14.
En ce printemps de l’année 1943, alors que les villes du Reich sont écrasées sous les bombes, que les morts, les disparus de Stalingrad hantent les mémoires allemandes, Hitler passe de l’abattement à l’exaltation ou à la colère.
Il a choisi de nouveaux favoris, Martin Bormann d’abord, devenu le « secrétaire du Führer ».
Le Reichmarschall Goering aux tenues extravagantes est en disgrâce.
Goering n’a tenu aucune de ses promesses, et Hitler ne l’oublie pas. Il s’emporte, furibond, contre celui qui est encore son héritier désigné. Le Führer lui tourne le dos et, quand il s’adresse à lui, il ne parle pas, il aboie, déroulant un réquisitoire que Goering, servile, subit.
« La Luftwaffe n’a pas ravitaillé Stalingrad, hurle le Führer. Elle n’a pas exterminé les Anglais à Dunkerque, en mai 1940. Elle devait briser l’Angleterre, terroriser et écraser les villes anglaises, contraindre Churchill à la démission, à la capitulation. »
Le Reichmarschall avait promis de fournir à Rommel « armes, munitions, carburant ! Et il n’y a plus un soldat allemand en Afrique du Nord. L’armée de Rommel a dû déposer les armes ! ».
Hitler s’avance vers Goering, comme s’il allait le frapper, mais il se détourne, s’adresse à Bormann.
Puis, épuisé, Hitler s’assied, ferme les yeux.
Goering, d’une voix doucereuse qui enfle peu à peu, s’engouffre dans le silence du Führer.
Goering affirme, répète :
« Churchill et Roosevelt sont des drogués et des malades mentaux qui s’agitent au bout des ficelles tenues par des Juifs… Cette guerre est une grande guerre des races qui décidera si les Allemands et les Aryens survivront ou si les Juifs domineront le monde. »
Hitler se lève, parle avec exaltation. Il semble avoir oublié la Luftwaffe, repris par ses obsessions.
« La force motrice [du capitalisme et du bolchevisme] est en tout état de cause la haine éternelle de cette race maudite qui, depuis des milliers d’années, châtie les nations comme un vrai fléau de Dieu jusqu’à ce que sonne l’heure pour ces nations de reprendre leurs esprits et de se redresser contre leurs bourreaux. »
Le Führer soliloque.
« L’antisémitisme, poursuit-il, tel que nous l’avons retenu et propagé antérieurement dans le Parti, doit redevenir le cœur de notre combat. »
L’approbation de Goering, de Goebbels, de Bormann le grise. Il exhorte Goebbels à développer une « propagande antisémite agressive ».
Il marche de long en large, penché en avant.
« Des bactéries antisémites, dit-il, sont naturellement présentes dans toute l’opinion publique européenne, il nous suffit de les rendre virulentes. »
Il cite Le Protocole des Sages de Sion qui, affirme Hitler, n’est pas comme on le prétend un faux, mais un texte « absolument authentique » où l’on voit que les Juifs se servent de la guerre pour se défendre du processus d’extermination imminent.
Il s’interrompt, cherche des yeux Himmler.
« Les peuples, dit-il, qui ont été les premiers à reconnaître le Juif et les premiers à le combattre s’élèveront à la domination mondiale à sa place », conclut-il.
Goering, Goebbels, Bormann, Himmler, mais aussi le général Keitel approuvent avec ferveur.
« Nous avons pleinement conscience de ce que nous risquerions si nous faisions preuve de faiblesse autour de cette guerre, note Goebbels. Nous nous sommes tellement engagés, surtout dans la question juive, qu’il n’est plus possible de reculer désormais. Et cela vaut mieux ainsi. Un mouvement et un peuple qui ont coupé les ponts derrière eux combattent, l’expérience le prouve, plus résolument que ceux qui ont encore une possibilité de retraite. »
Le 3 mai 1943, Goebbels, ministre de la Propagande, communique – dans une circulaire confidentielle – ses instructions à la presse du Reich, inspirées par le Führer.
« Les possibilités d’exposer la véritable nature des Juifs sont infinies, écrit Goebbels. Désormais, la presse doit utiliser les Juifs comme cible politique : les Juifs sont responsables, ont voulu la guerre, les Juifs font empirer la guerre, et encore et toujours les Juifs sont responsables. »
Il faut convaincre les Allemands que, comme l’a dit le Führer, « il ne reste pas d’autre choix aux peuples modernes que d’exterminer les Juifs ».
