du Vieux-Port. Il y a dans ce quartier des souterrains ; il y a des moyens d’action exceptionnels. On me signale qu’un grand nombre de déserteurs allemands y sont cachés. Il n’y a donc qu’une solution : je donne l’ordre de raser tout ce quartier du Vieux-Port. »


Oberg, le représentant de Himmler en France, se rend aussitôt à Marseille, fustigé par Himmler qui l’accuse de ne pas avoir signalé ce que le Führer vient de lui révéler. Les instructions du Führer doivent être exécutées sans délai.

Oberg annonce à René Bousquet que la police allemande va encercler le 1er arrondissement de Marseille, arrêter les 50 000 personnes qui l’habitent. Elles seront déportées. S’il y a des résistances, elles seront brisées à l’aide de tanks, puis le quartier sera détruit.


René Bousquet et le préfet régional Lemoine obtiendront que l’opération soit conduite par la police française.

Elle débutera le 24 janvier 1943 à 5 heures du matin. Les destructions seront moins étendues que celles prévues par les Allemands, et les « déportés » ne seront que… 20 000, dont la moitié seront internés dans un camp « français » à Fréjus et éviteront ainsi le départ pour le camp de Compiègne puis les camps de concentration en Allemagne.



Moindre mal ?

Ce qui demeure, c’est que l’ordre du Führer a été exécuté par les forces de l’ordre françaises, que l’État français n’existe plus, que l’illusion entretenue de juillet 1940 au 11 novembre 1942 est morte.

La police de Pétain et de Laval n’a pas conduit à préserver la souveraineté française dans le cadre d’une « collaboration », elle a abouti – ainsi que de Gaulle le martèle depuis le 18 juin 1940 – à la soumission.


Et les Allemands exigent toujours plus.

Ils ont réussi à occuper la Tunisie où en novembre 1942 les Américains – étrange et grave oubli – n’ont pas débarqué. Les troupes françaises présentes dans le protectorat tunisien tentent en vain de s’opposer aux parachutistes allemands.

La Wehrmacht occupe la Tunisie. Mais le Grand Quartier Général allemand, installé à Tunis, semble ne pas vouloir s’emparer de la flotte française ancrée dans la rade de Bizerte.

Lorsque l’amiral Derrien, qui la commande, est convoqué à l’état-major allemand, il ne se doute pas – après plusieurs semaines de relations courtoises – que le général Nehring va lui donner trente minutes pour livrer intacts tous les vaisseaux français, la seule force militaire dont dispose Vichy.

Si l’ultimatum n’est pas exécuté, dit Nehring, « les équipages seront tués jusqu’au dernier officier et marin. On ne fera pas de prisonnier ».


Que faire ?

La Tunisie est entre les mains allemandes.

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