25.
Que va faire le Duce ?
À Rome, les conspirateurs monarchistes et les hiérarques fascistes sont sur leurs gardes.
Le plus déterminé des dirigeants fascistes, Dino Grandi, tente une dernière fois de convaincre le Duce – dont il fut dès 1920 l’un des premiers « camarades » – de rompre avec l’Allemagne, de sauver ainsi l’Italie du désastre.
« Tu aurais raison, répond le Duce, si la guerre devait être perdue mais elle sera gagnée. Les Allemands dans quelques jours vont sortir une arme qui changera du tout au tout la situation ! »
Mussolini raccompagne Grandi jusqu’à la porte de l’immense salle dite de la Mappemonde qui, au palazzo Venezia, est le bureau du Duce.
Souriant, il accueille le Feldmarschall Kesselring qui commande les troupes allemandes en Italie.
Celui-ci lui fait part des informations sur la préparation d’un coup d’État contre le Duce. Il se déroulerait à l’occasion de la réunion du Grand Conseil Fasciste du samedi 24 juillet. Le Führer est inquiet, dit Kesselring.
Mussolini hausse les épaules.
« Je ne peux accepter que l’on croie qu’un régime comme le régime fasciste puisse être abattu par quarante ou cinquante conjurés », dit-il.
Et, levant la main, campé comme un César, il ajoute :
« Une parfaite organisation étatique, quatre cent mille hommes d’une milice fidèle et aguerrie, trois millions d’inscrits au Parti fasciste, la masse qui respecte et craint cette puissance, le chef ferme à son poste et plus décidé que jamais, allons donc ! Ne plaisantons pas ! »
Le Duce croit-il lui-même ce qu’il dit ?
Il passe par des phases de plus en plus rapprochées d’abattement et d’exaltation. Il paraît souvent exténué, puis il se redresse, et soliloque, se rend dans les environs de Rome pour passer en revue la Division M, troupe d’élite formée de miliciens fascistes triés sur le volet.
Himmler a livré les meilleures armes allemandes, 32 chars Tigre. Des instructeurs SS ont entraîné les miliciens fascistes.
Le Duce dispose donc d’une garde prétorienne, mais en fera-t-il usage, alors que le pays commence à bouillonner ? Des grèves éclatent à Milan, à Turin. Les bombardements alliés sur les villes italiennes – Rome, Naples, Bologne, Turin – créent un climat de panique et de révolte.
Et l’on sait qu’en Sicile, les soldats italiens se rendent sans combattre, en dépit des rodomontades du Duce et des généraux.
Hitler ne se fait guère d’illusions sur la capacité de résistance de Mussolini et de l’Italie.
Le Führer est rentré de sa rencontre avec le Duce à Feltre inquiet. Le Duce lui est apparu épuisé, incapable d’écouter, demandant à l’interprète, le docteur Schmidt, de lui passer les notes qu’il avait prises.
Il n’a été attentif qu’au moment où le Führer a évoqué les armes nouvelles qui allaient bientôt entrer en action, et particulièrement ce sous-marin capable d’infliger aux Anglais un « véritable Stalingrad ».
Mais le Führer demeure sceptique.
« Il faudrait en Italie, dit-il à Goebbels, prendre des mesures féroces semblables à celles qui furent appliquées par Staline en 1941 ou par les Français en 1917. Seules ces mesures féroces pourraient sauver le Duce. Il faudrait installer une sorte de tribunal, de cour martiale pour supprimer les éléments incontrôlables. »
Mais ce samedi 24 juillet 1943, quand à 17 h 05, Mussolini pénètre dans la salle du Grand Conseil Fasciste, il ne peut pas imaginer que les 26 hommes vêtus de noir qui lui font face sont en majorité décidés à le chasser du pouvoir.
Ces 26 hommes sont ses plus anciens camarades et l’un d’eux, le comte Ciano, dont il a fait un ministre, est son propre gendre, le mari de sa fille, Edda Mussolini.
À son entrée dans la salle du Grand Conseil, le secrétaire du Parti a crié « Saluto al Duce ».
Et les 26 hommes ont levé le bras pour le salut fasciste. Tout est en ordre donc.
Mussolini parle, rend responsables des défaites le maréchal Badoglio, Rommel, l’état-major, les soldats, les Siciliens. Il loue l’Allemagne « qui est venue à notre aide de façon généreuse ».
« Attention, camarades, conclut-il, l’ordre du jour préparé par Dino Grandi et dont j’ai eu connaissance peut mettre en jeu l’existence du régime. Les cercles réactionnaires et antifascistes, les éléments dévoués aux Anglo-Saxons pousseront dans ce sens. »
Le Duce a terminé, il a parlé une heure cinquante. Il s’assoit, pose la main en visière devant ses yeux. La discussion commence.
Dino Grandi se lève, commence à parler d’une voix rauque, lit son ordre du jour qui dépossède le Duce de tous ses pouvoirs, les remet entre les mains du roi, puis emporté par la passion, Grandi lance à Mussolini :
« C’est la dictature qui a perdu la guerre et non le fascisme… Vous vous croyez un soldat, laissez-moi vous dire que l’Italie fut ruinée le jour où vous vous êtes mis les galons de maréchal. »
La séance va se prolonger durant sept heures.
