Ce vendredi 1er janvier 1943, en Tripolitaine, le Feldmarschall Erwin Rommel a froid.

« On ne se sent bien au chaud qu’à midi lorsque apparaît un rayon de soleil. Voilà à quoi ne m’avait pas habitué l’Afrique. »


Mais tout a changé en 1942.

Il n’est plus Rommel le victorieux, roulant en tête de l’Afrikakorps et rêvant d’atteindre Le Caire, Suez, le Nil, et donc le cœur de l’Empire britannique.

Les derniers mois de l’année 1942 ont vu la situation militaire se retourner. Les Anglais de la 8e armée de Montgomery ont remporté en octobre la bataille d’El-Alamein.

Selon Rommel, parce que tout l’effort de l’Allemagne a été consacré au front de l’Est il n’a pu qu’organiser la retraite, jusqu’en Tripolitaine. Et, en ce début du mois de janvier 1943, s’il a réussi à reconstituer une ligne de défense, il sait qu’il ne pourra résister à la prochaine offensive anglaise.


Il se souvient d’avoir écrit à son épouse le 30 décembre 1942 :

« Je n’ai pas le moindre doute sur son issue, les forces sont trop inégales. Le ravitaillement est presque tari. L’essence manque. Il nous faut à présent nous rendre à l’inévitable et souhaiter que Dieu veuille encore une fois soutenir notre cause. Je suis allé hier sur le front et j’y retourne aujourd’hui.

« Sur le chemin a surgi notre dîner sous la forme d’une bande de gazelles. L’un des interprètes de l’état-major de l’armée blindée, Armbruster, et moi-même réussissons l’un et l’autre à en abattre une du haut de nos voitures en marche. »

Voilà de quoi faire un « ragoût de gazelle » pour les dîners de cette période de fêtes.


Fêtes ?

« Il fait froid et venteux ! »

Et Rommel ne peut chasser de son esprit l’inquiétude qui l’étreint.

Il y a eu la défaite d’El-Alamein puis le débarquement des Américains en Afrique du Nord, l’installation à Alger du général Giraud qui, après s’être évadé de son « oflag », avoir fait acte d’allégeance à Pétain, s’est rendu en Algérie, a rallié aux Américains les troupes françaises.

Heureusement, l’état-major allemand a réagi avec promptitude, réussissant à débarquer des troupes en Tunisie.

Rommel envisage déjà d’être contraint de faire retraite de Tripolitaine et de Libye, jusqu’à la Tunisie.


Mais quel sera l’avenir des forces allemandes en Méditerranée ? Quel sera l’avenir du Reich, alors que plus de 100 000 hommes de la VIe armée du général Paulus sont encerclés à Stalingrad, et des centaines de milliers d’autres attaqués par les Russes au Caucase, dans la région du Don ?

« Je me fais beaucoup de souci pour ces violents combats qui se déroulent à l’est, à Stalingrad, écrit Rommel. Espérons que nous en sortirons au mieux. Ici, l’armée a un moral excellent.

« Il est bienheureux que les hommes ne sachent pas tout. »


Mais ces soldats croient-ils encore aux promesses du Führer ?

Hitler vient de proclamer dans son ordre du jour de ce vendredi 1er janvier 1943 : « Soyez sûrs d’une chose, il ne peut y avoir dans cette lutte aucun compromis… Après l’hiver, nous nous remettrons en marche. Le jour viendra où une puissance s’écroulera la première. Nous savons que ce ne sera pas l’Allemagne ! »


Rommel songe à ces propos alors qu’il visite en compagnie de quelques officiers de son état-major les ruines de la ville romaine de Leptis Magna, traces d’un empire brisé, envahi, effacé.

« Un professeur italien nous sert de guide et nous fait les honneurs de la place dans un excellent allemand. Mais à vrai dire, le cours de mes pensées va davantage à Montgomery, à la situation sur le front de l’Est qu’à ces vestiges du passé.

« De plus la tension nerveuse et le manque de sommeil des jours précédents commencent à faire sentir leurs effets et nous bâillons à qui mieux mieux. La palme revient à l’officier d’ordonnance du général Bayerlein, le lieutenant von Hardtdegen, qui tombe endormi entre deux statues de dames romaines… »


Cet épuisement que la volonté ne peut pas toujours contenir, Rommel le ressent.

Comme tous les survivants de la Wehrmacht présents sous les armes depuis le début des hostilités en septembre 1939, voilà quarante mois qu’il se bat.

Il n’a pas connu le front de l’Est, ses massacres et ses hécatombes. Ce vendredi 1er janvier 1943, la radio anglaise a annoncé qu’à Stalingrad, en six semaines, 175 000 soldats allemands ont été tués !