Leur mort doit venger celle des soldats allemands. Il faut que la puissance diabolique suscite une haine meurtrière qui permettra de refouler l’angoisse.
Et Goebbels, en tribun, sait jouer de la peur sourde des Allemands pour leur faire accepter – pire, désirer – l’extermination.
À la tribune du Sportpalast, il martèle :
« Derrière la ruée [protestations exaltées], derrière la ruée des divisions soviétiques, nous entrevoyons déjà les escadrons de liquidation, embusqués derrière la terreur, le spectre de millions de gens plongés dans la famine et celui d’une anarchie totale en Europe. Ici, la juiverie internationale, une fois de plus, montre qu’elle constitue le facteur de décomposition démoniaque […]. Nous n’avons jamais craint la juiverie, et nous la craignons aujourd’hui moins que jamais ! [cris de “sieg heil”, longs applaudissements]. […] Le but du bolchevisme est la révolution mondiale des Juifs […]. L’Allemagne, au moins, n’a pas l’intention de fléchir devant cette menace juive ; elle compte plutôt y faire face par l’exter… [se reprenant] l’élimination si nécessaire totale et plus radicale de la juiverie. »
La foule, debout, applaudit avec frénésie, crie « sieg heil », entonne des chants nazis – le Horst Wessed Lied –, l’hymne du Reich – Deutschland Über Alles !
Les bras se lèvent pour le salut nazi. On rit, on a compris que le lapsus de Goebbels était calculé.
Il n’a pas dit extermination mais il l’a suggéré – Ausrott – et personne n’est dupe de ce que signifie l’élimination – Ausschaltung – totale et radicale.
Et des millions d’Allemands qui ont écouté ce discours de Goebbels retransmis plusieurs fois par toutes les stations de radio se sont esclaffés, se sont félicités de cette astuce : dire et ne pas dire, tuer et ne pas avouer le meurtre tout en le revendiquant.
Tout un peuple ainsi s’enfonce dans la complicité avec les bourreaux.
Et Goebbels a conclu ce discours par un vers publié en 1814 par le poète Körner, pour dresser tous les Allemands contre Napoléon dans un grand soulèvement patriotique :
« Et maintenant, peuple, lève-toi, et toi, tempête, déchaîne-toi. »
La « tempête » a déjà tué – selon un rapport remis à Himmler le 31 mars 1943 – 2 millions et demi de Juifs. Le document est intitulé « La solution finale de la question juive européenne ».
Derrière cette comptabilité criminelle, il y a l’indescriptible et infinie souffrance de chaque humain : enfant, vieillard, malade, femme, homme.
L’enfer commence dans le wagon où l’on meurt d’épuisement, de soif, d’étouffement. La panique d’être entassés à cent. Les cris. La folie qui pose ses griffes sur quelques déportés, les luttes à mort pour s’approcher de l’étroite ouverture qui permet de respirer, l’odeur d’urine et de merde.
Puis l’arrivée à Auschwitz, Treblinka, Sobibor, Maidanek, Belzec.
C’est l’effroi : les chiens, les coups, les hurlements, la sélection, le déshabillage, la « douche », les chambres à gaz. Ce gaz Zyklon B, fabriqué par l’industrie allemande.
Les membres du Sonderkommando tirent les corps hors de la chambre à gaz et les enfournent dans les crématoires après avoir dépouillé les cadavres de leurs dents en or, de leurs bijoux, de tout ce qui a pu être récupéré, fondu pour devenir lingot d’or.
Avant, on avait trié les vêtements, expédiés en Allemagne, distribués ou vendus aux enchères.
À Hambourg, en 1942-1943, arrivent ainsi 27 227 tonnes de « marchandises » ayant appartenu à des Juifs, soit 45 cargaisons.
Cent mille habitants de Hambourg bénéficient de ces « arrivages ».
« De simples ménagères portent soudain des manteaux de fourrure, trafiquent avec du café et des bijoux, s’équipent de meubles et de tapis anciens venant de Hollande ou de France. »
« Schneller, schneller, schneller, plus vite, plus vite, plus vite », crient les kapos, les gardiens, quand les portes des wagons sont ouvertes à l’arrivée dans les camps.