Mussolini paraît détaché, et en même temps confiant. « Le roi et le peuple sont avec moi », murmure-t-il.
Donc il ne démissionnera pas comme le lui suggère Grandi.
« Enlève cet uniforme, lui crie Grandi, arrache ces aigles, reviens à la chemise nue de notre révolution.
— J’ai soixante ans, répond le Duce, après tout, je pourrais appeler ces vingt ans la plus merveilleuse aventure de ma vie, je pourrais mettre fin à l’aventure, mais je ne m’en irai pas. »
On vote.
Dix-neuf voix se prononcent en faveur de l’ordre du jour, 7 contre et l’abstention.
Mussolini se lève en s’appuyant de ses deux poings sur la table. Il a les traits tirés, les gestes lents d’un homme fatigué. Il ramasse ses papiers, semblant brutalement comprendre qu’un événement irréversible vient de se produire.
« Vous avez provoqué la crise du régime », dit-il d’une voix sourde.
L’un de ses partisans s’approche de Ciano.
« Jeune homme, lui dit-il, tu paieras de ton sang ton action de ce soir. »
Ce dimanche 25 juillet 1943 est pour Mussolini sa dernière journée de chef de gouvernement.
Dans l’après-midi, convoqué par le « roi et empereur », Mussolini se voit notifier la nécessité de sa « démission » de chef de gouvernement. Il est remplacé par le « chevalier maréchal d’Italie » Pietro Badoglio. Le roi et empereur assume le commandement des forces armées et le maréchal Badoglio, martial, déclare :
« La guerre continue. L’Italie, gardienne jalouse de ses traditions millénaires, demeure fidèle à la parole donnée. »
La guerre continue.
Qui écoute ces trois mots qui vont peser tragiquement sur le destin de l’Italie ?
On apprend que les carabiniers ont arrêté Mussolini.
La foule déferle dans les rues.
On crie : « À mort Mussolini ! À bas le fascisme ! Evviva il Rè, vive l’armée ! »
« Quel désastre, se lamente le comte Ciano, tout s’effondre. Maintenant, ils vont nous mettre les menottes à nous aussi ! »
Les fascistes se cachent.
Certains hiérarques, tel Farinacci, se réfugient à l’ambassade d’Allemagne.
Les appartements des fascistes les plus connus sont envahis, saccagés. Pas un homme ne se lève pour défendre Mussolini et le régime. La Division M se place aux ordres du roi et de l’armée.
Une seule victime ce 25 juillet, un sénateur, fidèle de toujours de Mussolini, se suicide.
Le 28 juillet, le Parti fasciste est dissous, et Mussolini, prisonnier du « roi », est transporté d’île en île, car on craint une opération des parachutistes allemands.
Il passe ainsi de l’île de Ponza à celle de Maddalena et de là on le transporte au sommet du Gran Sasso, une cime de 2 172 mètres d’altitude située au cœur des Apennins.
Mussolini est installé à l’hôtel du Campo Imperatore.
Il lit, joue aux cartes avec ses gardiens, répète que les Anglais ne le prendront pas vivant. Et souvent, il ajoute :
« Être libéré par les Allemands signifierait mon retour au gouvernement sous la protection des baïonnettes de Hitler ; ce serait la plus grande humiliation qui pourrait m’être infligée. »
Mais la guerre aux côtés des Allemands continue.
Qui est dupe ?
Des émissaires du roi et du maréchal Badoglio sont arrivés à Madrid, puis ils se rendent à Lisbonne. Les contacts avec les Alliés – le général Bedell Smith, envoyé d’Eisenhower – sont pris. Le général américain est brutal : l’armistice n’est pas à discuter, la reddition ne peut être que sans condition.
Or la situation en Italie évolue vite.
Les bombardements « terroristes » sur les grandes villes se succèdent. L’enthousiasme des 25 et 26 juillet est retombé et a fait place au désarroi devant cette guerre qui continue, plus cruelle que jamais. On a faim. Les victimes des bombardements sont de plus en plus nombreuses.
Pourquoi continuer cette guerre ?
Le 17 août à 20 h 15, le maréchal Badoglio parle à la radio :
« Italiens !
« Je prends pour la première fois la parole pour me tourner vers nos frères bien-aimés de la Sicile martyrisée. Après une vigoureuse défense qui honore hautement les troupes italo-allemandes, tout le territoire sacré de l’île a dû être abandonné. »
Partout, les groupes antifascistes se constituent, se manifestent, réclament un gouvernement démocratique.
On entend des orateurs, on lit des tracts qui déclarent :
« Oui, la guerre continue mais contre l’Allemagne. Pour cela il n’y a qu’un moyen : l’insurrection populaire. »
Dès le 27 juillet à la radio d’Alger, de Gaulle a déclaré :
« La chute de Mussolini est le signe éclatant de la défaite certaine de l’Axe.
« Elle est en même temps la preuve de l’échec de ce système politique, social et moral, qualifié de totalitarisme qui prétendait acheter la grandeur au prix de la liberté…
« La chute de Mussolini est pour la France la première revanche de la justice. »