17.
Au cynisme et au réalisme glacé de Churchill répondent l’hypocrisie et l’impudence de Staline.
Le Premier ministre britannique détourne la tête pour ne pas voir les fosses de la forêt de Katyn pleines d’officiers polonais assassinés, il n’en doute pas, par les tueurs du NKVD.
Mais la vérité doit être sacrifiée aux nécessités de l’alliance avec la Russie. Pas d’accusations contre Staline parce qu’il faut vaincre Hitler !
Le tsar communiste exploite son avantage. Contre l’évidence, il affirme que les nazis sont responsables du massacre. Et il accuse le gouvernement polonais en exil à Londres d’être le complice de Goebbels et de son « gang de menteurs ».
Le 6 mai 1943, Staline, patelin, répond aux questions du correspondant du Times, en affirmant qu’il veut une Pologne forte et indépendante.
Le 9 mai, on célèbre à Moscou par une grande manifestation « l’union de tous les Slaves ». Et on donne la parole à un officier polonais – le colonel Berling. Il s’exprime au nom de ses compatriotes qui se « trouvent en Union soviétique » et veulent se battre aux côtés des Russes.
« La route de notre patrie passe par le champ de bataille », dit-il.
Oubliés les 15 000 à 20 000 patriotes polonais morts dans les camps du goulag, dans l’extrême nord russe, ou en Asie centrale.
Vive l’amitié entre les peuples russe et polonais !
Refermons les fosses de Katyn !
La presse allemande, sur l’ordre de Goebbels, continue de dénoncer « le massacre d’officiers polonais par les judéo-bolcheviks », mais les informateurs du parti nazi et des SS signalent que l’évocation des crimes commis par les Juifs et les communistes rappelle « que les SS ont commis des boucheries par les mêmes méthodes dans leur combat contre les Polonais, les Russes, les Juifs ».
Les Allemands disent : « À cause de ces méthodes barbares, il n’y a plus aucune possibilité de voir nos ennemis faire la guerre humainement.
« N’avons-nous pas assassiné des milliers de Juifs ? Les soldats n’ont-ils pas dit et répété que les Juifs en Pologne ont dû creuser leur propre tombe ? »
Tout cela appelle le châtiment.
Des Allemands de plus en plus nombreux pensent que le bombardement des villes du Reich – Cologne, Essen, Hambourg, Berlin – est une « punition de notre peuple par le Seigneur ». Les synagogues, les demeures des Juifs n’ont-elles pas été détruites ? Les familles juives massacrées ?
« Les Juifs nous feront payer les crimes que nous avons commis contre eux ! »
« En assassinant des innocents, nous avons montré à l’ennemi ce qu’il peut nous faire s’il gagne. »
« Les Russes, les Juifs nous tueront comme ils ont tué ces Polonais, comme nous les avons assassinés. »
« La vue des victimes des Russes et des Juifs, l’insistance à montrer les fosses de Katyn rappellent à tous ceux qui pensent – lit-on dans un rapport – les atrocités que nous avons commises en territoire ennemi et même en Allemagne. »
En ce début de l’année 1943, la peur et le sentiment de culpabilité suscitent l’effroi des représailles, la terreur du châtiment.
Les Allemands commencent à prétendre – et à croire – qu’ils ne savaient rien de ce qui a été perpétré par les nazis depuis 1933.
Cette anxiété qui saisit le peuple allemand, les Russes pour d’autres raisons l’éprouvent aussi.
Les conditions de vie et de travail écrasantes ajoutent à l’inquiétude sur le sort des proches, soldats de l’armée Rouge.
En deux années, si l’Allemagne et ses alliés ont perdu 6 400 000 – tués ou prisonniers –, les Soviétiques admettent 4 200 000 tués, prisonniers ou disparus !
On sait l’état-major peu économe des hommes.
On a peur pour les soldats et cela accroît la fatigue née des douze heures de travail par jour. La main-d’œuvre manque et on fait travailler les enfants de quatre à six heures par jour.
Les rations alimentaires sont insuffisantes : ne mangent d’abord que ceux qui travaillent ! Tant pis pour les vieux et les plus jeunes enfants.
On tente de s’approvisionner sur les marchés des kolkhozes mais, comme dans les villes, les prix sont élevés et le marché noir règne.
On espère et on craint la venue de l’été. Les conditions de vie seront moins rudes mais depuis 1941, chaque été a été marqué par une offensive allemande victorieuse.
En ce mois de juin 1943, les Allemands lancent des attaques nocturnes dans la région de Koursk-Orel, pour reconnaître le dispositif de défense russe.