Mais schneller, schneller, schneller vaut pour tous les moments de la mise en œuvre de la « solution finale ».
Il faut vite fondre les dentiers et les couronnes en or pour en faire des lingots. Ils vont dans les coffres de la Reichsbank et dans ceux des banques suisses et servent à acheter des diamants industriels nécessaires à l’industrie de guerre allemande.
Schneller, schneller, schneller, pour se constituer un trésor de guerre – celui des SS –, pour conquérir des positions de pouvoir et chez certains afin de se préparer à « survivre » si le Reich était défait.
Schneller, schneller, schneller : tuer vite, massacrer tous les Juifs d’Europe, appliquer plus vite la « solution finale ». Faire disparaître les Juifs, les témoins, les traces du massacre.
On retire des fosses communes ouvertes en 1941 les milliers de corps qui y ont été jetés, tués d’une balle par les Einsatzgruppen. Les Russes avancent. Il faut déterrer, brûler ces corps, effacer le crime des mémoires.
Schneller, schneller, schneller : il faut que les Alliés – Roumains, Hongrois – livrent leurs Juifs, plus vite, plus vite.
Les 17 et 18 avril 1943, Hitler rencontre le régent de Hongrie, Horthy, au château de Klessheim, proche de Salzbourg.
Huit cent mille Juifs vivent en Hongrie, alors que la guerre semble ne plus pouvoir être gagnée par l’Allemagne, et Horthy hésite à les livrer aux nazis.
Hitler s’étonne de la clémence des mesures hongroises. Horthy devrait s’inspirer de ce qui se fait en Pologne.
« Si les Juifs ne veulent pas travailler, ils sont abattus ; s’ils ne peuvent pas travailler, ils doivent aussi mourir. Il faut les traiter comme les microbes de la tuberculose susceptibles d’infecter un corps sain. »
Le Führer s’interrompt, répète :
« Des microbes de la tuberculose… »
Puis, ajoute Hitler :
« Ce n’est pas cruel si l’on considère qu’il faut tuer même des êtres innocents comme des cerfs ou des lièvres pour éviter des dégâts. Pourquoi épargner ces bêtes qui ont voulu nous apporter le bolchevisme ? »
Le Führer s’interrompt à nouveau :
« Les peuples qui ne se sont pas défendus contre les Juifs ont péri », dit-il.
Mais, en dépit des exhortations de Hitler, le ministre des Affaires étrangères hongrois – Kallay – déclare à la fin du mois de mai 1943 :
« La Hongrie ne s’écartera jamais des préceptes de l’Humanité qui, tout au long de son histoire, ont toujours été les siens en matière de questions raciales et religieuses. »
Or, en ces premiers mois de 1943, en Europe, on sait quel est le destin des Juifs qui partent « vers l’est ». Et le peuple allemand le sait.
Des centaines d’Allemandes viennent visiter leurs maris gardiens SS à Auschwitz.
« L’odeur de chair brûlée est portée à des kilomètres, reconnaît le commandant du camp Höss. Tout le voisinage parle de la crémation des Juifs… »
Les Allemands qui habitent la haute Sibérie, les cheminots, les soldats, personne ne peut ignorer le destin des Juifs « transportés » de leur pays, de leur ghetto, vers les camps.
On sait que le « haut fourneau SS » d’Auschwitz traite 6 000 personnes par jour.
Ce sont les permissionnaires des diverses unités engagées à l’est qui racontent ce qu’ils ont vu, ou ce que des camarades leur ont rapporté. Ils se contentent d’abord d’évoquer des « mesures très rudes » prises contre les Juifs, puis ils s’épanchent, évoquent massacres, chambres à gaz, crématoires.
Mais l’antisémitisme a tant gangréné les esprits, la propagande de Goebbels est si efficace que personne ne semble s’indigner, et a fortiori protester.
En Allemagne, la « solution finale » est acceptée, justifiée, voire souhaitée.
Et d’autant plus facilement que les Juifs semblent se laisser massacrer sans combattre ; et l’un d’eux, l’écrivain yiddish Yehoshua Perle, écrit, évoquant le destin du ghetto de Varsovie :
« Trois cent mille Juifs n’ont pas eu le courage de dire non. Chacun ne songeait qu’à sauver sa peau. Et pour y arriver, on était même prêt à sacrifier son papa, sa maman, sa femme et ses enfants[3]. »