Et quel destin pour les 100 000 hommes qui demeurent encerclés dans les décombres de la ville ?

Mais la guerre dans le désert est aussi éprouvante. D’ailleurs, rien ne sert de comparer un front à l’autre : chaque défaite à El-Alamein ou à Stalingrad affaiblit l’Allemagne, non seulement parce que des positions ont été perdues, des centaines de milliers d’hommes sacrifiés en vain, mais encore parce que les peuples d’Europe ne croient plus à la victoire de l’Allemagne.

On court vers l’autre camp, souvent pour faire oublier la « collaboration » avec le nazisme, pour échapper à la débâcle et au châtiment.


L’année 1942 a été ainsi l’année tournante. Un officier anglais prisonnier, interrogé par Rommel, a d’abord répondu :

« 1942, c’est enfin l’année où le jour se lève. »

Et cela vaut pour tous les théâtres d’opérations : le front de l’Est d’abord, mais aussi l’Afrique avec le débarquement en Afrique du Nord des Américains.

Ce n’est pas encore le second front que réclame Staline à ses alliés, mais les Anglo-Américains ont montré qu’ils ont la maîtrise de la Méditerranée et que leurs convois ont réussi à traverser l’Atlantique en dépit des pertes que leur ont infligées les sous-marins allemands (les U-Boote).

Ils ont aussi la maîtrise du ciel, écrasant sous les bombes lancées par des milliers d’avions les villes allemandes, les sites industriels ou les usines et les voies de communication des pays occupés par les Allemands.


Qui pourrait encore croire avec assurance à la victoire de l’Allemagne sinon ceux qui se sont trop engagés dans la collaboration pour espérer être « blanchis » et ceux qui ont ainsi lié leur destin à celui du fascisme et du nazisme ?

En France, Pierre Laval, revenu au pouvoir à la fin de l’année 1942, a fait ce choix en déclarant : « Je souhaite la victoire de l’Allemagne parce que sans elle le bolchevisme demain s’installerait partout. »

Laval analyse le conflit comme une véritable « guerre de religion entre la civilisation européenne et le communisme ».


En fait – et même si Churchill et à un moindre degré Roosevelt ne se font aucune illusion sur le caractère du régime soviétique – à la fin de l’année 1942, les dirigeants alliés savent que Hitler applique « la solution finale au problème juif » : c’est-à-dire l’extermination de millions de personnes – des nouveau-nés aux vieillards. Qui pourrait dans ces conditions s’engager dans des négociations avec l’Allemagne nazie, même si l’on connaît la violence souvent comparable du régime stalinien ?

On veut la destruction de l’Allemagne nazie.

On voit s’organiser partout en Europe des réseaux de résistance nourris par la fuite devant les rafles destinées à fournir de la main-d’œuvre aux usines allemandes (Service du Travail Obligatoire) ou, pire encore, celles qui visent à déporter les Juifs vers des camps d’extermination. Ainsi, la rafle du Vélodrome d’Hiver, à Paris, le 16 juillet 1942, voulue par les Allemands, organisée et réalisée par la police française.


Au vrai, l’évolution de la situation militaire allemande en 1942, le patriotisme des nations, le refus de partir travailler en Allemagne, le rejet de la persécution antisémite, et même les défaites « lointaines » des Japonais devant les Américains (Midway, Guadalcanal) font donc que l’année 1942 est celle où enfin le jour se lève, pour les adversaires de l’Allemagne de Hitler.


Ce vendredi 1er janvier 1943, cela est acquis.

Mais pour autant l’année qui commence sera-t-elle portée par le souffle de la victoire ?

Rien n’est encore gagné en ce mois de janvier 1943.

On connaît la détermination fanatique de Hitler et de son entourage. Goebbels exalte la Totalkrieg et on l’acclame.

Un officier aussi lucide que le Feldmarschall Erwin Rommel écrit à sa femme :

« Pour les combats qui se préparent nous ferons notre devoir comme le pays l’attend de nous. »

À Stalingrad, alors que dans ces premiers jours de janvier 1943 se déchaîne l’artillerie russe, un officier allemand, le colonel Selle, écrit :

« La porte du tombeau est en train de se refermer sur nous. »


Année 1943 : une seule certitude sur ce qui va advenir.

De mille façons, dans le cercueil d’acier qu’est un tank, sous l’amas des décombres d’un immeuble bombardé, pendu à un gibet, abattu d’une balle dans la nuque, tué par un éclat d’obus, brûlé vif, jeté vivant dans une fosse commune, étouffé dans un wagon qui roule vers Auschwitz, ou asphyxié dans une chambre à gaz, et de mille autres façons encore, des millions d’humains vont mourir.

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