21.
Qui a trahi Mars et Rex, le chef de l’Armée Secrète et le président du CNR ?
Cette question taraude de Gaulle et tous ceux qui voyaient dans ces deux hommes l’incarnation la plus pure du courage et du patriotisme.
Qui a trahi ?
Ce René Hardi, du mouvement Combat, qui a caché qu’il avait été arrêté par la Gestapo et qui se trouvait à Caluire, alors que rien ne justifiait sa présence dans la maison du docteur Dugoujon, où sont réunis autour de Moulin les chefs de la Résistance ?
Hardi qui réussira à s’évader, et qu’aucun des hommes de la Gestapo ne réussira à atteindre alors qu’il court à découvert.
Qui a trahi ?
Derrière Hardi, il y a peut-être des agents des services secrets alliés qui veulent affaiblir de Gaulle.
Et que penser des communistes, qui sont des combattants antinazis efficaces mais qui jouent leur jeu ?
Et parfois certains résistants combattent de Gaulle parce qu’on le dit tombé aux mains des communistes.
Et Jean Moulin ? N’était-il pas durant le Front populaire membre du cabinet du ministre Pierre Cot, accusé d’être proche des Soviétiques, voire l’un de leurs agents ?
Or il est si facile pour se débarrasser de rivaux, d’adversaires, de les dénoncer aux Allemands !
Et il suffit peut-être d’un enchaînement de circonstances, du non-respect des règles élémentaires de la clandestinité pour que le cataclysme des arrestations se produise.
Mais en ces derniers jours de juin et ce début de juillet 1943, certains résistants et les groupes qu’ils dirigent échafaudent des plans pour libérer Moulin, attaquer la prison de Montluc, où ils veulent croire qu’il est encore détenu, donc vivant.
En fait, Max a été transféré à Paris, pauvre corps brisé, défiguré par la torture.
Il est sans doute mort le 8 juillet 1943, au cours de son transport en Allemagne. Est-il mort à Metz ou à Francfort ?
Le 9 juillet, son corps est ramené à Paris, et il est incinéré au crématorium du Père-Lachaise.
Son corps n’a pas été enseveli dans la « bonne et sainte » terre de France qu’a évoquée de Gaulle.
Avec la mort de Jean Moulin, une page de la Résistance est tournée mais le combat continue.
Il faut d’abord rassurer les résistants qui lisent dans la presse de la collaboration que « l’armée du crime est décapitée ».
Alors, dans leurs numéros du mois de juillet, les journaux clandestins publient une « mise en garde » du CNR !
« La propagande ennemie a exagéré à dessein l’importance de quelques arrestations opérées à Lyon. Le Conseil National de la Résistance informe le pays qu’aucun organisme d’importance décisive n’a été atteint… »
Le CNR appelle à « redoubler de vigilance contre les agents de l’ennemi qui essaieraient de se glisser dans leurs rangs ».
Ils sont souvent « facilement décelables » par le fait que, tout en affirmant leur haine de l’Allemand, ils s’efforcent d’opposer entre eux les Français d’opinions différentes en se servant notamment de l’épouvantail du « bolchevisme » dont Hitler s’est constamment servi pour affaiblir ses adversaires.
« Enfin, le CNR met en garde les Français contre la campagne de faux documents soi-disant trouvés à Lyon. Cette campagne a pour but de diviser les Français de plus en plus unis… »
Le sont-ils vraiment ?
La disparition de Moulin a affaibli le CNR. Les rivalités entre résistants, entre maquis existent. On se méfie des communistes qui multiplient sabotages et attentats, mais qu’on soupçonne de vouloir contrôler et dominer les résistants.
Mais personne ne peut nier leur audace et leur résolution.
Le groupe Manouchian, de la Main-d’Œuvre Immigrée (MOI), a attaqué durant le mois de juillet 1943 des casernes occupées par la Wehrmacht, des autobus remplis de soldats allemands, fait dérailler plusieurs trains, abattu des officiers, organisé un attentat – qui a échoué – contre le Feldmarschall von Rundstedt.
Les FTPF, émanation du Parti communiste, ont un bilan aussi riche que celui du groupe Manouchian.