Ils larguent des mines dans la Volga. Ils bombardent Moscou. « Ils ne prendront pas Moscou, écrit Ehrenbourg – le romancier qui, dans La Chute de Paris, a décrit l’entrée des Allemands en juin 1940 dans la capitale – mais ils haïssent Moscou, symbole de leurs échecs, ils essaieront de la défigurer, de l’abîmer. »
En fait, l’armée Rouge dispose d’un imposant armement, de matériel d’origine américaine pour une bonne part.
Les Russes ont la maîtrise du ciel. Ils font des raids incessants sur les communications allemandes, par vagues de 200 bombardiers et de 200 chasseurs, nuit et jour.
Les camions américains se comptent par dizaines de milliers, et donnent à l’armée Rouge une grande mobilité.
Et cependant l’anxiété est sensible.
L’offensive allemande se déclenchera et on la craint.
Dans son ordre du jour de mai 1943, Staline célèbre les victoires anglo-américaines en Tripolitaine, en Libye, en Tunisie, mais il ajoute :
« Toutefois, les catastrophes qui s’abattent sur l’Allemagne et l’Italie ne doivent pas nous inciter à considérer la guerre comme gagnée.
« Des batailles très dures attendent encore l’Union soviétique et ses alliés occidentaux, mais le temps approche où l’armée Rouge et les armées de ses alliés briseront l’échine de la Bête fasciste. »
En fait, plus que les incertitudes de la guerre, Staline craint les arrière-pensées des puissances occidentales, et ces dernières s’inquiètent des projets russes.
Ainsi, les premiers mois de 1943 sont-ils le temps du soupçon.
Les Allemands veulent briser l’alliance anglo-américano-russe, et Staline s’inquiète de l’attitude de ses alliés. Il veut les rassurer. Il donne des gages.
Le 22 mai, il annonce la dissolution du Komintern qui rassemblait tous les partis communistes.
Puis il décide que L’Internationale cesse d’être l’hymne national soviétique.
Cependant, à Londres et à Washington, l’affaire de Katyn a montré la volonté hégémonique de Staline. N’a-t-il pas créé ce Comité de l’Allemagne Libre qui arbore le drapeau noir-blanc-rouge de l’Empire allemand des Hohenzollern ?
Pourquoi regrouper des officiers allemands prisonniers et leur donner la parole, sinon pour contrôler la future Allemagne ?
Mais, s’interroge Staline, pourquoi les Alliés renoncent-ils à ouvrir un second front en Europe et précisément en France ? Staline insiste, martèle des reproches.
« Les troupes soviétiques, écrit-il, se sont battues victorieusement pendant tout l’hiver. Hitler prend maintenant toutes les mesures nécessaires pour renforcer son armée en vue du printemps et de l’été. Il est donc essentiel qu’un grand coup soit frappé à l’ouest. Il serait très périlleux de remettre à plus tard le second front en France. »
Churchill tente de le rassurer, annonce une nouvelle vague de bombardements sur les villes allemandes : Francfort, Essen, Berlin par des vagues de Forteresses volantes opérant de nuit et de jour. Il va, dit-il, envoyer un film montrant des centaines de bombardiers à l’œuvre.
« Ces images feront sans doute plaisir à vos soldats qui ont vu tant de villes russes en ruine », écrit Churchill.
Second front ! Second front ! répète Staline.
Il est furieux, inquiet. Il sent l’offensive allemande d’été imminente. Il écrit à Roosevelt :
« Ainsi, en mai 1943, vous avez décidé avec Churchill de remettre au printemps 1944 l’invasion américaine en Europe occidentale. De nouveau, il va nous falloir combattre seuls. »
Lorsqu’il s’adresse à Churchill, Staline menace.
« Le maintien de notre confiance dans les alliés est mis à rude épreuve », dit-il.
Churchill répond avec la même franchise.
Il n’est pas « impressionné, écrit-il. L’Angleterre a dû combattre seule jusqu’en juin 1941. En ce temps-là, avant juin 1941, les dirigeants communistes caractérisaient le conflit comme une “guerre impérialiste” »…
Après cette passe d’armes, la sagesse et les intérêts l’emportent. Nécessité fait loi. Il faut se faire confiance, oublier – ou plutôt remiser – les griefs. On répète qu’on exigera la reddition inconditionnelle de l’Allemagne et de ses alliés.
Le 11 juin à Moscou, Molotov donne un grand déjeuner pour célébrer l’anniversaire de l’accord soviéto-américain.
Le journaliste Alexander Werth constate : « Molotov se montre extrêmement amical et ne cesse de parler non seulement de la période de la guerre, mais aussi de la coopération future entre les Trois Grands.
« Tous les toasts ont exalté l’association tripartite qui continuerait après la guerre. »