Leur chef, Charles Tillon, écrit le 6 août au général de Gaulle d’égal à égal :
« Les FTP se permettent de vous adresser cette lettre pour vous donner leur point de vue sur les tâches, les possibilités et les besoins actuels de la Résistance en France. »
En fait, Tillon se plaint de recevoir une aide insuffisante de la part du Comité Français de Libération Nationale (CFLN).
Il souhaite « entraîner des masses de plus en plus larges de jeunes réfractaires à la guérilla immédiate ».
Tillon réclame des armes :
« Nous vous promettons, mon Général, de bien les employer. »
Tillon ne reçoit pas de réponse. Qui peut affirmer, en cet été 1943, que les communistes ne pensent pas seulement à l’« insurrection nationale » contre l’occupant, mais aussi à la prise du pouvoir une fois la Libération intervenue ?
Mais ces arrière-pensées, ces rivalités, ces suspicions n’apparaissent pas aux habitants de Marseille, de Grenoble, de Saint-Étienne, de Clermont-Ferrand, des villes de la région parisienne, du Havre, qui voient défiler des milliers de manifestants le 14 juillet 1943, chantant La Marseillaise, célébrant, drapeaux tricolores déployés, la fête nationale.
Ces cortèges patriotiques rassemblent 50 000 citoyens à Marseille, 15 000 à Grenoble…
Quant aux FTPF, ils attaquent un détachement allemand avenue de la Grande-Armée, tout près de la place de l’Étoile.
La répression s’abat sur ces « terroristes ». Ils sont pourchassés par des Brigades spéciales de la police « française », torturés, jugés par des « sections spéciales » de magistrats « français », condamnés à mort.
Ainsi Marcel Langer, fondateur d’un groupe de FTPF, est-il guillotiné dans la cour de la prison de Toulouse, le 23 juillet 1943, après un implacable réquisitoire du procureur général Lespinasse. Ce magistrat sera abattu par des camarades de Langer, le 10 octobre 1943.
Ainsi s’esquisse, en cet été 1943, les traits d’une guerre civile en France, entre la minorité résolue des collaborateurs et les résistants, minorité eux aussi, mais bénéficiant de la sympathie active de la population.
Les Français n’aspirent qu’à la Libération. Ils rejettent le Service du Travail Obligatoire (500 750 requis sont partis en Allemagne) ou les nouvelles mesures antisémites.
En août 1943, Darquier de Pellepoix – qui est à la tête du Commissariat aux Questions Juives – prépare un projet de loi qui prévoit la dénaturalisation de tous les Juifs français, de leurs femmes et de leurs enfants, ce qui entraînerait d’office leur arrestation et leur déportation.
Assez ! C’est le cri intérieur des Français. Assez !
Ils rêvent à ce jour du Débarquement – ce mot murmuré, répété sans fin – qui apportera la Libération.
Mais quand les Américains débarqueront-ils ?
À l’automne 1943 ? Au printemps 1944 ? Chacun s’interroge, attend, espère.
Le 10 juillet, les Anglo-Américains ont débarqué en Sicile. Mais les Français ont été tenus à l’écart de cette opération. On s’étonne. Pourquoi a-t-on choisi de prendre pied en Europe, à la pointe la plus éloignée de la France et de l’Allemagne, dans cette immense île qui est au bout de la botte italienne ?
Pourquoi n’a-t-on pas consulté les Français alors qu’un accord est en passe d’être conclu entre de Gaulle et Giraud, l’un devenant le seul président effectif du Comité Français de Libération Nationale, l’autre – Giraud – gardant son titre présidentiel sans en exercer les fonctions et nommé au commandement des forces militaires qui comptent plusieurs centaines de millions d’hommes ?
C’est d’eux que parle de Gaulle, le 14 juillet, place du Forum à Alger, devant une foule immense couronnée de drapeaux.
Il exalte, « après trois années d’indicibles épreuves, le peuple français qui reparaît en masse, rassemblé, enthousiaste sous les plis de son drapeau ».
« Français ! Ah ! Français ! lance de Gaulle, il y a quinze cents ans que nous sommes la France et il y a quinze cents ans que la patrie demeure vivante dans ses douleurs et dans ses gloires. L’épreuve présente n’est pas terminée, mais voici qu’au loin se dessine la fin du pire drame de notre Histoire… »
Chacun de ces mots avive l’impatience et l’espérance.